vendredi 15 juillet 2011

"L'existence deviendrait intolérable pour certains si tout contact entre deux personnes entraînait le partage des épreuves, des soucis et des secrets personnels. C'est ce qu'illustre l'exemple d'un homme qui, désireux de dîner en toute quiétude, recourrait aux services d'une serveuse de restaurant plutôt qu'à ceux de son épouse."
La mise en scène de la vie quotidienne - Erving Goffman

Dimanche
J'avais pour habitude de me mettre toujours au premier ou deuxième rang dans la salle de cinéma, je savais que, contrairement à ce que les gens pensent, on y voit très bien, c'est calculé pour qu'on y soit bien, mais puisque les gens pensent qu'on n'y voit rien, qu'on n'a pas assez de recul par rapport à l'écran, ils ne s'y mettent jamais. Même quand une salle est pleine il y a toujours la garantie de trouver des places libres au premier rang et on est assurés d'y être tranquille, à portée d'aucun bruit, d'aucune gêne car on réduit le nombre de ses voisins : personne devant nous, parfois personne à notre gauche ou à notre droite, parfois personne ni à gauche ni à droite. Être plus au fond ou plus au milieu c'est obligatoirement prendre le risque d'être la victime d'un spectateur.
Devant, on est submergé par l'image parce qu'on échappe tout à fait au cadre, on ne se situe pas en face de l'écran mais on y est comme à ses pieds et l'image naît par le bas, notre regard parcourt l'écran de bas en haut; placé au centre de la salle l'image naît par le milieu et se déploie des quatre cotés. Au premier rang les arêtes du cadre n'existe absolument pas, il n'y a que le champ, l'espace imaginaire, le regard ne connaît d'autres que limites que celles des contours estompés des objets et des visages, l'horizon de l'image ne se casse pas puisqu'il n'est pas dans le champ de vision du regard, on peut tout au plus en voir un.
Étant arrivée en retard à une séance je n'ai pas cherché à m'aventurer à mon premier rang et suis restée très derrière. On y est très bien, il y a un vrai plaisir à l'idée d'être bien placé face à l'écran, l'image ne nous échappe pas et c'est beaucoup plus confortable pour l'aller-retour entre les sous-titres et l'image. Trop devant on nie le cadre et la salle entière pour entrer dans le champ, on cherche un rapport sans médiation. Une connaissance adepte du deuxième rang me disait que l'image arrivait avec du retard dans les derniers rangs. Au premier rang on ne veut pas échapper à l'image, on est dans une distance impliquée : c'est au premier rang que l'on jugera le mieux. Derrière on s'inscrit dans un agencement : la salle, les fauteuils, parfois même on peut se concentrer sur les rangées de siège, la forme des crânes et parfois, de biais, le mystère des visages impassibles ou vaguement amusés devant l'écran. Cela devrait être interdit de regarder un visage pris dans une histoire, il est ouvert et puisqu'il se donne à l'histoire nous en profitons pour nous infiltrer, pour qu'il se donne à nous sans qu'il sache qu'il se donne.

Mercredi
Vu un mauvais film en pensant que Juliette me l'avait conseillé, nous sommes tellement habituées à user d'un ton ironique quand on se parle que je n'ai pas su me rendre compte qu'elle l'était en me parlant de la bande-annonce de Trois fois 20 ans. Nous étions allées voir le film de Tom Hanks pour rigoler et elle a vu la bande annonce du film de Julie Gavras pendant que je me rendais aux toilettes, je me souviens avoir pris une porte de sortie qui m'empêchait de retourner dans la salle, je me suis retrouvée dehors à expliquer ma situation à l'employée, cela a duré une demi seconde puisqu'elle venait de vérifier mon ticket il y a deux minutes, sa mémoire immédiate pouvait encore convoquer mon visage et elle en riait avec moi; je pense que mon rouge à lèvres augmente mes chances d'être reconnue, augmente le temps de mémoire que les passants et employés de toutes sortes me consacrent. En revenant à ma place elle m'a dit que je venais de rater la bande-annonce du film, je lui ai demandé si ça avait l'air bien, elle m'a répondu "ouais trop". J'ai dû plaquer mon a priori favorable sur ce "ouais trop" ironique. Je suis allée le voir car je voulais échapper à la rue Champollion et il y avait aussi le plaisir d'aller voir un film non nécessaire dans une période où la programmation des cinémas est très riche, il y a au moins trois vieux films par jour à voir sans même chercher trop loin.
Je venais de passer une heure chez Gibert, tout le monde me disait que c'était la bonne période pour chopper des livres de philosophie en occasion, je suis allée ensuite m'acheter un Coca que j'ai bu au Luxembourg, j'ai regardé mes achats, habitude bizarre, comme pour mieux me rendre compte qu'ils sont désormais à moi. A côté deux jeunes touristes suédoises à la mode se faisaient accoster par deux français un peu trop souriants qui m'ont dérangé plus qu'ils ne le faisaient objectivement. Il y a un moment où quand on est soi-même à mille lieux de la facticité parce que toute seule, on ne peut pas la supporter, on aimerait que tout le monde soit calmement assis avec son sac Gibert Joseph sur les genoux. J'imaginais les deux touristes se disant qu'elles étaient en train de faire une vraie rencontre avec des parisiens, que là tout de suite quelque chose comme une situation type était en train de se produire et qui est d'autant plus rassurante que les garçons sont deux et bien habillés, ils ne font pas peur, ils se sont tous bien trouvés et ils vont s'amuser; moi je suis toujours dans la crainte de me faire accoster par les désespérés du Luxembourg, j'ai la mauvaise habitude de répondre lorsqu'ils me parlent,c'est pour eux -attentifs aux signes trop rares donc attendus d'adhésion, d'acquiescement, bref à toutes formes de positivité- le début d'un consentement, peut-être même d'un amour.
Je suis sortie avant la fin du film, je me suis retrouvée dans la rue que je n'aurais pas dû voir à cette heure de la soirée puisque je devais être dans la salle, cela m'a laissé un goût mental d'inachevé, de soirée avortée.

Jeudi
Vu C. et B., cela faisait longtemps qu'on ne s'était pas vues toutes ensemble, mais il y a des raisons à cela, nous sommes toutes prises dans des intérêts différents, nous avons trouver notre voie dont il est entendu qu'on n'essaierait pas de la faire comprendre de l'intérieur aux autres. Il y a des choses qui comptent à mort pour nous mais nous faisons l'effort évident de nous mettre à la hauteur de l'intérêt limité que nos amis ont pour nos préoccupations et nous traitons tous les sujets avec le même ton, la même absence d'implication. Nous tentons, pendant le temps que nous avons, de retourner à ces discussions très quotidiennes et concrètes qui étaient possibles lorsque nous étions ensemble tous les jours au lycée.
Il y a toujours la crainte de ne rien avoir à se dire mais j'oublie toujours que je peux compter sur C., son bavardage, sa curiosité qu'elle entretient envers elle-même. Elle en vient même à couper la parole et je me retrouvais, pour ne froisser personne et sauver les apparences, à écouter B. tout en tendant une oreille à C. qui parlait en même temps, c'est en fait une situation impossible, l'impolitesse est insurmontable même par un excès compensatoire et acrobatique de politesse. Les conditions de possibilité du dialogue ne sont désormais plus assurées avec C. puisque sur deux heures (une séance de cinéma venait limiter notre entretien), sa vie en a mobilisé une heure trente. Cela prend des proportions tellement odieuses que je commence à avoir honte pour nous, honte des gens qui peut-être nous écoutent, qui me voit consentir à me faire écraser, à ne ménager aucun espace pour ma parole, mes histoires. Je n'ai raconté qu'une seule chose, fait que j'avais sélectionné pour ses effets et qui calmerait un peu C., lui ferait entrevoir un peu de ma vie, je lui ai dit que Monsieur Franck m'avait invitée au restaurant il y a quelques mois, elle était très étonnée, pensant peut-être que je n'existais pas assez pour qu'on m'invite au restaurant.

Je souffre de la voir avoir les mêmes intérêts que moi, vivre dans le même monde que moi, dans les mêmes cinémas, parfois les mêmes cafés, et en faire quelque chose de tout à fait monstrueux, de tout à fait incompatible avec ce que j'en fais, dans ce rapprochement physique de nos vies nous ne parlons pas la même langue, nous ne mettons pas le même sens à une même action, c'est un vertige continuel de devoir passer de sa compréhension d'une situation à la mienne. Alors que l'appréciation d'un film ne se donne jamais immédiatement et demande des heures et des jours, elle est déjà passée à autre chose en ramassant sa critique en une seule phrase qu'elle dégaine à tous ses amis qui lui demanderont son avis. Je ne l'ai jamais vu dire quelque chose sur un film qui ait le moindre intérêt, nous avons vu des centaines de films ensemble et à l'époque cela ne me choquait pas puisque j'étais encore loin de lui demander de discuter des oeuvres, je n'ai longtemps eu personne pour en parler sans que cela me manque, les films se réduisaient dans ma tête à des boules d'affects mêlés d'images. Toute sa culture ne semble tendre qu'à la constitution d'un moi solide, cultivé, infaillible, séduisant pour les garçons qu'elle côtoie mais qui est au fond profondément dénué de toute réflexivité et ne prête jamais aux choses que ce qui pourrait les appauvrir. Triste donc, de voir qu'il est possible de vivre comme elle vit, et si proche de la façon concrète dont je vis, sans aucune remise en question venant d'elle-même ou des autres. Elle plaît aux garçons, c'est une jolie fille qui a un joli corps, seule sa voix trahit sa laideur, ce n'est pas une laideur révoltante, juste une laideur triste, fatigante, comme un mauvais film qui vous suce toutes vos forces au lieu de vous inciter à vivre et créer puisqu'il y a comme une remise en cause de votre propre existence par l'existence de ce mauvais film, de cette mauvaise personne. C'est un conflit entre deux visions du monde qui ne peuvent décemment pas exister ensemble, on aimerait pouvoir dire : c'est lui ou moi, c'est elle ou moi; on est comme pousser à rester chez soi, à se restreindre à l'espace de son lit. Plus elle en sait, plus elle voit de films, plus elle lit de livres, plus sa vie sonne creux, plus sa pédanterie et ses forces narcissiques s'assurent une légitimité à ses yeux; elle existe, elle se gonfle, elle acquiert ce vernis qui lui confère l'aspect du plastique. J'aimerais qu'elle ait un secret qui expliquerait qu'elle soit perpétuellement en train de me le cacher par ses tonneaux de paroles creuses, j'aimerais qu'elle ait une vie qui soit un secret car pour le moment tout est profondément et désespérément clair quand je la vois. Je m'en veux de penser ça d'elle et je m'en veux de ne jamais lui poser autre chose que des questions qui l'incitent à parler encore plus, mais ma mauvaise curiosité m'incite à en savoir plus pour approcher d'une explication.

mardi 5 juillet 2011

c'est tout à fait rassurant pour moi de me lever tôt dans la journée avec comme programme celui d'un enchaînement de films dans des salles bien remplies mais autrement remplie qu'à l'ordinaire. Un public un peu plus actif, plus fringant, plus adepte de la dimension événement culturel du festival. Reste qu'il y a et qu'il y aura toujours la japonaise au chapeau habituelle du premier rang, le jeune homme brun qui marche sur la pointe des pieds en chaussons et le jeune homme japonais élégant du premier rang qui lit toujours un livre et sort assez fréquemment de la salle avant la fin du film. Ces personnes me rappellent à ce qu'est mon rapport au cinéma, à ce genre de spectateur qu'ils sont et que je suis et qui vient demander quelque chose, qui vient quémander douloureusement des réponses à un écran où les réponses risquent d'être mieux organisées, bref, nous n'avons que très peu à voir avec les spectateurs occasionnels et parfois une lignée de siège s'avère être une frontière entre deux mondes. Ajoutons à cela cette ambiance de festival qui fait que l'on a l'impression que Paris n'est plus qu'un large circuit de cinémas, en tout cas pour moi.
Le programme est tellement...programmé qu'à la fin d'une séance on est déjà dans le temps d'attente de la prochaine, le circuit est ainsi clos et la journée se passe bien, le temps n'est pas ouvert sur l'espace infini des vacances et on ne rentre que très tard chez soi, après avoir vu de bons films. On se laisse alors aller à une douce fatigue des jambes mais le corps en lui-même est en bonne santé, reposé, nourri, par contre mes jambes commencent à me faire mal quand je marche et j'ai la nette impression qu'elles sont tordues à force de rester assise des journées entières avec devant mes jambes un espace très exigu qui fait que je ne sais jamais où les mettre. Debout je ne me tiens pas non plus très bien sur mes jambes et j'ai tendance, lorsque je suis immobile, à prendre appui sur "l'arête" extérieure de mes jambes et à ne pas poser la plante des pieds au sol.
Dans les transports je n'ai même plus le temps de lire, je prépare le meilleur programme possible pour le lendemain. Cet équilibre, que vient ponctuer les cafés avec Juliette qui m'accompagne à mes séances, est tout à fait précaire mais amplement satisfaisant et rassurant, même si sous l'organisation je sens sourdre l'univers obscur d'une oisiveté mauvaise et à venir et le monde encore plus sombre de tout ce qui n'est pas le présent et qui est ma vie, ses projets et son urgence non négociable à qui les meilleurs films laissent toujours une place importante. Au cinéma on n'est jamais trop loin ni trop subjugué, mais toujours honnêtement diverti, diverti de son moi dispersé et profondément ancré en soi-même et en ce qu'on pense et ressent, si l'on est un bon spectateur devant un bon film on est sans cesse dans l'interrogation et l'étonnement, plongé dans le silence de notre attention portée à une image et à ses intentions.

vendredi 1 juillet 2011

Je cherche un travail et je finis d'avoir peur d'avoir un travail, puis je ne cherche plus de travail et j'ai peur d'avoir trop de temps libre. La contrainte me prend aux tripes: me réveiller tôt pour une obligation me terrifie car je suis terrifiée de faire ce que je n'ai pas envie de faire. Mais c'est un peu plus que ça, et j'ai peur de ces moments où l'on tait sa conscience, où l'on n'existe plus qu'en tant qu'on produit quelque chose, comme lorsque nous allons chez le médecin et que nous ne faisons qu'exister médicalement et que l'on se sent intégralement patient mais jamais soi-même. Travailler c'est exister professionnellement et malgré nos pensées, on ne vous considérera et vous ne vous considérerez comme rien d'autre qu'un corps au travail, et ce qui m'effraie encore plus c'est d'être au service de quelqu'un et l'inconfort de la position que cela suppose : vous êtes capable d'une faute et vous n'êtes pas à l'abri d'un service que l'on vous demandera, il y a quelque chose de doucement tyrannique et qui se fait sentir dans le plus cordial des rapports de force.
Je me suis toujours inquiétée de cette propension à ne vraiment pas vouloir faire ce que je n'ai pas envie de faire, je m'y plie, je le fais, mais je suis profondément triste de le faire et je me sens comme aliénée pour un temps. L'année dernière pendant un mois je travaillais trois heures par jour et la seule idée qu'il me fallait revenir le lendemain me gâchait ma journée et je m'enfonçais dans la tristesse. Je voulais aller au cinéma, profiter de ma journée innocemment et vivre dans l'équilibre d'une journée de travail et de plaisir, mais je me levais fatiguée et poursuivais ma journée fatiguée. Fatiguée non pas tant parce que je ne dormais pas que parce que ce travail me contrariait assez pour me rendre fatiguée; quand quelque chose me déplaît cette chose me fatigue.
Mais il était hors de question pour moi de décider de dormir tôt, c'était comme la dernière de mes résistances pour ne pas que le travail ne m'avale tout. Je ne connais pas plus grande liberté que celle de pouvoir avoir une nuit à soi et plus grand bonheur d'avoir une journée à soi, une journée pour soi où j'avance solitairement dans le temps et l'espace du quotidien, où à aucun moment je ne me regarde vivre mais où s'enchaînent les plaisirs automatiques, ces choses qui à coup sûr me ravissent et me réconfortent. Ma vie est toute entière tendue vers ce but ultime : avoir des journées à elle. Peu importe ce que j'en fais, la seule perspective d'un temps qui m'appartient est mon grand bonheur. Pour certains la norme est la journée de travail, pour moi je trouve anormale une journée où je n'ai pas eu le temps d'aller au cinéma, au café, et je me dis que je me rattraperai le lendemain.
Je concède à la peuplade de travailleurs qui rentrent chez eux tandis que je me dirige vers le cinéma que oui ce mode de vie n'est que pour un temps, nos quotidiens connaissent des révolutions insensibles et insoupçonnées, un jour on se retrouve à ne plus avoir la même vie qu'il y a deux ans sans pour autant savoir par où cette révolution a commencé. Un jour je saurai me plier à l'obligation pour l'homme d'être au monde et d'y être au travail. Je n'ai pas encore acquis cette lucidité là qui consiste à laisser le monde prendre l'avantage sur soi, à faire taire cet âge enfantin du ce que je veux. Il y a une noblesse des femmes dans le train aux énormes sacoches d'ordinateur noires qui ne plient sous le poids de rien du tout, qui ne sont pas en train d'avoir le sens du devoir mais qui se dirigent sincèrement vers leur travail, portant sur le monde ni un regard triste ni indifférent, mais un regard ordinaire, lucide en même temps qu'aveuglé devant ce trajet qui n'est pas leur monde. Noblesse de ces femmes qui n'existerait pas si je n'étais pas nonchalamment en train de les regarder sur le trajet de mes séances de cinéma.