vendredi 3 juin 2011

L'argot du jour


"Il est trop tard pour apprendre l'hébreu, comprendre l'argot du jour est bien plus important."
Henry David Thoreau

"Ici particulièrement, il convient de rappeler que si la croyance au monde et à sa permanence se délite, au point de convertir le voyage non en une aventure mais en un certificat de garantie, ce n'est certainement pas la confiance en autrui qui peut restaurer cette foi."

"L'aura de la perte définitive de l'aura."
Bruce Bégout - Lieu Commun


J'ai étendu la fidélité jusqu'à mon mode de vie : il serait pour moi intolérable de ne pas aimer son quotidien et de se trahir, de le trahir par le voyage. Pour moi aller m'acheter des livres et aller au cinéma recèlent plus de promesse que de partir en voyage. Ma disponibilité elle se dirige vers le minuscule et n'est pas dupe face aux majuscules du voyage. Comme disait Pessoa il faut réduire de plus en plus le terrain, finir par ne prendre qu'un même chemin, et préférer au parcours de grandes surfaces, la recherche de la profondeur de ce même chemin. Aimer son quotidien, faire montre d'une acuité des sens et de l'intelligence là où tout vous réclame de baisser la garde, il n'y a rien de plus beau que d'embrasser du regard toute une cuisine, tout une rame de métro, tout un café qui baisse la garde et enfonce le présent dans un tel degré de particularités, d'improbabilités et d'insignifiance que l'on finit par être pris de vertiges. Cette situation-ci porte en elle les siècles passés qui la permettent et ce présent-là aussi moche soit-il écrase victorieusement tout passé, il en est son héritier, son fils prodigue. Pour vivre cette situation nous avons dû attendre une constellation d'évènements: la création de l'acrylique, de l'Iphone, du métro, la naissance de tel écrivain que cet homme lit, ainsi que la naissance de cet homme qui lit, telle marque de chaussures italiennes, et cela est sans fin. Les objets renvoient à leur histoire, les visages au secret de leurs vies, et dans cette profusion de sens, de signes il devient impossible de reprendre le métro en faisant fi de tout cela car c'est dans ce réseau de sens inhérent à toute situation que se trouve sa vérité, sa raison d'être.

Combien de boutiques pour habiller les hommes, pour satisfaire leur goût et dont l'élégance ne mène pas plus loin qu'eux-mêmes et que l'instant de leur passage devant mes yeux. Remarquer l'élégance d'une personne c'est entrer dans le même rapport d'ensemble, ("ceci va avec cela, ceci forme donc un tout") que la personne possède avec ses vêtements.

J'ai l'impression d'avoir peur de tout, peur d'aller chez le dentiste et qu'il me fasse mal, qu'il me fasse des remarques méchantes, peur d'aller déposer un CV et que cela offense la vendeuse qui le prendra, peur des serveurs dans les cafés et de ne pas être assez spontanée dans ce que je vais commander, peur quand je vais chez le pharmacien, peur de sa compétence, peur parfois de voir mes amis, de ne rien avoir à leur dire, peur chez l'ophtalmo, avec le dermato, peur de parler en même temps que lui, de ne pas être assez polie, peur des caissières de l'Action Christine, de l'ouvreuse à qui il faut donner un pourboire dans un geste souple, peur d'aller au secrétariat de ma fac, on remarquera que la peur est ici toujours peur et appréhension dans le rapport à l'autre, la peur d'une présence injustifiée, la peur de perturber la sérénité de sa vie sans moi, la sérénité de ma vie sans lui, elle, la honte d'un rapport si bref et si utilitaire et qui s'assume comme tel, peur du face à face de mon incompétence face à une compétence, à une fonction, à une offre, à une demande, peur du rapport d'emblée inégal d'un côté ou de l'autre, soit je suis en train de m'excuser d'être en possession du "plus" soit d'être en possession du "moins". Des peurs ponctuelles, qui s'insinuent dans les petites capillaires du quotidien et qui finissent de défaire étape par étape le lien fragile qui me rattache à un monde solide. J'ai toujours eu l'impression qu'il serait possible un jour que les peurs prennent tellement le pas sur ma vie qu'elles finissent par m'immobiliser tout à fait, toutes joies supposent un peu de monde et de mouvement. On ne saurait faire semblant d'aimer son lit indéfiniment, le lit ne prend d'ailleurs de l'importance qu'à force de côtoyer un monde méchant, encore faut-il avoir l'occasion de le côtoyer afin d'avoir de très bonnes raisons de retourner dans son lit, le réconfort est toujours un deuxième moment. Je pensais alors que pour ne pas me réveiller subitement immobilisée il me fallait agir au jour le jour, peur par peur, ponctuellement me faire violence plutôt que de me laisser aller à un état enfantin où je refuserais de faire ce qui me déplaît. État qu'il est tout à fait possible d'atteindre, une sorte de doux déclassement, ne pas aller là, ne pas se présenter ici, finir par se promener toute sa vie comme pour ne pas toucher aux choses ni aux personnes, simplement les effleurer pour qu'elles nous effleurent.