dimanche 16 janvier 2011

Au café


" Le cabaret, ou le café, est devenu partie intégrante et essentielle de la vie moderne, qui est peut-être "vie ouverte" surtout par cet aspect ! Une ville inconnue où nous arrivons et qui est sans cafés nous semble fermée. Le café, c'est la maison ouverte, de plainpied avec la rue, lieu de la société facile, sans responsabilité réciproque. On entre sans nécessité. On s'assied sans fatigue, on boit sans soif. Histoire de ne pas rester dans sa chambre. Vous savez que tous les malheurs viennent de l'incapacité où nous sommes de rester seuls dans notre chambre. Le café n'est pas un lieu, c'est un non-lieu pour une non-société, pour une société sans solidarité, sans lendemain, sans engagements, sans intérêts communs, société du jeu. Le café, maison de jeux, est le point par où pénètrent le jeu dans la vie et la dissout. Société sans hier et sans lendemain, sans responsabilité, sans sérieux - distraction, dissolution.

Au cinéma, un thème commun est proposé à l'écran, au théâtre, sur la scène; au café, il n'y a pas de thème. On est là, chacun à sa petite table, auprès de sa tasse ou de son verre, on se détend absolument au point de n'être l'obligé de personne et de rien; et c'est parce qu'on peut aller au café se détendre qu'on supporte les horreurs et les injustices d'un monde sans âme. Le monde comme jeu d'où chacun peut tirer son épingle et n'exister que pour soi, lieu de l'oubli - de l'oubli de l'autre -, voilà le café."
Judaïsme et Révolution : Du Sacré au Saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques - Emmanuel Levinas


Aller seul au café peut nous enseigner une certaine forme d'immobilisme rare et précieux: l'immobilisme en société. J'estime facile et banal le fait de pouvoir se tenir immobile seul dans sa chambre, les moments d'absence où l'esprit se distrait de son enveloppe existent et ne manquent pas, mais en société, entouré d'autres hommes, c'est une chose qui s'apprend, se répète et ne s'improvise pas. Car se sentir regardé c'est se sentir obligé de jouer au vivant, à l'affairé-oisif, celui qui ne fait que passer, qui repart tout de suite, qui à des choses à faire et qui est pourtant là. Etre au café seul c'est se sentir la nécessité de reproduire un mouvement, tenter de reproduire à soi tout seul le mouvement de la vie, de mimer une chose qui peut être atteinte et exister en étant mimée: c'est-à-dire le mouvement inconscient de quelqu'un de vivant mais qui est d'autant plus vivant qu'il oublie qu'il l'est.
On ne sait pas se tenir seul assis dans sa chambre, et peut-être qu'il est aussi difficile de se tenir seul assis dans un café, parce qu'on y est forcément en représentation, vulnérable par nos lacunes concernant la mise en scène et le jeu d'acteurs, pas forcément regardé ou observé mais jamais à l'abri des regards. Bref, le café terrifie par cet écart : une apparente absence de règles et une fois qu'on le pénètre cette absence de règles apparaît pourtant très réglée, s'asseoir au café est une chose infiniment compliquée. Il y a des choses à faire : commander, sucrer son café, payer l'addition, lire son journal ou son livre, parler au téléphone, mais très vite on se retrouve oisif et on oublie ce qu'un inoccupé doit faire de son corps.
On est au café comme on serait dans la négation d'un lieu, y être c'est dire que l'on est pas au travail, pas au lycée, à la fac, ni chez soi, ni avec ses amis, ni au cinéma, mais juste au café, comme l'on voudrait être nulle part et avec personne, ou partout avec tout le monde et qu'on ne sait pas choisir?, comme l'on voudrait disparaître un peu. Disparaître en tant qu'on est un personnage bien précis aux yeux des autres et qu'on n'est plus qu'une personne impossible à résumer aux yeux des clients du café, aucun discours sur soi n'est possible quand on est au café.

Essayez de sortir fumer votre cigarette en laissant tout ce que vous pouvez avoir de distraction à l'intérieur du café, vos poches sont vides et vous ne pouvez que fumer votre cigarette immobile, devant le café. Il n'y a aucun mouvement à prétexter, vous pouvez jouer au tourmenté mais au fond rien ne vous tracasse et c'est bien cela qui vous tracasse. Vos pieds restent joints, vous n'avez pas de portable, c'est d'abord très pénible, cette absence de décor, d'interlocuteur, de prétexte à une gestuelle, pour la première fois vous êtes débarrassé de tous vos déguisements, vous êtes vous-même à même la rue. Après entraînement vous finissez par vous accoutumer à la situation et par fixer un point devant vous sans vraiment le regarder, vous regardez quelque chose un peu au-devant, qui n'est rien d'autre qu'un point de vos pensées, l'écran sur lequel se projette devant vous un point intérieur.

Il faut faire attention à cette sorte de client particulièrement sournois et faussement solitaire qui passe quinze voire trente minutes seul au café mais avec toujours dans l'idée qu'il n'est pas seul puisque sur le point d'être rejoint par un ami qui arrive. Vous vous sentez trahi par celui qui était votre voisin, votre égal solitaire et silencieux, et qui recouvre la parole (discussion forcément oiseuse) en même temps qu'il perd le secret de son charme.

photo : Diane Arbus

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