vendredi 20 mai 2011


"Lorsqu'il entrait à la bibliothèque ou dans sa petite chambre, il s'isolait totalement de la lutte; personne ne lui contestait son bonheur, il ne demandait rien à personne. Mais voilà qu'aujourd'hui, ces partisans de la lutte qu'il avait toujours méprisés, l'avaient attiré parmi eux et, sans la moindre résistance, il avait éprouvé leurs désirs, adopté leurs armes."
Italo Svevo - Une vie

"Toucher le fond c'est coïncider
avec son essence."
Bruce Bégout - Lieu commun

La nappe était volontairement froissée, c'était son modèle, pas vraiment froissée, mais plutôt recouverte d'une multitude de faux plis sur lesquels j'appuyais pour essayer de les aplatir comme un jeu sans espoir. Si j'avais pu fumer à l'intérieur j'aurais tout de suite cessé de m'intéresser à cette nappe. Quand on n'a pas de contenance la meilleure façon de le cacher n'est surtout pas de se donner une contenance mais peut-être de s'immobiliser, dos droit, regard fixe, tête levée, mains vides,
assumer le fait qu'ici et maintenant il n'y a plus rien à dire et plus rien à faire. La tasse de café était recouverte sur un coté d'une lignée de fleurs noires, c'était un café turc, noir comme le café libanais, servi avec des petits bouts de loukoum à l'eau de rose, je me souviens de la pâte molle et farineuse que cela formait dans ma bouche, je me souviens avoir pensé que servi en très petite quantité le loukoum pouvait être bon et que c'était la première fois que j'appréciais son goût, il est une nourriture de contraste et qui ne prend sens ici que par le contraste qu'il forme avec l'encre du café. On peut dire que j'avais certainement et objectivement bien mangé mais que mon centre d'attention n'était pas là où il devait être lorsque l'on va au restaurant, ce qui a fait que je n'ai pas apprécié le repas comme il le fallait. Manger demande de la concentration, ce que l'on mange peut très vite nous échapper, manger devrait être plus souvent l'objet d'une joie mais une bonne discussion fait qu'on regarde son assiette sans vraiment la regarder, que les aliments filent on ne sait où, quelque part dans la bouche.
J'avais magiquement échappé au dérisoire du vendredi, mais j'étais consciente de la fragilité de la chance empêchant que je ne sois effondrée dans une salle de cinéma, dernier recours des mauvais jours, le cinéma c'est l'envie des jours où il n'y a plus d'envie. Quand le présent est trop gratifiant, trop beau, le problème est que le présent ne suffit plus et ce qu'il nous faut c'est la promesse que cela dure. Le fait d'être au restaurant avec Monsieur Franck (mon prof de philo de terminale) ne suffisait plus, vertige mélancolique, jalousie pour moi-même, celle que je suis maintenant tout de suite, avec ces vêtements et les cheveux coiffés comme cela et qui répond ceci et pas autre chose, bref, celle qui a le privilège d'apparaître devant ses yeux. Le reste de ma vie n'existe pas pour lui, je ne lui parle jamais, cela fait deux ans que je ne lui ai pas dit ce que j'aurais voulu lui dire. Quand je pense à justifier tout ce que je fais et ma manière de vivre je rêve de me justifier auprès de lui. Intimement il sait tout ce que je fais car je porte en moi son possible regard sur ma vie. Ce soir-là ma vie pour lui n'est pas ailleurs, il n'y a pas un en dehors de ma parole, de ce que je décris, c'est pour cela même qu'il faut
assurer, c'est-à-dire restituer les grandes atmosphères qui parcourent ma vie

Il y avait eu peut-être eut un moment où je coïncidais toute entière avec le présent, où j'étais écoute, où j'étais parole, verre de vin, nappe, chaise, besace en cuir, fourchette, plat turc - le riz, l'aubergine, la serviette bordeaux, mais à présent, sous le squelette des contextes, la tristesse primordiale. Ce jour-là ne devait pas déborder le sentiment que l'on a d'un jour qui passe sans faire de bruit, d'un jour comme une transition inutile de la vie à la vie. Le matin en me levant, ayant pris l'habitude de consulter mes messages électroniques à même mon lit avec mon portable, je reçois un message inespéré de MF m'invitant à le voir à la fin de son cours d'histoire de l'art. Les journées indéterminées me plaisent énormément a priori alors que sur le moment elles me terrorisent, elles sont comme ce que les animateurs du centre aéré appelaient le "quartier libre", ce moment où nous pouvions disposer de notre temps à notre guise, c'était l'ouverture des possibles, l'ouverture à toutes les activités que l'on souhaitait, peu importe si nous finissions par toujours faire la même ou par être paralysé à force de liberté.

Poser un projet, un rendez-vous, au milieu d'une journée indéterminée : les heures finissent par s'agencer en cercle autour de ce projet, comme une chair de temps autour d'un noyau. Ce rendez-vous me rendait profondément heureuse et me paniquait tout autant: j'avais dressé des plans négatifs: ne rien faire, m'autoriser un mutisme du désespoir car je me sentais incapable de raconter quoique ce soit d'intéressant, un peu comme cette connaissance rencontrée il y a quelques jours au cinéma et me demandant "ce que je devenais", je n'ai rien su répondre en dehors de "bah toujours étudiante en deuxième année de philosophie, voilà, c'est tout", et je jure que je trouvais que cela suffisait, que cela voulait déjà beaucoup dire de moi, de comment je passe mes journées et de ce qui me préoccupe. Quelqu'un qui se tait c'est quelqu'un qui réellement ne joue plus, même plus à sauver les apparences.
Les heures de ce vendredi se distendaient, il n'était jamais l'heure d'aller se préparer, on ne pouvait que traîner dans l'attente de se préparer et se préparer dans l'attente d'aller au rendez-vous. J'allais devoir m'affairer à être quelqu'un d'autre, à être la Murielle qu'il s'attendait de voir et puis dire les bonnes choses, et être obsédée par la question "est-ce qu'il passe un bon moment? Est-ce qu'il pense à être autre part?". La discussion ne se laisse pas corrigée par des notes de bas de pages, revenir à la discussion après qu'elle ait eu lieu ce n'est déjà plus la discussion, les forces de la discussion doivent oeuvrer pour le présent. Je n'ai jamais eu autant conscience que j'allais devoir me transformer en moi-même, en mon imposture présentable, cacher l'obscénité de la paresse, du découragement, du renoncement, du teint blafard, du pyjama dépareillé. Rien qui n'ait le goût de grandes luttes intérieures, seulement et uniquement la tiédeur grise de la quotidienneté qui émousse tous les enjeux en donnant à la vie un point de vue au ras du sol, fragmentant le temps en journées qui ne nous permettent pas de penser l'existence dans une vue synoptique et effrayante.

Ce jour-là et les jours d'après j'avais comme renoncé à moi-même et je me laissais porter par les présents successifs. J'appartenais aux moments, au livre que je lisais, aux passants devant le café, non plus repliée sur mes projets mais, pour dire exactement le contraire, dépliée et éjectée hors de moi parce que toute emplie de ma nullité et de mon humilité, emplie de vide et d'un renoncement à vivre qui ne peut être que temporaire; je m'accordais simplement des vacances dans la tristesse. Parfois je me pensais folle, et ne comptais demander d'aide à personne, j'irai la chercher moi même sans que personne ne sache que je suis en train d'arracher de l'espoir aux visages. J'avais et j'ai l'impression de ne rien savoir, de la vie pratique, de l'art, de la philosophie, des choses concernant les gens, les choses humaines ou inhumaines, rien de rien, et le plus souvent je me suis sentie bercée par la certitude que je savais et j'ai pu croire un moment que savoir et aimer apprendre serait une façon de se consoler quand on ne sait pas vivre. Se sentir ne pas savoir, jouer l'ignorant c'est retrouver par le bas un peu de la sérénité de celui qui sait.
Les grandes questions je les pose toujours à un jour vide, à un jour de mariage princier que j'ai fini par regarder et apprécier d'un bout à l'autre comme pour m'agripper à ce qu'il y avait de plus extérieur à ma vie, comme on se perd dans un conte raconté à deux milliards de spectateurs et à la joie simple et diffuse que cette histoire suscite; joie qui parcoure le monde comme un flux d'amour qui ne veut rien dire. J'ai toujours eu tendance à faire en sorte que la distance par rapport à une situation rejoigne et réinvestisse son extrême opposé qui est le premier degré: prendre au sérieux ce qui nous fait d'abord rire, ce qui est pour les autres, le prendre pour soi, ça nous concerne aussi, qui sommes nous pour dire : ce mariage princier ne nous regarde pas? Je fais confiance aux deux milliards de spectateurs car je ne suis personne et ils savent parfois mieux que moi ce qui est digne d'intérêt, ce qui est bon et doux pour moi. Bien sûr l'argument du nombre ne vaut absolument rien mais il faut savoir parfois être à court d'objections.

Il y avait quelque chose de salvateur pour moi dans cette absence totale de façade que j'offrais à Monsieur Franck, le désespoir fait qu'on n'a pas la force de faire semblant, qu'on est dans la sincérité convalescente. Je me sentais à ras de moi-même, face à moi même comme devant un constat. Que présenter de soi dans sa nullité? J'étais très à l'écoute, toute à ses histoires qu'il me racontait et dont j'espérais très secrètement qu'il ne les racontait pas volontiers à n'importe quel ancien élève mais que j'étais selon lui apte à les écouter, que je saurais les écouter. C'était des histoires bouleversantes, c'est-à-dire les histoires d'une conscience et de ses étincelles : les histoires les plus importantes. A la fin de l'une d'elle il m'a dit "cela vous laisse incrédule" d'une voix plus douce que celle qu'il avait prise pour raconter son histoire, comme pour ne pas faire obstacle à ce qu'il sentait qui se passait en moi et qui se frayait un chemin jusqu'au cerveau. J'ignore le visage que j'avais mais de l'intérieur de mon visage j'ai pu sentir juste ce qu'il faut d'eau dans les yeux pour ne pas que cela coule, j'étais dans une rétention à la limite de l'écoulement comme si l'émotion s'était immédiatement ressaisie, prenant conscience d'elle-même pile au moment où elle tendait à s'épancher.
Si je suis là, face à lui, même après seulement deux ans, c'est que peut-être j'ai grandi, quand une situation vous rappelle à de lointains espoirs, réalise ce qui était espéré, c'est que quelque chose a changé tout à fait, car si rien n'avait changé alors cette situation inespérée n'aurait pas eu lieu. Donc tout a changé puisque je suis digne d'être invitée au restaurant comme les adultes, digne de réaliser ce qui a priori ne devait plus me tenir à coeur : c'est parce que j'y tenais trop que cela n'arrivait pas, et c'est quand on renonce que cela arrive.
Ce rendez-vous, à force d'avoir été obsessionnellement orchestré dans l'imagination, une fois devenu réalité c'est comme si cette réalité tremblait en filigrane par-dessus le rêve. Prenons l'image très concrète de Monsieur Franck devant moi au restaurant, nos jambes sous la table très proches, lui tout à ce que je raconte, moi toute à ce qu'il raconte, plus d'intermédiaire sinon la parole nue, le visage nue et la nudité de notre rapport, de notre face-à-face parfait, bref, ce face-à-face a gardé quelque chose de la facticité de mes rêveries, ce côté trop bien construit qu'ont les rêves et que n'ont que rarement les situations qui viennent leur correspondre. Ce que je sais c'est qu'il n'y a que trop rarement de jouissance du présent, parce que sa jouissance est réflexive et par là elle ne cesse de taper à coté comme si la réflexion ne pouvait être qu'un futur -jamais un présent- dans son recul par rapport à l'immédiat. Nous sommes toujours un peu au-devant de notre présent, déjà en train d'y mettre les mots du passé et du souvenir. La jouissance est fraîche, elle n'est jamais l'objet dédoublé de la pensée de l'objet mais l'objet qui coïncide avec sa pensée: comme une balle qui rebondirait deux fois exactement au même endroit. Une image réflexive est dédoublée donc floue, un présent qui serait jouissance serait d'une netteté incroyable. Il y a un tremblant des visages propres au souvenir. La vie tremble à la recherche de sa netteté, point équidistant entre le réel anticipé (le rêve éveillé, le souhait, le fantasme) et le réel réalisé, comme une image de cinéma.