vendredi 16 septembre 2011

Maintenant supposez qu'un personnage se trouve dans une situation quotidienne ou extraordinaire, qui déborde toute action possible ou le laisse sans réaction. C'est trop fort, ou trop douloureux, trop beau. Le lien sensori-moteur est brisé. Il n'est plus dans une situation sensori-motrice pure, mais dans une situation optique et sonore pure. C'est un autre type d'image. Soit l'étrangère dans Stromboli : elle passe par la pêche au thon, l'agonie du thon, puis l'éruption du volcan. Elle n'a pas de réaction pour cela, pas de réponse, c'est trop intense. C'est cela, je crois, la grande invention du néo-réalisme : on ne croit plus tellement aux possibilités d'agir sur des situations, ou de réagir à des situations, et pourtant ce n'est pas du tout passif, on saisit ou on révèle quelque chose d'intolérable, d'insupportable, même dans la vie la plus quotidienne."
Gilles Deleuze - Sur l'image-mouvement, Pourparlers

Il m'apparaît parfois que je me fatigue et m'endors à force de désirer, mon sommeil est un chagrin mais le réveil est lumineux.

En groupe, en soirée : c'est là que se trouve le vrai problème : non pas dans l'impossibilité d'une conversation, mais dans sa fragilité menacée de toute part, comme si elle ne pouvait jamais triompher d'une interruption, c'est-à-dire de ses blessures.

De plus en plus, des moments de suspension où lecture et film ne pourraient que péniblement me distraire. Ce que je veux : rien d'autres qu'être allongée dans mon lit et tortiller ma bouche, froncer les sourcils, glisser ma main entre mon flanc et l'élastique de mon bas de pyjama, emprisonnant ma couverture entre mes jambes: car j'aime que dans ces moments tout soit calé, tout trouve sa place. Et je reste là comme une profonde idiote, je ne regarde rien puis je finis par me saisir en situation et je pense à ce plan de Fat City qui imite si bien ma position et à l'ambiance d'oisiveté neurasthénique qui travaille tout le film. Je cherche ça, ou plutôt, je suis obligée de le chercher, puisque j'y suis, il n'y a plus qu'à faire adopter au corps la posture qu'il faut, à l'installer confortablement dans sa tristesse. Et pendant que je suis en train d'écrire cette phrase je me sens trop triste, tellement triste, pour la finir, je ne peux pas ne pas le dire, car il a toujours fallu croire un minimum en soi-même et à ses malheurs pour pouvoir écrire dessus, ici maintenant j'ai l'impression que je n'existe pas du tout ou que tout ceci n'a absolument aucun intérêt. Dès que je pense je touche sans médiation à l'immensité de tout ce qui n'est pas moi et je comprends cette immensité: je prends parti pour mon contraire, pour ce qui s'apprête à me nier, et cela me décourage jusqu'aux larmes. Je crois que c'est précisément ça : je ne suis plus de mon côté, je ne me supporte plus, littéralement.
Cela fait plusieurs jours que je couve une sorte d'énervement proche de la crise de nerfs contre moi-même, doublé du sentiment d'une totale impuissance à un moment où je devrais m'affirmer et agir avec une saine confiance en moi. Je me délite, je m'effrite, ce qui s'érige c'est mon néant qui trouve de quoi se nourrir en me voyant dans cette rame de métro bondée : et si je coïncidais avec cette image de moi, anonyme et sans génie ? J'ai l'impression de n'exister par rapport à rien, tout tient en apparence, les amis, les désirs et les ambitions n'ont pas changé, ils ont toujours la même peau, me rendent toujours aussi enjouée, sincère dans l'action. Je peux encore parler et avoir des idées, mais une fois que tout le monde part je suis effondrée, sans explication apparente, les effets sont orphelins de leur cause. Puisque je suis en train de me haïr, et que tout existe toujours par rapport à nous (le savoir, les lectures, les films, les personnes) alors plus rien n'existe, tout semble injustifiée, sans saveur : puisqu'il faut un sujet pour pouvoir goûter, et que goûter c'est toujours se goûter d'abord, alors je ne me goûte plus et les choses me jettent des cordes que je n'attrape plus. Cette semaine aurait pu être très belle, mais allez savoir pourquoi les pensées ont cet esprit de contradiction sinon de destruction qui n'agit jamais qu'après que les choses soient vécues. Je savoure la présence de mes amis, l'amitié dégoulinante d'un groupe de lycéenne à côté de moi au café, ces groupes d'étudiants effrayants de puissance qui marchent rue Soufflot, ce très bon film, ce beau visage en face de moi, cet événement inespéré, Emile qui me raconte sa journée, ce paquet de cigarettes que j'achète, je pense que j'arrive à me perdre, à m'envelopper tout à fait dans la toile de ces évènements-là et j'ignore ce qui se passe tout juste après mais leur seule remémoration, le simple fait de me dire "les bonnes choses continuent" ne suffit pas à me calmer, car ma tristesse est ailleurs, dans une façon de ne pas me sentir à la hauteur face à ces montagnes de vie, j'ai comme volonté de me pulvériser tout à fait, de m'atomiser dans l'espace; ne pouvant me rassembler, je finirai par me perdre pour de bon. Mais dans cette atomisation toute intérieure il reste toujours un semblant d'atome de moi suffisamment grand pour que cela fasse encore mal.