mercredi 16 août 2017

quand as-tu appris les gestes adultes ? c'est à dire que tu les appris, que tu te souviens de tes premiers cafés au lait avant d'aller au collège et tu étais presque toute fière de t'y mettre (en fait tu étais insomniaque et il fallait se lever tôt, tu en avais besoin et ce n'était pas une coquetterie). mais à quel moment as tu commencé à commander des cafés et à quel moment les serveurs t'en ont proposé tout naturellement en fin de repas ? à quel moment, lorsque le matin tu prépares ton café, tes gestes ont pris cet air d'évidence, de rituel ? à quel moment as-tu arrêter de remarquer que tu buvais du café?


certains soirs et après-midi il est difficile de rentrer chez soi et de savoir qu'il faudra exécuter des gestes, travailler, laver, se mettre au lit sous le regard de personne, pas même sous le regard de dieu. on peut alors avoir l'impression que le seul fait de rentrer chez soi, de fermer la porte à clé et d'enlever son manteau à quelque chose d'une sorte de cérémonie : la cérémonie de tout ce qui sera fait sous le regard de personne. et être entre quatre murs au calme, peut avoir parfois quelque chose d'insatisfaisant, comme si rentrer chez soi ne voulait pas dire autre chose que soustraire à tous les regards, s'obliger à mettre fin au dialogue des regards. les bibliothèques ont cette fonction de permettre à tout le monde de travailler en étant vu, donc de mieux travailler. tu peux parfois avoir de la difficulté à te mettre au travail comme si ton propre regard sur toi-même n'était jamais totalement suffisant, gratifiant.

à tout moment une marche dans Paris peut basculer dans une sorte de cauchemar, comme si la ville enfilait subitement un masque de laideur et de violence qui emporte tout avec lui. Paris peut-être laide mais il serait plus pertinent de dire qu'elle peut surtout être méchante, inhospitalière, faisant défiler devant le promeneur toutes les pires grimaces dont elle est capable. Un mélange écoeurant de puanteur et d'hygiénisme qu'aucune vitrine d'aucun café ou boutique à la mode ne parvient à farder, c'est même tout le contraire, ils défigurent la ville, nie sa grisaille et son usure accueillante par leur éternel apparence de nouveauté.

enfermés dans nos petits studios, dans nos petites boîtes aux loyers durement payés (par papa maman ou par la sueur de notre front), c'est le prix à payer pour avoir une petite boîte dans paris, pour pouvoir y être et s'y reposer, se reposer et penser à paris. pour bien penser à paris il faut y être, et y être en habitant une petite boîte. On a beaucoup marché, la tête est enflée de mille idées, de mille projets et de mille fantasmes qui seront pour la plupart sacrifiés, la tête déborde tellement, c'est comme une ivresse dont nous fait don la ville, et on doit rentrer chez soi et faire ce qu'on peut avec, soit la dissiper doucement, attendre, se calmer, soit la saisir fermement, l'exciter. On rentre la tête pleine d'un vertige d'idées, et on travaille à nos idées dans nos petites usines individuelles en surchauffe, on essaye de les faire sortir, qu'elles existent ailleurs, qu'elles se confrontent à la pierre de la capitale, au béton de la capitale, à son exigence carnassière. La ville nous demande beaucoup, nous prend beaucoup, peut-être ne peut-on y habiter que si d'abord elle nous prend tout, peut-être qu'on ne peut y vivre que si nous sommes constamment sur les rotules.

lu toute la première partie de l'autobiographie de Sarah Bernhardt, l'enfance est prodigieuse, elle veut être religieuse, finit par être actrice sur le conseil des adultes qui l'entoure. C'est une jeune fille riche, bien entourée, gâtée et capricieuse, turbulente et pleine d'électricité, habitée par une ferveur, une mystique qui, semble-t-il, n'attendait que le théâtre pour se canaliser, ou alors la religion. Toute cette partie ferait un merveilleux film. Lu quelques chapitres des mémoires de Marlène Dietrich: il est toujours touchant de voir une grande actrice, une grande comédienne revenir sur son parcours, justifiant l'exercice par la volonté de faire taire les rumeurs et de rétablir ainsi la vérité. Elles ne voulaient pas forcément l'écrire cette autobio, mais elles y ont été contraintes, loin de toute envie narcissique.
Toujours cette façon extrêmement touchante et maladroite d'avoir encore quelque chose à prouver, de se donner une dernière fois un beau et grand rôle, de noter un compliment ou de retranscrire une critique élogieuse parue il y a des décennies. Bernhardt en héroïne de guerre, Dietrich en mère attentive. Il y a dans les mémoires d'actrices (Bergman, Tierney, Davis, Dietrich, Bernhardt) quelque chose de la petite fille qui mime l'exercice d'écriture plein de sagessse, la maturité. Or au détour de quelques phrases on devine qu'elles ruminent encore les coups bas et les rivalités. Rien ne s'apaise, tout est encore à vif. Il suffit de s'en référer aux dernières pages pour voir qu'aucune n'a de leçon à tirer. Elles sont démunies, pleurent leurs morts et ne triomphent sur rien. Elles ne livrent aucun secret car elles ne savent pas vivre. Le souvenir d'autobiographie la plus triste reste celui de Gene Tierney et le fil rouge de la dépression contre lequel elle se bat, une vie passée dans un sentiment d'irréalité (comme certains de ses rôles), perçue à travers le voile d'une migraine persistante. L'autobiographie comme exercice contreproductif, qui rend informe, déchirant, ce qu'on pensait absolument cohérent, absolument romanesque. Les ascensions et les grandes vies n'existent que de loin.


Supporter très mal de vivre sous un rapport, de s'envisager soi-même par le biais d'un autre regard que le sien. Le vrai confort a toujours été pour moi de me soustraire à tous les regards : des amis, des connaissances. S'extraire de tout effort social, baigner dans son jus. Il reste toujours un petit trac, un fond d'appréhension à l'approche d'un rendez vous avec un ami, comme s'il fallait sortir de chez soi et forcément entrer en scène, même si c'est sous les yeux d'une seule personne. Sensation similaire d'inconfort avec les commerçants, les serveurs (mais qui se dissipe progressivement, avant c'était maladif), les médecins. Je n'aime pas non plus être transportée (des années sans avion), être réduite à un statut qui pourrait se résumer à celui de "française qui voyage", avec sa valise, son petit magazine et son mécontentement dès lors qu'il y a du retard. La subite impression de m'écraser en statistique.

Vacances dans la famille de T. dans la grande maison avec la piscine. Fascination absolue pour ses parents que j'observe du coin de l'oeil. Ils travaillent la journée, reviennent le soir sans présenter aucun signe de fatigue, préparent gaiement le dîner et s'attablent ensemble. Lorsqu'on débarrasse la table et que je les vois ranger la cuisine ensemble en se parlant tout doucement, comme s'ils manigançaient leur bonheur. Cette seule vision est à elle seule des vacances. Je pense alors à ma vie, mon studio, à tout ce qui m'entoure et qui est noué, étriqué, angoissé. Ici je fais du vélo, je fais la sieste, je bronze un peu et c'est comme si je repartais progressivement à la conquête de mon corps et de mes gestes. Quand je mange je me dis "je mange", quand je ne fais rien je me dis "je ne fais rien" ou du moins je m'obstine  à me le dire. C'est toujours un peu dur d'appuyer sur cette sensation, de la faire rougeoyer pour qu'il n'y ait plus qu'elle, c'est un drôle d'état de vigilance, le seul vrai repos dont je sois capable. A Marseille ou Bordeaux je me levais à 14 heures et j'essayais de penser égoïstement à la journée. Marcher longtemps, choisir méticuleusement le restaurant du soir et parler de bouffe, lire le journal dans un parc, prendre deux bains si j'ai envie de prendre deux bains, manger une glace si je tombe sur un glacier, dépenser l'argent sans compter. J'essaye de me faire végétative, c'est un art en soi, et de ne plus me torturer par l'idée d'une quelconque productivité - il est de plus en plus difficile d'accepter d'être inutile. Je ne travaille pas pour me rendre utile, mais parce que si je m'arrête mon monde s'effondre.
Peu à peu j'y arrive, l'esprit suit le geste, le geste persuade peu à peu l'esprit.
  J'essaye de faire reculer la tempête sous le crâne, surtout le soir, lorsque tout se met à se ramifier indéfiniment - les ambitions, les angoisses, telle chose que j'aurais pu mieux faire, tel souvenir qui revient, tel vestige d'une colère qui date d'il y a un an. J'ai l'impression que le passé n'existe pas dans ma tête, il n'y a qu'une scène avec un perpétuel reflux d'obsessions plus ou moins datées. J'essaye de rendre tout dérisoire à part le repos, j'essaye d'avoir envie d'aller mieux, d'être une vraie française en vacances, comme à la télé.


Un miroir grossissant fait apparaître notre peau comme un tissu uniquement composé d'imperfections. Le problème n'est pas notre peau, c'est le miroir grossissant. Si au lieu de m'ausculter devant le miroir j'y jetais un simple coup d'oeil, je ne verrais pas ce que je n'ai pas envie de voir (les boutons, les crevasses, les veinules). Il en va de même pour les pensées : il faut à tout prix éviter le miroir grossissant, simplement jeter un oeil distrait sur ce que l'on pense plutôt que de s'enfoncer dans les boutons et les crevasses de l'âme.

Mot qui revient souvent chez Sylvia Plath : neige
Mot qui revient souvent chez Pierre Michon : pain


Lire de grands stylistes, comme pour s'imprégner, agrandir ses forces au moment de l'écriture, se faire une haute idée de ce qui doit être dit et comment il doit être dit. Se nourrir de la vigueur et de la sève d'autres écrivains qui ne laissent jamais en paix aucune de leur phrase. Tout est parfaitement affûté, rythmique. Le risque dans l'écriture c'est de travailler à tailler des phrases, des paragraphes, et puis, par fatigue ou négligence, laisser des pans entiers mal habillés, des lieux communs se glisser dans l'écriture. Parfois j'ai le sentiment que ce qui est écrit le plus simplement du monde est tout simplement mal écrit. Pourtant le relâchement fait partie du style, et il faut savoir agencer les bosses et les creux, les montées de style (comme on parle de montée de drogue) et les moments plus lâches, mais ces moments doivent appartenir à la simplicité, à la blancheur, et non pas au langage commun, aux idées creuses, aux métaphores éculées. Les refrains et les couplets, les chemins entêtants et les petits ponts qui y mènent. Lire donc pour muscler son propre style, écrire avec dans la tête la musique d'un autre, imiter voire réutiliser les formules d'un autre comme Pierre Michon explique qu'il y a des phrases entières de Rimbaud recopiées dans ses propres livres mais que personne ne les voit. Emprunt et hommage, façon de dire qu'on ne peut pas mieux le dire.


Se ménager une période d'ascétisme studieux, mais à Paris, ce qui rend l'ascétisme légèrement mesquin et parodique. On aimerait pouvoir emprunter la maison de campagne d'un ami, s'y cloîtrer, travailler bien et beaucoup et prendre le soleil. Ce sera finalement Paris, la ville grise en plein mois d'août, le petit studio, celui de tous les jours : manger des pâtes et du riz et des pâtes et des fruits. Des pommes de terre. Lire beaucoup, prendre des notes, écrire, et faire taire une sorte d'insatisfaction de fond qui voudrait que l'on soit ailleurs et que l'on s'amuse. Les journées sont répétitives, on craint de se laisser aller à une forme de folie, celle qui dénoue les gestes de la société, qui vous rend bègue devant la pharmacienne. Parfois je me lève avec l'envie irrépressible de me jeter dehors, de marcher, de me dépenser, et je me sors comme on sortirait le chien. Le moindre motif suffit : racheter des médicaments, avoir envie d'un livre, faire les courses ou passer à la Poste.  Les amis travaillent ou sont en vacances et il y a, dans l'absolu, personne avec qui prendre rendez-vous - mais en même temps on ne cherche pas très loin. On aimerait manger des choses nouvelles, boire et discuter, ne pas compter ses gestes, mais on est comme tenu à l'obligation du travail qui doit avancer et devant laquelle on a désormais plus aucune excuse. Il faut absolument avancer. Le temps s'étale devant nous et l'on risque de regretter le moment où les obligations et le travail reprendra. Alors faire de ce temps une chance à saisir, sous peine de regrets, et malgré l'impatience. L'assiette de riz on la mange avec la frugalité et la modestie de l'étudiant en période d'examens, de la petite souris travailleuse qui n'a pas le temps ni la patience de préparer autre chose, qui entame une pause, prend de l'énergie; l'assiette de riz, comme n'importe quelle lecture, se retrouvera dans le texte, infléchira peut-être une phrase.
Je retrouve d'ailleurs une version améliorée de mes années fac, celle où on l'on se débattait contre dix pages de philo, où il fallait harmoniser tout un éventail de citations ramassées ça et là, la nouer et la couler à l'intérieur de la fluidité d'une dissertation.
C'est un travail ardu, où l'on se cogne contre ses propres insuffisances, son incapacité à attraper le bon mot - par insuffisance du vocabulaire, de l'imagination. Parfois, éreintée par la rage de l'expression qui ne vient pas, je me mets à dire haut et fort des onomatopées comme pour dénouer la langue.
Un jour sur deux ça ne veut pas. Mais très vite je comprends que le travail acharné, le fait d'y revenir, de retenter, d'y passer plusieurs jours, permet d'atteindre la satisfaction, la plénitude de la chose bien exprimée. Ce travail que tu n'oses pas regarder dans les yeux cet après-midi, parce que tu sais que ce ne sera que souffrance, frustration, lutte avec toi-même, recherche vaine du mot parfait, celui que tu ne connais pas, qui n'est pas dans les dictionnaires de synonymes. Il y a pourtant la fierté d'être en train d'accomplir le contraire même de la paresse, quelque chose de plus grand que soit, qu'on n'était certainement pas obligé d'entreprendre. Se rendre absolument meilleur, plus persévérant, plus solide, plus adulte, par un travail de longue haleine; il fallait bien que ça arrive.

Il suffit de s'isoler quelques jours pour comprendre à quoi servent les amis, la sociabilité. A ne pas devenir tout à fait muet, à ne pas devenir tout à fait bègue devant n'importe quel commerçant. A ne pas devenir un petit animal fragile qui ne supporte plus les bruits des gens dans les cafés, les bruits des voiture, les bruits du samedi. C'est comme une corne qui se forme tout autour du corps et de la pensée, et qui la rend moins vulnérable, moins écorchée. Quand je sors peu et que je ne vois personne j'ai l'impression que mes sens ont retrouvé une sorte d'hypersensibilité, d'irritabilité de petite vieille. Avoir des amis, une vie sociale permet de passer devant une terrasse de café et de comprendre pourquoi les gens s'y agglutinent, boivent et parlent - on sait qu'un jour ça peut aussi nous tomber dessus, qu'on peut être à son tour l'idiot sociable du solitaire qui passait dans le coin.


jeudi 9 février 2017

Paris pue


De même qu'il y a eu trop de tristesse, des sanglots au milieu d'une partie quelconque de la nuit, il y a aussi parfois, en ce moment, trop de bonheur, comme d'innombrables touffes qui me sortent par la bouche, les yeux, le ventre. Une lumière qui me rentre par le dos et me ressort par les yeux, me pétrifie; je suis persuadée que la lumière est capable de glaciation.


Il est difficile de ne pas penser que notre corps est le centre du monde, difficile de ne pas penser que c'est à partir de lui et de sa position (de centre toujours en mouvement) que le monde se configure, que les objets du monde se placent. Le monde n'est pas autour de nous. Je me souviens du jour où j'ai réalisé les véritables dimensions de mon corps, où je me suis rendue compte de ce que j'étais pour n'importe quel passant : une toute petite jeune femme. Qui à force de se scruter dans le miroir a cru un moment que son visage était la lune ou le soleil, alors qu'il n'est qu'un tout petit ovale de chair et d'inquiétude déposé au milieu d'une immensité chaotique dénuée de centre.


Prendre tout ce qu'il est possible de prendre à la vie jusqu'à se brûler le bout des doigts,  jusqu'à ce que ce qui a été pris finisse par tomber par terre, tellement nous avons les bras chargés de choses brûlantes et contradictoires.

Il faudrait pouvoir écrire sur la timidité et en faire plus qu'une certaine attitude face à certaines situations particulières, un véritable mode d'être, un tremblement face à la vie et aux êtres, le tremblement d'une vie qui veut quelque chose mais n'ose le demander qu'en s'en détournant (ne pas regarder quelqu'un qu'on désire dans les yeux). Peut être que la timidité est le voile de pudeur autour duquel s'enroule la volonté.

Il faut être un désert d'immaturité, de violence, d'instincts désorientés et d'aveuglement, où se ménagent ça et là quelques oasis de maturité qui ne sont que les étapes successives vers un autre bout de désert, une immaturité plus intense, qui jouit de plus en plus d'elle-même.


Me concernant écrire n'est pas la conséquence d'une sorte de facilité qu'il y aurait à articuler ce qu'on pense dans les mots. C'est tout le contraire : écrire pour moi c'est avoir un problème avec le langage, c'est soigner ma pensée bègue, c'est faire plus d'effort que les autres pour dire les choses. Il n'y a que par cela que j'arrive à m'expliquer le fait qu'écrire soit si éprouvant et en même temps si euphorisant : c'est gravir une petite montagne de rien du tout, réussir à faire un pas.

Banalité : les adultes ont été des enfants. C'est-à-dire que dans leur âge adulte ils ont emporté avec eu quelque chose de ses traits de caractères relevés par leurs professeurs dans leur bulletin de notes. De ces défauts qu'on leur reprochait, et restés jusqu'à aujourd'hui, encore non corrigés, désormais libres de s'épanouir; car on ne demande pas à un adulte de changer. Comme si en scrutant nos photos de classe on pouvait déjà remonter à la source d'une personnalité, d'un caractère, distraitement figés dans une pose de photo de classe, exhibés et soulignés par les postures endimanchées : "je suis comme ça".

Pour qui vit loin de sa famille, pour qui vit seul dans son petit studio, les boulangères et les pharmaciennes viennent prolonger les gestes maternels, soignés les affamés-migraineux urbains que nous sommes tous. Achat de doliprane le dimanche soir, sandwich un jour de semaine, à 16 heures, comme des enfants perdus, structurés par rien, déréglés et esseulés. Lorsqu'elles nous servent, leurs mains sont pleine de cette netteté compassionnelle.

Pulsion de voyeurisme parisien : rentrer à la tombée de la nuit, après avoir fait des courses, lever les yeux et scruter furtivement à l'intérieur des appartements éclairés et animés. Avoir le coeur serré et rêver d'enfouir sa tête dans le canapé d'un inconnu, de s'engouffrer dans une domesticité qui n'est pas la sienne, de se glisser dans ces petits recoins d'ombre, derrière un étudiant qui cuisine pour lui, ou d'une femme légèrement souriante qui consulte facebook.

Vivre seul, être adulte, responsable : passer une grande partie de son temps à exécuter des gestes de survie inconscients, à préparer le jour : laver le linge, plier les chaussettes, faire les courses, la vaisselle, faire la cuisine, débarrasser, laver le sol, racheter ce qui manque, vérifier ce qui manque. Avec le sentiment que tous ses gestes se font pour un double de soi-même, un soi-même déchargé de toutes corvées, qui prend place dans l'ordre installé et dérange tout de son existence princière.

J'ai des amis, très cultivés et très sobres, qui semblent détenir leur sensibilité au fond d'eux-mêmes. Ils n'estiment pas que celle-ci ait à s'épancher, à s'exhiber. Lorsqu'ils parlent de roman et me conseillent des films ou des lectures, ils en parlent en jetant sur leurs propos un voile de pudeur analytique. On devine leur sensibilité plus grande que les autres, ils ont tout lu, tout vu, ont été touchés de mille façons, leur sensibilité s'est déployée, se raffine de jour en jour, mais ils ne tiennent pas forcément à le faire savoir. Tout se trouve au-dedans d'eux-mêmes, jalousement scellé. Mais leur personnalité est une sorte de somme de tout ce qu'ils ont ingurgité. A force de garder trop de choses en soi, un parfum finit par émaner du coffre fort, se glisse entre les interstices.

Discussion avec un ami, de ces vagues connaissances qui nous désarment en exposant leur détresse publiquement. Ces personnes juste à côté de nous, qui n'arrivent plus à gagner leur vie, à trouver du travail, alors qu'à un moment, tout allait bien pour elle. D'autres personnes, très isolées, semble insensiblement basculer vers une sorte de démence, qui au lieu de se vivre dans le secret d'une vie pour soi, explose publiquement sur les réseaux sociaux. On peut y voir une succession de malheurs, mais aussi une certaine façon qu'à la grande ville, qu'à notre petit milieu, d'évincer des personnes de la grande fiction de tout ce qui tient debout, de tout ce qui arrive à tenir. Comme si ces personnes nous rappelaient que nous étions dans une énorme partie de chaise musicale. Le plus triste est cette façon insensible, susurrée qu'a le milieu de se faire comprendre, d'exercer sa violence : il n'y a pas de place pour tout le monde. C'est un effritement progressif, un effondrement par étapes. On sait également que notre agitation, notre obsession du travail et de l'activité n'est qu'une façon de prendre tous les jours un peu d'avance sur notre potentielle éviction du jeu. Toute notre énergie consiste à faire collectivement exister une idée très fragile, qu'il est possible de vivre de ce que l'on aime.


Flaubert : le roman moderne ne contient plus le monde, ni la possibilité d'un récit d'apprentissage. Seulement d'un surplace idiot, où les passions ne sont pas autre chose que l'illusion que quelque chose se passe, l'illusion d'un événement. Madame Bovary est l'histoire d'une expérience du monde impossible, d'une âme acharnée, trop pleine du désir de vivre quelque chose face à une réalité qui ne répond plus. Bovary veut la vie. S'y prend-t-elle seulement mal ? Elle a lu les mauvais livres, on lui a trop dit qu'il y avait quelque chose à vivre, que la réalité n'était pas indifférente mais avait quelque chose à offrir. S'esquisse la piste que c'est sa propre bêtise qui l'empêche d'avoir à vivre quelque chose, mais aussi la médiocrité alentour, la bêtise des autres, qui n'est pas exactement du même ressort que la sienne. Flaubert nous dit qu'il n'y a rien de pire, de plus suffocant, de plus mortifère que la bêtise. On ne peut pas désirer vivre quelque chose et haïr autant le réel. Face à elle les hommes, les petits notables, la bourgeoisie provinciale fait bloc, pour que rien ne lui arrive jamais. Le réel est haïssable, la France est haïssable, bétonnée de toutes parts pour qu'aucun désir ne s'y engouffre plus. On peut seulement autopsier ce grand corps pourri.
Et l'adultère est ce qu'il reste à vivre lorsqu'il n'y a plus rien à vivre, lorsqu'on a tout essayé, le dernier petit frisson, la dernière convulsion. Le poison n'empoisonne pas, il est, dans le roman, l'évident remède, la dernière gorgée d'amertume, que déjà, d'une autre manière, Bovary avalait déjà à petite dose chaque jour de son existence. La plus grande passion de Bovary aura été son ennui.

Au contraire, chez Dickens, point d'acmé du roman d'apprentissage, ce n'est pas les héros qui vont au devant de la vie, mais les événements qui leur tombent dessus. La vie est événementielle, les prises de conscience sont perpétuelles : de quoi Bovary aura-t-elle pris conscience ? Qu'a-t-elle appris ? Absolument rien.
Chez Dickens, la pauvreté et les malheurs sont grands, palpables, non pas réduits à être des petites entailles narcissiques, des contrariétés. La peine est immense, les bonheurs aussi. La question est toujours la suivante : qu'est-ce qui dans cette peine, dans ce bonheur, dans la rencontre avec tel personnage, m'a été enseigné, m'a élevé ? Tout est éclairé à la lumière de l'apprentissage, d'un cheminement cahotant vers la lumière. Plume désormais apaisé, réconcilié, de l'homme revenant sur ses souvenirs pour restituer toute sa place et son importance à chaque souvenir, à chaque obstacle, chaque malheur. Tout est matière à déclic, comme étincelle qui fait advenir un niveau supérieur de conscience. La vie offre le monde, elle donne tout à vivre, et la communauté affective, un peuple à lui tout seul, un nuancier qui égrène tout ce que la sensibilité est capable d'éprouver.

Bovary : une ramification d'échecs, loin du roman d'initiation qui est une seule et même courbe ascendante. La puissance de Dickens vient de ce que le cheminement ne se trouve dans aucune partie, mais se déduit de l'ensemble. Chaque petite saynète qui semble fonctionner en vase clos est la pièce mémorielle et secrète d'un tableau plus large, d'un monde intime.
Flaubert écrit au dessus de ses personnages, depuis sa position d'ironiste démiurge. C'est un écrivain qui écrit à contre-coeur, plongeant sa plume dans une liqueur de dégoût pour ses personnages et ses situations. Le liquide noir que crache Bovary après avoir pris de l'arsenic n'est que la matière avec laquelle Flaubert écrit et prévisualise son roman. Il y a quelque chose d'admirable à voir un écrivain se forcer à un travail qui l’écœure, qui se force, chaque jour à sa table, à avaler sa petite dose de poison littéraire. Il sait que son avis, ses sentiments, ses préférences importent peu au regard de l'entreprise littéraire. Et puis, il faut bien entretenir cette fonction d'écrivain démiurgique pour mettre à distance, et donc voir cette bêtise humaine, qui est forcément aussi celle de l'écrivain. Il faut la mettre devant soi, la recracher, la faire étrangère à soi, pour pouvoir l'examiner. Flaubert-écrivain ne se trouve pas dégoûtant, lui.

"Flaubert a fait deux parts dans son existence : l'une qui relève de la condition commune et dont il se détourne - "vivre ne nous regarde pas" - l'autre qui le met en familiarité avec les grands esprits créateurs, les "colosses" qui "épouvantent". L'artiste triomphe du bourgeois en s'interdisant les billevesées de tous ordres que celui-ci nourrit : il "ne doit avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune conviction sociale". Il se consacre à mieux : "juger" la vie, "c'est-à-dire la peindre".