dimanche 15 juin 2014

23 janvier
Les gens que l'on juge ne font pas forcément ce qu'ils estiment être le mieux, peut-être trouvent-ils eux-mêmes que le résultat est faible. Mais on part du principe que quelque chose qui est fait est la meilleure chose que pouvait faire cette personne et qu'elle la considère comme telle, comme le meilleur d'elle-même.

Retour en anonymie : mettre un goûter dans son sac, enfiler sa parka et partir à l'aventure, c'est-à-dire au cinéma. Avec un plaisir que je n'avais pas eu depuis longtemps, le plaisir des retrouvailles après un peu plus d'une semaine de séparation. The Store de Wiseman, ces mains qui touchent : les diamants, les fourrures, la soie d'une robe. On pourrait sortir mille poncifs sur le film : dénonciation en règle du fonctionnement d'un grand magasin à Dallas, culture du management, consumérisme, blablabla, mais ce qui me frappe dans le film, au-delà du discours qu'on peut y mettre, c'est ce regard et ces doigts portés sur la marchandise, cette jupe qu'une cliente essaye et qui monopolise l'attention de trois personnes. Cette jupe, cet émeraude sont comme des écrans, et ce grand magasin n'est qu'une sorte d'usine à produire de "l'à côté" pour le regard.


24 janvier
Il m'appelle pour me dire qu'il n'a pas le temps de me parler mais qu'on se verra début février, puis il dit "je t'embrasse" et me fait toute une série de bisous au téléphone, "mouah mouah mouah mouah, mouah mouah". Je rigole.

Sur le trajet du retour je me regarde toujours dans le grand miroir qui fait office de façade à un salon de coiffure. Je regarde mon visage et, tout en le trouvant potable, je ne cesse de me demander comment il peut me trouver jolie.

Plus tard, miroir de l'ascenseur : je me demande si je suis capable de me lancer à corps perdu dans le travail, dans un travail quelconque, et oublier un certain temps de m'intéresser à des garçons. Couper ce câble où circule le désir entre moi et les autres. L'ascèse, l'autosuffisance jusqu'à ce que quelque chose de très sérieux pointe son nez. Pas avant.

30 janvier

Promenade dans le froid avec un ciel gris que je trouvais particulièrement lumineux. J'ai marché, acheté un sandwich vers Beaubourg, que j'ai mangé en partie en marchant, en partie en regardant le ciel à côté des pigeons. Tout reprenait un peu de sa solidité, de sa texture, sous ce ciel, le réel avait quelque chose de bétonné. C'était peut-être le fait de n'être pas sortie la veille, j'ai trouvé réjouissant de pouvoir profiter d'une journée grise, de pouvoir profiter d'une météo "négative" .Vu Rancho Notorious de Lang dans une salle convenablement remplie pour une séance à 16 heures. J'adore l'Action Christine, je n'arrive pas à décrire ce que je ressens à l'idée d'aller voir un film là-bas, je crois que ça se rapproche de la quiétude absolue, d'un bonheur qui ne dit pas son nom, de peur que cela soit trop de bonheur.

1 février
A deux heures nous marchons ensemble dans la rue, cela fait longtemps qu'on ne s'est pas vus et comme à son habitude il a une liste précise des choses dont nous devons parler. Nous les égrainons progressivement, nous cherchons un café d'ouvert. Tout est fermé à part une boîte de nuit de musique créole. Je ne me sens pas d'y aller mais lui décide qu'on y va. Nous dansons pendant des heures, je le sers fort, l'agrippe avec mes bras de toutes les façons possibles. J'ai le sentiment que notre relation n'est faite que de hasards clandestins, nous nous voyons de plus en plus souvent la nuit, et très peu. Présents l'un à l'autre en de rares occasions, ceci n'arrive pourtant pas à masquer le fait que de façon plus générale une quelconque relation entre nous est définitivement impossible, son absence est aussi concrète que sa présence. Il me dit "il faut que tu trouves quelqu'un d'ici quinze jours". Je lui dis "je sens que je ne vais pas être heureuse en amour", il me dit que je suis folle.

6 février
Partie chercher mes diplômes de licence et master à Tolbiac, puis après-midi avec N. dans le froid et le soleil. Sa bonne humeur, son humour, sa façon péremptoire de répondre à mes questions naïves que je ne peux poser qu'à lui : "est-ce qu'on peut être con et réussir un film ? Est-ce qu'on doit être cultivé pour faire un film ?" Il répond. Au café des célébrités passent devant nous. J'ai déjeuné d'un hot-dog très bon et d'un éclair au chocolat très bon aussi, mangé en marchant dans la ville. J'ose le port de lunette de soleil, notre marche est vigoureuse. Il me montre son échange de sms avec L., il sait que j'aime ça, le bonheur conjugal en un SMS : "Je vais essayer d'être là à 18h15 pour qu'on puisse faire les courses ensemble". Puis nous nous quittons, et j'ai une heure à tuer avant le baby-sitting, je marche de Châtelet jusqu'à Gare de l'Est, je vois la nuit tomber, ça s'agite devant les sorties de métro, frénésie urbaine, lumière de la ville, vendredi soir, une plénitude s'empare de moi, et le mot "allégresse" apparaît dans ma tête, c'est un mot qui est de couleur jaune soleil.


"J'ai essayé de t'emmener au musée, au théâtre, je t'ai même proposé sur un coup de folie de partir quelques jours en vacances, si tu m'avais prise au sérieux j'aurais fini par me prendre moi-même au sérieux et par le faire vraiment. J'ai essayé de t'emmener dans des endroits où tu ne vas jamais, et dans des endroits où je vais de plus en plus rarement mais dont j'aurais pris plaisir à les visiter avec toi, à te les montrer comme si je les connaissais très bien - et je les connais bien parce que toi tu les connais très peu. De fait je les connais mieux que toi, mais pas mieux que les autres. Je crois qu'au fond nous n'avons pas fait les choses qui auraient pu nous rapprocher, qui auraient fait qu'on se serait rapprochés malgré nous : les bons gestes, les bonnes sorties.
Après ce film américain, tu te sentais "corrompu", c'était ton mot, et je t'ai senti lointain. Tu es bien la seule personne qui peut se chagriner profondément d'un désaccord concernant un film. Imperturbablement tu t'éloignais de moi, à cause d'un film que je n'aimais pas vraiment (comment aurais-je pu savoir, je ne l'avais pas encore vu). Tu aurais dû te pencher vers moi et me dire que tu voulais t'en aller, quitter la salle, on aurait peut-être passé une heure à s'embrasser. Tu cultivais ce mélange de pudeur et d'humeur fougueuse, tu m'assurais qu'il ne fallait plus s'embrasser pour ensuite te vautrer comme un chien fou sur ma nuque.
Il y avait des moments où, ta fougue, amplifiée par l'alcool, devenait difficile à maîtriser, c'était des moments où tu ne t'appartenais plus, où tu me sautais dessus, où tu prenais à témoin les serveuses et t'amusait à leur faire croire que nous étions en pleine scène de ménage. Je devais m'excuser auprès d'elles, dans un rire bon enfant, car tu es toujours très drôle quand tu t'emportes devant les gens qui travaillent. Ce sont les seuls témoins anonymes de notre relation, je n'oserais pas dire amour. Peut-être repensent-ils parfois à tes éclats au cours de la journée, peut-être pensent-ils à nous et nous trouvent-ils antipathiques. Ce qu'il y avait de beau c'est que tu étais toi, que j'étais moi et que nous marchions longuement l'un à côté de l'autre pour nous persuadés que nous pouvions être ensemble. "

8 février
L'impression que parfois la frustration, le manque, n'est que l'envers de la plénitude. J'ai parfois l'impression de désirer à la cantonade. Je ne saurais dire si c'est moi qui me dilue dans mon environnement ou si c'est lui que je porte en moi.

10 février
Discuter prend beaucoup de temps. Ces dernières journées je n'ai fait que parler, voir des films et marcher. J'ai les pensées ébouriffées, et je ne sais pas dans quelle mesure marcher et parler m'aide à démêler tout ça. Je crois qu'il y a dans la marche un état physique propice à l'état gazeux de la pensée : on ne le clarifie pas, on ne fait qu'amplifier cet état, comme si en marchant, la pensée se mettait à mousser. Et dans la discussion une façon de trancher dans le vif, de quadriller cet état en lui donnant une direction. D'un seul coup, une pensée confuse se solidifie pour de bon dans une tournure bien précise, tournure dont on se resservira par la suite.

J'ai parlé toute la nuit avec H. sur internet, deux nuits d'affilée, j'ai retrouvé la transe des discussions nocturnes que je pouvais avoir plus jeune sur MSN. Je me demande encore ce qu'il me reste de ces heures et de ces jours passés à échanger avec des jeunes gens, parfois avec la webcam. L'image qu'il me reste c'était qu'on cherchait à se réchauffer en se serrant les uns contre les autres. J'avais à cet âge (entre 10 et 16 ans disons) un besoin dévorant d'amour et internet était la promesse sans cesse renouvelée qu'on pouvait, à toute heure de la journée, trouver quelqu'un qui puisse me répondre.

Après deux nuits à discuter je propose à F. un cinéma, tout va très vite, je me trouve entreprenante mais après tout, pourquoi attendre et pourquoi avoir honte . Peur et excitation à l'idée de le voir, j'ai mille fois vécu ça, les trajets de métro avec la peur au ventre, la peur de la rencontre. J'ai rendez-vous en un point précis et plus je me rapproche de ce point, de ce foyer, plus mon corps se dérobe : le coeur palpite, c'est le grand rendez-vous avec l'Autre.

Dimanche, nuit déserte, nous devions voir le Miyazaki, finalement l'heure de la séance passe, on continue à discuter, puis nous allons dans un autre bar. Mon mal de crâne devient de plus en plus insistant, les cafés n'ont pas le droit de délivrer de l'aspirine, déjà plus de métro. Je n'ai jamais été raisonnable, je n'ai jamais couru pour prendre le dernier métro si le moment que je passais méritait de se poursuivre. Je n'aime pas être à la merci de ce genre de détail pratique et ce soir, après cette journée passée à dormir je réserve mon temps à cette personne que je ne connais pas et avec qui je discute. C'est peut-être dans cette envie dévorante de parler, dans cette façon de discuter sans compter que se manifeste le plus clairement notre vulnérabilité. Deux inconnus qui se retrouvent dans une ville noire, vide et froide et se parlent comme on décide de prendre appui sur l'autre pour se reposer.

Quiétude profonde de la nuit, que nous connaissons bien chacun de notre côté et qu'il est réconfortant de mettre en commun. Agréable aussi, de nous parler face à face et non plus derrière nos écrans, mais que ce face à face soit quand même l'exact prolongement de nos conversations passées, teintés de la même solitude.
Les conversations débutent par le milieu, on se confie, on passe à des choses intimes sans que les choses plus banales ait été dites. Découvrir une personne c'est parcourir des surfaces dans tous les sens (des surfaces empilées d'idées, de pensées, de faits biographiques, chronologiques) et faire que les périmètres parcourus finissent enfin par se rejoindre, de haut en bas, de gauche à droite, finissant de composer une surface plane qui serait comme l'exacte image de cette personne.

15 février
 Ce qu'il faut de temps pour rencontrer et connaître quelqu'un, il en faut tellement que parfois cela doit se faire contre le monde, contre un certain quadrillage de la journée. Aussi nous dormons à six heures pour nous lever à midi, là nous traînons au lit environ deux heures puis nous buvons du café au salon, nous décollons enfin vers 17 heures pour aller à la Poste et manger des frites. Sur le chemin nous achetons des clopes, des tickets pour le loto de la Saint-Valentin, puis comme je connais aussi bien son quartier que lui, nous commentons les boutiques devant lesquelles nous passons en nous chamaillant sur l'idée de nous tenir ou non la main, le bras, l'épaule, "je pensais que tu étais contre".

Soirée chez R. où, comme à notre habitude, je me retrouve à parler avec Juliette. Cinq ans après nous sommes toujours ce vieux couple qui ne se mêle pas aux autres, comme les tantes Simpson. Elle avait un joli haut blanc un peu en mohair, le blanc éclairci bien son visage.

16 février
 Depuis quelques semaines mes journées parcourent toutes les couleurs du spectre du bonheur, tantôt joie, tantôt allégresse, tantôt c'est un  bonheur emprunt d'une grande solennité. Le bonheur ne va évidemment pas sans des moments d'angoisse, de communion avec quelque chose de plus fort et de plus haut que moi, c'est ce sentiment de frustration-plénitude décrit plus haut. C'est le moment où le sentiment n'a plus de filet de sécurité et ne connaît alors plus de limite d'intensité.

Sentiment de m'être presque totalement détachée de l'emprise de V., du mal qu'il fait aux femmes, du modèle qu'il pouvait être pour moi. Je me rappelle maintenant avec quelle insistance je comparais son vampirisme à celui de Hantise de Cukor, il se moquait de moi, trouvait ça méchant, maus au fond il 'y avait rien de plus vrai même si la comparaison à un personnage de film donne l'impression de dramatiser un peu.
Il est aussi agréable que déplaisant de se rendre compte qu'on tenait quelqu'un pour un modèle, qu'on se pensait par rapport à lui, qu'en se comparant on dénombrait alors ses lacunes et qu'on était prête à les combler. Ce moment où l'on essaye d'être meilleur en étant comme cette personne permet de progresser, d'apprendre, mais cette influence possède sa propre limite : on ne saurait être différent de nous-même. Je suis donc contente d'être revenue à moi et la première chose que je retiens de cette relation c'est qu'il me faut creuser ma propre voie. Il faut apprendre à ne plus accepter d'être changée par les gens, et apprendre à ne pas vouloir les changer, à les aimer comme ils sont. Je passe beaucoup de temps à chercher chez les gens ce qui n'y est pas, ce que j'aimerais y trouver au lieu de me mettre à les explorer.

"Mais ma tante ne me dit-elle pas que la chose dont j'ai le plus besoin c'est d'apprendre à me pardonner ? Je me compare toujours à un modèle parfait et qui ne peut exister." La Chartreuse de Parme.

11 mai
Ecrire me permet de me rappeler qu'en février ça allait bien, c'est déjà pas mal. Lors de mon entretien avec Desplechin nous avons assez longuement parlé du fait qu'il trouvait la vie ennuyeuse. Drôle parce que j'avais préparé tout un passage sur ce sujet dans l'idée de révéler sa mauvaise foi ou son côté poseur, du coup j'insistais : "vous pensez vraiment que la vie est ennuyeuse ? C'est pas un lieu commun ?". Quelques jours après cet entretien c'est comme si une malédiction s'était abattue sur moi, comme si les mots de Desplechin commençaient progressivement à faire effet sur ma vie. Plus d'un mois après je suis capable de dire que j'ai quasiment fait mienne l'idée de Desplechin ou que du moins je commence à comprendre comment une personne comme lui peut penser une chose pareille, cela ne me paraît plus si aberrant. Il suffit de voir ses films pour se rendre compte qu'ils sont quasiment formulés comme des remèdes contre l'ennui : ce sont des déclarations de guerre adressées à des personnes réelles. La question n'est pas de savoir si ces guerres sont justifiées, elles permettent simplement à D. d'instiller de la violence à même sa vie. Et la violence s'assimile au surgissement de la fiction : la vie est ennuyeuse parce que les rapports y sont émoussés, tandis que le propre de la fiction est d'aimer ou de haïr intensément. Chez D. la haine lui permet de faire surgir la fiction, nous fait directement basculer du côté du mythe : on aime haïr, il suffit de penser à ses films pour s'en rendre compte. Peut-être que jusque-là tout ce que j'ai fait dans ma vie présupposait aussi cet ennui. Aujourd'hui que cette pensée est devenue consciente je la trouve à peine supportable


29 mai
J'ai l'impression qu'il faut que je me repose de tout : je me repose après l'activité, puis je dois ensuite me reposer de m'être trop reposée. Je pourrais me chercher des prétextes à l'infini. Je me sens faible, malade (la crève) et fatiguée. Ce problème a toujours été le mien, j'en parle comme de la paresse ou de mon "besoin de dormir" aux autres mais je sens qu'au fond il faut arrêter de m'auto-flageller et assumer entièrement le fait que vivre me fatigue énormément, jusqu'à vite me déprimer. Une fois que tout le monde aura compris ce trait de mon caractère, que j'annonce trop souvent comme passager, alors on acceptera que je me déplace toujours avec mon oreiller.

C'est bien de pouvoir se dire que toute situation possède son issue minimale : le sommeil.

Le problème de cette fatigue est simple : elle terrasse tout le sens sur son passage, rien n'y résiste, rien n'est plus solide qu'autre chose. Et on doit pourtant évoluer, choisir et encore vivre dans ses conditions, au milieu de ce monde mou. Il suffit de se projeter dans un monde encore chargé de sens et de solidité et se dire : "et si tout allait bien comment faudrait-il agir ? Qu'est-ce que je choisirai ?". Parfois l'imagination est comme le canot de sauvetage de la rationalité.

15 juin

Je me sens idiote et je le sens idiot. Lui est idiot parce qu'il n'arrive pas à me parler, moi je suis idiote parce que je vois bien qu'il aimerait pouvoir me dire que je le suis. Aussi parce que je ne suis pas digne de son amour pour moi et que ça l'énerve, comme si je ne l'aidais pas à porter sa grosse valise pleine d'amour alors que moi-même j'ai les mains vides. L'amour est trop lourd, peut-être que j'aime le susciter, le voir naître et puis me barrer avant que cela devienne trop sérieux. En pensant à lui je sens que son amour pour moi est un "mauvais don", qu'il aimerait me dire "laisse toi aimer, tu ne te rends pas compte". Il faudrait pouvoir désigner celui qui, de nous deux, est aveugle : lui aveuglé par l'amour, moi aveuglée par le fait de ne pas voir son amour.
Les histoires d'amour ne sont pas bien pratiques, c'est la seule chose qu'on ait trouvé pour pallier à notre pragmatisme, à ce surplus de fonctionnalité, à nos rues et nos intérieurs pleins de lignes et d'angles droits - excès, don, gâchis.

La rhétorique du désir, c'est la séduction, on en dit plus que ce qu'on pense, on précise, on affûte ce gros bloc de désir gras pour le faire passer pour ce qu'il n'est pas. On joue avec les mots et uniquement avec eux; l'amour, lui, les fait tomber.