dimanche 30 novembre 2014

10 septembre - 27 novembre

10 septembre

Je me souviens d'un été où je squattais pendant quelques jours l'appartement de JD, le copain de Juliette. Il y avait eu malentendu sur le jour de leur venue et je m'étais fixée en tête de tout nettoyer avant mon départ, évidemment. Je reçois un sms de Juliette me disant qu'ils viennent de rentrer et que mes affaires sont encore là, je lui explique le malentendu et me précipite pour rentrer et tout embarquer, embarrassée d'avoir laissé mon bordel en ayant pourtant prévu de rendre l'appart tel que je l'avais trouvé, voire même encore plus propre. Je me souviens de ce que m'avait répondu Juliette, plus attendrie qu'énervée de voir mes affaires éparpillées. Je me souviens vaguement d'une tasse de thé laissée sur le bureau, d'escarpins nonchalamment renversés sur le côté, de maquillage, de chemises étalées. Elle m'avait écrit quelque chose qui indiquait que c'était beau de voir mes affaires ainsi, que j'étais "une petite femme" et qu'elle venait de le réaliser. J'avais totalement et absolument compris l'idée, compris ce qu'elle avait pu ressentir. Compris qu'elle avait eu accès en mon absence à mon monde privé, à mon monde sans les autres, à des traces de moi. A ce qui se passe quand on me laisse m'épanouir dans un lieu sans me demander de ranger. C'était mon ordre à moi, mon ordre féminin, et ma féminité ne pouvait que s'exprimer par ses débris, ses objets posés là sans aucun calcul mais qui se répondaient, inévitablement, dans le peu d'espace qui les séparait. Escarpin, tasse de thé, maquillage, vêtements.
Je me souviens également qu'il faisait très chaud, j'étais alors en jupe et je me sens toujours doublement perdue quand je suis en jupe, doublement trainée dans la rue, plus passive qu'active. J'étais dans un piteux état, un chagrin d'amour un peu bizarre, abattue, doublement abattue à l'idée de rentrer chez moi avec ma valise, de tout remballer et de devoir m'établir plus loin, dans un lieu exigu, la demeure familiale, où toute idée d'éparpillement devait être contenue. Mon chaos féminin rentré en moi. Donnez moi un espace, laissez moi infuser quelques jours et déjà vous aurez l'occasion de m'y retrouver, de voir ma façon à moi de marquer mon territoire, de baliser le terrain, de le faire tenir avec mes choses.
Parfois je regarde les objets qui composent mon environnement, ce que j'ai pu assembler sans y prendre garde : bureau, table de chevet, sac à main que je vide pour faire le tri : clé, bonbons, barrette, paracétamol, rouge à lèvres en tout genre, mouchoir, livre, pièces que je prends l'habitude de balancer dans mon sac, ticket de caisse et de cinéma. Je me surprends à y entrevoir ce qu'on pourrait appeler vaguement ma personnalité. J'ai déjà écrit sur ce sujet mais je reste stupéfaite par la façon dont les objets, leur agencement, une pièce accaparée par nos affaires peut autant nous ressembler. C'est nous entièrement, matériellement, nous sans nous, donc doublement nous : sans calcul, sans paraître, sans politesse ni retenue. Nous quand nous prenons d'assaut un espace, quand nous nous étendons.
 Nous avons choisi chacun de ses objets individuellement et aujourd'hui ils se répondent les uns les autres dans un espace à nous, le seul qui puisse nous appartenir dans l'immensité du monde, de la ville. Je repense à ces fois où je pénètre pour la première fois l'espace privé d'une connaissance : le sentiment d'atterrir dans une forme de tanière, de pénétrer l'intérieur d'un crâne.
Je suis devenue progressivement entourée d'objets que j'ai choisi, que j'ai acheté avec un argent que j'ai moi-même gagné : mes dépenses inconsidérées et mes dépenses plus raisonnables, ce manteau cher acheté sur un coup de tête alors que je venais de recevoir ma paye. Ses cahiers bon marché mais jolis quand même, faute de pouvoir mettre vingt euros dans un Moleskine. J'ai transformé l'argent en objets qui me ressemblent et me prolongent, dont j'use, qui font tellement partie de moi que je les manipule sans y prendre garde, sans les regarder. Indifférente à leur charme, oublieuse du jour où je les ai choisis. Et la chemise neuve et favorite ira retrouver les vieilles chemises qui me lassent depuis longtemps. Elles parleront de moi ensemble.

16 octobre

Traverse des crises de moins en moins compartimentées, de plus en plus diffuses, avec le sentiment qu'il ne s'agira jamais de se relever, simplement de vivre sur ses dernières ressources ou ses réserves. Comme une nuit à vivre avec très peu de cigarettes en réserve. Tout me fatigue et plus rien ne me repose ni ne me régénère. Je suis comme une plaie géante qui s'infecte, je pourrais pleurer pour un rien, et en même temps je me sens tout à la fois écorchée et insensible, à deux doigts de pleurer ou simplement de m'endormir. C'est comme un long monologue à jouer sur scène, sauf qu'il est interminable et que je suis toujours à deux doigts de fléchir, d'oublier une ligne, de m'évanouir. En tout cas l'impression très très claire de vivre en actrice, d'être à la hauteur des événements uniquement en passant du côté des apparences, c'est à dire en singeant la compétence pour enfin l'atteindre. Ajoutez à cela le sentiment d'imposture concernant les plus petites tâches, dans le minimum qu'on puisse me demander : babysitting, échanges prosaïques avec un vendeur. J'ai l'impression que les mots exagèrent toujours un peu trop ce que je vis au plus profond de moi-même, le dire c'est déjà l'exagérer, mais pour le faire vivre je ne peux pas faire autrement. Le sol se fissure par plusieurs endroits et bientôt toutes ses fissures se rejoindront. Plein de petites crises partout, à chaque instant, mes nerfs qui tirent et s'emmêlent, des accès d'émotions n'importe quand, une désaffection profonde pour beaucoup de monde, une misanthropie globale. Et le plus important de tout cela est cette conviction en arrière-fond : celle d'être dans la vérité. J'ai l'impression de m'apitoyer sur les catastrophes passées, présentes et à venir, les miennes et celle des autres. J'emporte tout et j'englobe tout dans mon mal et il n'y a aucune limite.


27 octobre

Parfois je me figure la vie des gens : leurs besoins, leurs prétentions au bonheur, leur intelligence, leurs passe-temps, leur alimentation, leur sommeil, leurs objets, leurs amours. Et je finis par trouver totalement aberrant de prétendre à autant de choses dans la vie, à se sentir suffisamment consistant, constistué, pour demander sa part du gâteau (je ne sais pas à qui appartient le gâteau). C'est un sentiment qui ne m'a jamais quitté, qui revient à des moments précis, lorsque j'ai l'occasion d'observer cette vie, lorsqu'on m'introduit chez les autres. Jee reste persuadée que tout au fond de l'ego se trouve d'abord et avant tout le sérieux, comme élément constituant. Parfois, me figurer ce sérieux de la vie des gens me donne des vertiges et m'inspire un profond dégoût.


Le sentiment amoureux n'a pas besoin d'être explicité avec certaines personnes, avec certains de ses amis par exemple. Le déclarer consisterait à tout détruire,  mais l'amitié ne fonctionne et ne produit que grâce à ce non-dit.

13 novembre

J'ai eu mille fois l'envie d'écrire, mais à chaque fois je trouvais des prétextes pour m'humilier moi-même, c'est comme si je me dédoublais intérieurement et que je me disais que ça n'en valait pas la peine. Ni pour moi, ni pour les autres. Je crois qu'il y a plusieurs choses : la peur d'expliciter certaines choses douloureuses et leur fabriquer une sorte d'écrin qui viendrait leur conférer l'importance qu'elles n'ont pas, mon narcissisme fatigué, un engourdissement global qui m'empêche de croire encore à ce que je projette de faire. Je tends vaguement le bras puis il retombe. L'envie de ne pas prêter sa voix à ce qui mérite de simplement passer sans qu'on s'arrête dessus. Je me sens à la fois abattue et dans la vie, et comme toujours les choses que je craignais et qui me faisaient peur, je les ai laissées arriver sans les remarquer.

La crainte de l'avenir est une folie mentale, intellectuelle, quand les choses craintes arrivent enfin, le corps y trouve sa place, de façon animale, aveugle, inconsciente.

19 novembre

Entre deux jours pleins, le jour vide. A plusieurs reprises je descends de chez moi avec des buts un peu vagues, et je parcours mon nouveau quartier, à chaque fois par un chemin différent. Samedi : marcher le long du canal St-martin jusqu'à Pantin, aujourd'hui j'ai marché vers la station Louis Blanc pour enfin rejoindre la Gare de l'est. Lorsque j'ai habité 10 jours chez Anne-Laure je faisais la même chose, je me souviens être rentrée à pied de mon babysitting Place de Clichy, et d'avoir remonté le Boulevard Magenta et ses nombreuses boutiques de costumes de mariage. Tout ce Paris je ne le connaissais pas avant récemment, ou du moins je pouvais m'y rendre ponctuellement par le métro, sans avoir l'occasion de raccorder les différents quartiers par la marche. Je me souviens d'une promenade où mon état coïncidait parfaitement avec les rues que je sillonnais. Le mot qui ne cessait de me revenir en tête était le suivant : impossible. Impossible était la ville et son agencement, impossible était son urbanisme, impossible la pérennité des centaines d'instituts de beauté de Strasbourg St-Denis et Château d'Eau. C'était pour moi comme une image de la vie et de ce que je pensais d'elle, qui se matérialisait devant moi : l'impossible était devenu possible. Paris tient de la même façon que tient la vie : les deux ne peuvent tenir qu'en étant toujours menacés par leur effrondrement. A cette époque, l'époque de la balade estivale, je me souviens que c'était moi-même qui allait m'effondrer. J'avais beaucoup de travail et clairement aucune possibilité de me reposer sur quelqu'un, de vider ma tête dans celle d'un ami. J'étais prise au piège dans un appartement qui n'était pas le mien, littéralement enfermée dans mon crâne, passant mes journées à reporter le travail, à écouter un album de Nick Cave en entier pour reprendre des forces (j'ai appris plus tard que j'avais dérangé les voisins avec ma musique et que personne n'avait osé me prévenir).

Lorsqu'on habite Paris, on a l'impression d'intégrer une sorte d'énorme jeu avec ses règles arbitraires. Nous la sillonnons en étant à chaque instant conscient qu'il nous faut survivre et que nous croisons sur notre chemin d'autres survivants. Je comprends tout à fait que le jeu n'en vaille pas la chandelle, je comprends ce qu'il peut y avoir d'incompréhensible dans Paris : cette ville est une aberration de chaque instant, mais à force de l'observer et de la sillonner, à force d'avoir envie d'elle on finit par se durcir la peau, par être un de ses rouages, un de ses complices, par aller aussi vite qu'elle. Ou du moins, pour être plus précise, je pense que les parisiens sont pleinement parisiens parce qu'ils n'acceptent jamais Paris, du moins dans le discours. Ils jouent son jeu dans la pratique mais se refusent à y adhérer par le discours.

25 novembre

Anticiper jusqu'à la folie, jusqu'à ce qu'on soit prisonnier de son propre cerveau. C'est une sorte de connivence, d'intelligence avec l'avenir. On sait où vont les choses, on se dirige vers elle comme vers des choses du passé, on marche vers ses souvenirs prospectifs.

Le visage a toujours été pour moi cette zone non anticipable, non appréhendable. Par nos rendez-vous répétés j'ai le sentiment de prendre son visage sous diverses perspectives, diverses lumières. Je tourne autour de lui : je l'enregistre par plusieurs angles différents jusqu'à en faire cette somme toujours mouvante.

27 novembre
Il est plus jeune que moi, j'ai répondu  à son mail avec trois mois de retard. . Au deuxième rendez-vous je ne l'ai pas reconnu, j'avais le sentiment qu'une autre personne se présentait à moi, il m'avait donné le sentiment d'un jeune étudiant gratifié par ma présence, reconnaissant, malin et un peu perdu dans ses années fac brumeuses et oisives, pas nécessairement inquiété par la suite des événements. Un étudiant que j'aurais pu croiser en TD quand j'étais moi-même étudiante. Quelque chose me dégoûtait un peu, je lui en voulais d'être si jeune, je trouvais ça insolent, j'avais le sentiment d'être vieille et laide devant lui. Au café je voyais mon reflet dans la vitre située derrière lui : mon visage était gonflée et cernée. Au deuxième rendez-vous, toujours dans ce même bar, à force de parler et de sourire mon visage était tiraillé, je le sentais comme fatigué par une soirée de grimaces. Depuis que je le connais mon visage et mon corps me dégoûtent, je ne les trouve pas comme il faut pour lui, alors même que nous ne nous connaissons que depuis une semaine. Au premier rendez vous, sans connaître grand chose de lui, j'avais l'espoir honteux qu'il me plaise. Que ce rendez vous soit autre chose que cordial, et en même temps cet espoir me dégoûtait - l'espoir d'une vieille célibataire libidineuse, c'est au fond l'effet que je me fais à moi-même, sans exagération. En lui parlant, en lui donnant ce qu'il avait envie d'entendre et même plus j'ai eu le sentiment de le corrompre autant que de le charmer, ça me paraissait facile.
J'ai autant peur de trop aimer que de ne pas assez aimer, d'avoir mal que de lui faire du mal. Ca me terrifie autant que ça m'électrise : il m'apparaît que la vie n'est pas ailleurs que dans cette intensité.