jeudi 10 novembre 2011

«[…] et les mégères informes, les rebuts de l’humanité assis sur le pas des portes (l’alcool ayant causé leur perte) en font autant; on ne peut pas régler leur sort par de simples décrets ou règlements, précisément pour cette raison : ils aiment la vie. Dans les yeux des gens, dans leur démarche chaloupée, martelée, ou traînante; dans le tumulte et le vacarme; les attelages, les automobiles, les omnibus, les camions, les hommes-sandwiches qui se frayent un chemin en tanguant; les fanfares ; les orgues de barbarie : dans le triomphe et la petite musique et le drôle de bourdonnement là-haut d’un avion, dans tout cela se trouvait ce qu’elle aimait : la vie ; Londres ; ce moment de juin. »
Mrs Dalloway - Virginia WOOLF

Je marchais dans la rue avec mon ami G. et je ne sais plus ce qu'on se racontait mais cela m'a fait sourire. Tout en même temps je regardais autour de moi, car discuter en marchant libère le regard et c'est comme si deux fils narratifs se déployaient parallèlement : celui de la vision et celui de la parole. Au même moment mon regard a heurté une série de rats suspendus en l'air dans la vitrine d'une boutique bizarre qui vend des animaux empaillés. J'aurais pu interrompre la discussion, mais dans ce jeu de forces qui s'opposaient, ville contre discussion, la discussion a pris le dessus. Ce n'est qu'une fois dans mon lit que l'image de mon sourire venant cogner sur les rats m'est revenue avec un halo d'irréalité.
Paris grouille. Lors de mes promenades (je marche beaucoup à Châtelet en ce moment) j'y vois des choses très belles et surprenantes, non pas tant surprenantes en elles-mêmes que par contraste avec ce qui arrive, ce qui précède, ce qu'on a derrière la tête, et ce qui surgit effectivement devant nous : un homme sur un monocycle, un groupe d'abrutis déguisés en Teletubbies, des corbeaux près d'une poubelle, un groupe de filles incroyablement vulgaire, un slogan sur une boutique de vêtements "Le pyjama est mort, vive le pyjama !", des fous qui viennent me parler, le Forum des halles qui, ayant disparu, nous redonne un peu le ciel. Cela n'a l'air de rien comme ça, mais dans la solitude de la promenade on est attentif et affecté par ces choses-là; ce sont des images qui s'épanouissent, éclosent en nous comme des fleurs de couleurs différentes qui monopoliseraient nos organes. Quelque chose s'interrompt, une autre chose surgit, c'est un foutoir énorme qui vient piquer, pincer, enquiquiner la trame de nos pensées, finit de s'y infiltrer, crachant ses spots publicitaires entre deux états d'âme. Et l'on se demande comme tout ceci peut exister, ensemble, en même temps, car tout cherche à dissoner, à se contredire, et chaque parcelle de Paris coupe la parole à la suivante.
Pourquoi ce n'est plus agressif ? Parce que nous faisons partis de la toile, que nous sommes la ville pour les autres, le passant, le piéton, le client, l'imbécile urbain. Nous pensions être d'une tonalité différente, éclairé autrement, or nous sommes fondus dans la grisaille fraîche et électrique, incapable de nous arracher à cette matière urbaine et gluante. Il y a toujours un peu de ville dernière nous, les gens nous regardent et embarquent dans leurs images un peu de cet arrière-plan instable.
La ville n'est que l'envers de notre intériorité, ainsi j'oscille et me réjouis d'osciller entre l'anecdotique et le gravissime, quel sandwich acheter et que faire de sa vie et qui aimer en passant par "ces chaussures sont pas mal", l'intime et l'urbain, le visage d'un ami (comme le point reconnu, familier, à partir duquel se déplie l'étrangereté du monde) et une bande de rats morts imbéciles. Guillerets mais peut-être épuisés, nous nous engouffrons dans le métro comme pour échapper à la prochaine vague.

Virginia Woolf aurait adoré.

mercredi 2 novembre 2011

Cinéma


Aux amis,



"Minnie: You know with me, it just seems like I get more so... I get more aroused, more willing to give of myself. You know the world is just full of silly asses that just want you body... I mean not just your body... your soul, your heart your mind, everything, they can't live until they get it. And then they get it... and they don't really want it.

Florence: They're just crazy.

Minnie: Yeah... you know in movie's its never like that. You know I think movies are a conspiracy! They actually are because they set you up, Florence! They set you up from the time you are a little kid! They set you up to believe in... everything... ideals and strength and good guys and romance and of course... love. Love, Florence!
"
Minnie and Moskowitz - John Cassavetes

Trop vu de femmes venant en couple et qui s'abandonnaient davantage à leurs hommes qu'aux films, je les ai toujours détestées pour cette façon qu'elles ont de nous faire sentir qu'elles auraient pu être autre part mais qu'elles venaient quand même ici pour nous embêter, nous qui ne pouvions être nulle part ailleurs. Elles ont le goût de ces fêtes qui se jouent sans nous, où se regarder face à face et se parler cordialement suffit à se dire que nous sommes tout à notre interlocuteur. Comme si la sincérité n'était pas un nécessaire désaccord, décalage, qu'il s'agissait d'assumer. Nous assumons le fait que nous rêvons. Nous ne laissons pas nos rêves nous distraire, nous les regardons en face, et ce que nous avons derrière la tête finit de coïncider avec ce que nous avons devant les yeux. Un rêve derrière, un rêve devant. C'est le cinéma.
De pétulantes idiotes donc, dont la seule présence nous riait au nez, faisait de nos images du monde, de nos images-mondes, un monde d'images, ces objets gentils, ces objets caressant par dessus les caresses de leurs types. Elles s'intéressent aux films, à l'histoire, elles ont un avis sur le cinéma italien en général. Je venais m'asseoir à côté d'elles, démunie, c'est-à-dire disponible, et dès que la lumière s'éteignait, il s'agissait de cueillir les questions qui étaient autant les miennes, les nôtres, que celles du film, et de confondre nos réponses, de se rassembler dans la réponse : le film, moi, les autres, le monde, elles aussi, si elles voulaient. De faire tout exploser, que tout déborde dans tout, que les larmes aient pris assez d'élan pour glisser jusqu'au cou, que les rires gênent le voisin, me gênent moi-même, bref, que le corps chauffe et déborde dans les limites imposées par le siège et le voisin et la civilisation en général. Contenir un débordement : voilà ce qu'on recherchait. Comme l'image se contient dans les limites de l'écran, mais ne tend qu'à se projeter sur une surface toujours un peu plus grande. C'est cette limite du siège qui nous incite à l'expansion.
Pourtant il y a des jours où on a été ces autres femmes, on est venus avec cet homme, cette femme, et on a beaucoup plus pensé à lui qu'au film. On l'a fait mais on a honte, c'était comme si on s'était servis d'un ami comme d'un moyen. L'espace d'une séance nous avons été ingrats, indignes, mais les sièges résistaient à notre envie d'en basculer les dossiers pour mieux faire chavirer les corps, et personne n'échappait à l'écran. Will Smith ou Jean Marais nous dévisageaient.

On les sent ces spectateurs à qui un mauvais film ou un bon film est une question de vie ou de mort, miser sur un film, miser sur la vie, c'est tout pareil, à chaque film on rejoue tout, on rejoue le goût qu'aura le trajet du retour et les pensées du métro et la tonalité des discussions avec les amis, on joue la journée, on joue l'humeur, personne ne dira le contraire : jouer ça c'est tout rejouer. Après un bon film on rentre chez nous plus prestement, on sautille presque, en fait on ne sautille qu'intérieurement, plein d'un secret qu'on s'impatiente de divulguer, de faire découvrir ou parfois, seul plaisir d'aller dire aux copains "moi aussi maintenant je le connais".
Le cinéfou, il passe devant les cinémas avec cet air de fausse nonchalance, de faux "pourquoi pas un cinéma", encore un pas et il ne se serait pas arrêté paraît-il, et il regarde le programme, il regarde le programme de cet oeil qui se laisse tenter par un synopsis mais qui secrètement connaît par coeur ce programme. C'est qu'il doit entamer la petite danse du spectateur se laissant séduire ne serait-ce que pour les quelques personnes alentours ou pour lui-même, pour se persuader qu'il y avait d'autres options que le cinéma.

Minnie and Moskowitz de Cassavetes. Florence et Minnie reviennent d'un film avec Humphrey Bogart, se soûlent gentiment entre copines et parlent de cette brisure, brisure que tout cinéphile porte en lui : elles ont trop aimé la vie en aimant le cinéma, à travers le cinéma, et la vie n'est pas à la hauteur de cet amour. Pas assez à la hauteur pour qu'on puisse un jour avoir envie de se passer de cinéma et arrêter d'avoir envie de se passer de réel. "Les films sont des conspirations" qui nous ont fait croire à un idéal, aux good guys, à l'amour, en oubliant qu'on finirait par aller chercher ces trésors dans la vie même, qu'on ne les trouverait pas, qu'on finirait par haïr le cinéma. Trésor au pied d'un arc-en-ciel. Le cinéma a cru qu'il hisserait ce monde à la hauteur de sa réalité, sans penser que le monde n'arriverait un jour plus à suivre et que le cinéma ne serait que le référent à partir duquel se mesurerait l'écart. Le cinéma devait nous permettre d'identifier les Charles Boyer et Bogart de notre monde, on pensait qu'il nous disait "il y a des Charles Boyer, il y a l'amour, voilà à quoi ça ressemble", et on devait aller chercher tout ça, et quand Minnie et Florence y sont allées, elles n'y ont trouvé que des absences, des manques, des trous et des déceptions. Alors Cassavetes a fait un film sur un cinéma qui ne mentirait à personne, un cinéma partant d'un pessimisme, du visage-chagrin de Gena Rowlands, pour voir si à partir de prémisses sinistres mais magnifiques, on pouvait, en toute honnêteté, arriver à la joie, à l'amour.

Quarante ans plus tard ce sont les personnages de Sexe entre amis qui se plaignent d'avoir été bernés par le grand amour des films hollywoodiens. Leur cynisme semble n'être que l'effet d'un romantisme déçu n'attendant que la bonne occasion pour se manifester. Mais les questions ne sont pas les mêmes, car les personnages de Sexe entre amis ont la vacuité des monstres et sont orphelins d'un cinéma qu'ils ne comprennent plus. Minnie aimait le cinéma, et le détestait de l'avoir trop aimé, on a beau dire, c'est un amour qui se construit toujours contre le monde. L'amour, elle en avait et elle y trouvait son écho dans le cinéma. C'était le monde qui était trop méchant, et on peut se passer de cinéma, mais pas d'un rapport au monde, alors le monde posera toujours problème.
Les personnages de Sexe entre amis miment le manque de ce qu'ils ne comprennent plus, un manque qui est double : un manque qui les concerne et un autre qui concerne le monde, inutile de dire qu'à trop y réfléchir ils finissent par se confondre. Car le problème n'est pas tant de savoir si l'amour existe que de comprendre que pour qu'il puisse exister encore faut-il que nous puissions exister véritablement. Ici le cinéma constitue l'outil paradoxal de nos existences en ce qu'il est un miroir d'un état de choses, de nos existences, et possibilité de leur dépassement qui se fait toujours à notre image et dans les limites (robustes mais négociables) de cet état de choses, en tant qu'il reste miroir.

jeudi 13 octobre 2011

La dernière fois je me suis retrouvée à discuter de la vérité avec une connaissance amicale de la fac, il prononçait d'une façon si assurée ce mot, m'assurant que nous avions prétention, nous les étudiants en philosophie, à rechercher la vérité. Je ne sais pas ce qui m'a fait dire tout intérieurement qu'utiliser ce mot me paraissait tout à fait aberrant. Lisible oui, dix fois par pages, mais bon sang, imprononçable, vraiment. Ensuite il m'a fait lire un écriteau au loin, "agrégation externe de philosophie", il l'a lu en changeant "externe" pour "interne", je défendais que si nous étions deux à dire "interne" alors nous aurions vrai tant qu'une autre personne ne nous contredirait pas, il me disait que non et comme c'est un très bon rhéteur et qu'il est très loquace il me prouvait qu'il avait raison mais je ne me souviens de rien car intimement il me crispait, de cette crispation honteuse dont on sait qu'on ne devrait pas la ressentir pour des gens qui objectivement ne vous posent pas de problème, un tiers m'aurait dit "arrête il est trop sympa", mais il n'y avait personne.
Si j'avais dû dire quelque chose de sincère j'aurais voulu lui demander s'il ne se sentait jamais trop fatigué ou trop triste pour parler de "vérité", j'ai une nouvelle théorie selon laquelle nous ne sommes jamais dans notre état normal, par conséquent il nous faut prendre en compte et assumer le filtre par lequel se donne la réalité : comme si nous portions continûment des lunettes à verres colorés, les couleurs changent mais il nous est impossible de les enlever, ce qui nous rendrait alors capable de parler de vérité, peut-être est-ce possible si nous réunissions quelques conditions : être seul dans une chambre au calme, ni fatigué ni excité, ni déprimé ni euphorique, préoccupé de rien, cette lucide tranquillité dans laquelle nous plongent parfois certains films ennuyeux mais pas mauvais. Je lui aurais demandé s'il n'avait pas l'impression que faire raisonner ce mot dans la cour de la Sorbonne vide pouvait peut-être lui sembler juste, mais il lui suffirait de le prononcer plus loin, au Monoprix ou au milieu du boulevard St Michel pour comprendre à quel point cela sonne faux, à quel point il y a des mots qui une fois posés se font engloutir par le monde, ils ne lui résistent pas.
D'un autre côté, comme il m'arrive souvent, je n'étais pas sûre de pouvoir encore assumer mon approche des choses, cette force d'affirmation toute contenue en moi. Il avait donc peut-être raison, il mettait peut-être un mot sur quelque chose que je faisais sans jamais le dire : chercher la vérité, dépoussiérer les choses, les éclairer de cette lumière blanche de parking qui est celle de la vérité, revenir au fondement, réfléchir à partir des définitions. Et peut-être que, comme toujours j'étais son idiote à lui, celle qui en sait moins et qui ne sait pas pourquoi elle est là, un prof avait dû peut-être dire un jour ce qu'est la vérité et je n'avais pas été assez attentive. Bref ce qui m'embêtait c'était que je pensais pouvoir vivre en esquivant les questions trop fondamentales résolues chez moi dans des évidences inarticulées, et n'avoir à rendre compte à personne des motifs de mes études, à plus forte raison de mon existence, simplement avancer.
De l'autre, j'étais persuadée d'avoir raison de ne pas être d'accord avec lui et qu'il fallait le combattre, peut-être même le haïr faute de lui en parler. Au fond ce qui me gênait c'était cette chose qui me crispe énormément: quand nous utilisons des mots vagues car frelatés et dont il semble que tout le monde se soit mis d'accord sur la définition sauf moi (c'est ce qui fait que je suis dans l'incapacité de discuter de façon trop élaborée, car j'ai toujours l'impression de ne pas comprendre la plupart des mots). Or nous devrions en décliner la définition à chaque fois que l'on en use, peu importe si elle est bonne, pourvu que nous partions sur une compréhension commune. Donc vérité, quoi comme vérité ? Je sentais que je n'avais pas à le lui demander, il entendait le mot en un sens absolu, une sorte de vérité apodictique, la version du monde véritable, totalisante, la lucidité suprême, j'aurais voulu lui dire que de ces vérités-là, une seule salle de cours de philosophie en contient des milliers, allons donc plutôt cultiver les nôtres, les renforcer.
Je m'en suis voulu de ne pas avoir fait bifurquer sur les prémisses mal posées de notre discussion, ce "De quoi on parle là ?" qu'on aimerait pouvoir crier une fois sur deux. J'aurais dû avoir l'honnêteté et le courage de parler de ma version des choses, discussion qui se situe en amont : avant de postuler que nous avons quelque chose en commun à discuter, peut-être devrions nous d'abord nous renifler théoriquement, voir avec quel regard et avec quelle posture nous avançons dans ce foutoir infini, mais nous étions déjà trop loin dans la conversation pour que je puisse lui proposer de remonter plus haut, cela faisait déjà une heure que nous parlions, le soleil me défonçait le crâne et j'avais faim; voilà qui est vrai.

vendredi 16 septembre 2011

Maintenant supposez qu'un personnage se trouve dans une situation quotidienne ou extraordinaire, qui déborde toute action possible ou le laisse sans réaction. C'est trop fort, ou trop douloureux, trop beau. Le lien sensori-moteur est brisé. Il n'est plus dans une situation sensori-motrice pure, mais dans une situation optique et sonore pure. C'est un autre type d'image. Soit l'étrangère dans Stromboli : elle passe par la pêche au thon, l'agonie du thon, puis l'éruption du volcan. Elle n'a pas de réaction pour cela, pas de réponse, c'est trop intense. C'est cela, je crois, la grande invention du néo-réalisme : on ne croit plus tellement aux possibilités d'agir sur des situations, ou de réagir à des situations, et pourtant ce n'est pas du tout passif, on saisit ou on révèle quelque chose d'intolérable, d'insupportable, même dans la vie la plus quotidienne."
Gilles Deleuze - Sur l'image-mouvement, Pourparlers

Il m'apparaît parfois que je me fatigue et m'endors à force de désirer, mon sommeil est un chagrin mais le réveil est lumineux.

En groupe, en soirée : c'est là que se trouve le vrai problème : non pas dans l'impossibilité d'une conversation, mais dans sa fragilité menacée de toute part, comme si elle ne pouvait jamais triompher d'une interruption, c'est-à-dire de ses blessures.

De plus en plus, des moments de suspension où lecture et film ne pourraient que péniblement me distraire. Ce que je veux : rien d'autres qu'être allongée dans mon lit et tortiller ma bouche, froncer les sourcils, glisser ma main entre mon flanc et l'élastique de mon bas de pyjama, emprisonnant ma couverture entre mes jambes: car j'aime que dans ces moments tout soit calé, tout trouve sa place. Et je reste là comme une profonde idiote, je ne regarde rien puis je finis par me saisir en situation et je pense à ce plan de Fat City qui imite si bien ma position et à l'ambiance d'oisiveté neurasthénique qui travaille tout le film. Je cherche ça, ou plutôt, je suis obligée de le chercher, puisque j'y suis, il n'y a plus qu'à faire adopter au corps la posture qu'il faut, à l'installer confortablement dans sa tristesse. Et pendant que je suis en train d'écrire cette phrase je me sens trop triste, tellement triste, pour la finir, je ne peux pas ne pas le dire, car il a toujours fallu croire un minimum en soi-même et à ses malheurs pour pouvoir écrire dessus, ici maintenant j'ai l'impression que je n'existe pas du tout ou que tout ceci n'a absolument aucun intérêt. Dès que je pense je touche sans médiation à l'immensité de tout ce qui n'est pas moi et je comprends cette immensité: je prends parti pour mon contraire, pour ce qui s'apprête à me nier, et cela me décourage jusqu'aux larmes. Je crois que c'est précisément ça : je ne suis plus de mon côté, je ne me supporte plus, littéralement.
Cela fait plusieurs jours que je couve une sorte d'énervement proche de la crise de nerfs contre moi-même, doublé du sentiment d'une totale impuissance à un moment où je devrais m'affirmer et agir avec une saine confiance en moi. Je me délite, je m'effrite, ce qui s'érige c'est mon néant qui trouve de quoi se nourrir en me voyant dans cette rame de métro bondée : et si je coïncidais avec cette image de moi, anonyme et sans génie ? J'ai l'impression de n'exister par rapport à rien, tout tient en apparence, les amis, les désirs et les ambitions n'ont pas changé, ils ont toujours la même peau, me rendent toujours aussi enjouée, sincère dans l'action. Je peux encore parler et avoir des idées, mais une fois que tout le monde part je suis effondrée, sans explication apparente, les effets sont orphelins de leur cause. Puisque je suis en train de me haïr, et que tout existe toujours par rapport à nous (le savoir, les lectures, les films, les personnes) alors plus rien n'existe, tout semble injustifiée, sans saveur : puisqu'il faut un sujet pour pouvoir goûter, et que goûter c'est toujours se goûter d'abord, alors je ne me goûte plus et les choses me jettent des cordes que je n'attrape plus. Cette semaine aurait pu être très belle, mais allez savoir pourquoi les pensées ont cet esprit de contradiction sinon de destruction qui n'agit jamais qu'après que les choses soient vécues. Je savoure la présence de mes amis, l'amitié dégoulinante d'un groupe de lycéenne à côté de moi au café, ces groupes d'étudiants effrayants de puissance qui marchent rue Soufflot, ce très bon film, ce beau visage en face de moi, cet événement inespéré, Emile qui me raconte sa journée, ce paquet de cigarettes que j'achète, je pense que j'arrive à me perdre, à m'envelopper tout à fait dans la toile de ces évènements-là et j'ignore ce qui se passe tout juste après mais leur seule remémoration, le simple fait de me dire "les bonnes choses continuent" ne suffit pas à me calmer, car ma tristesse est ailleurs, dans une façon de ne pas me sentir à la hauteur face à ces montagnes de vie, j'ai comme volonté de me pulvériser tout à fait, de m'atomiser dans l'espace; ne pouvant me rassembler, je finirai par me perdre pour de bon. Mais dans cette atomisation toute intérieure il reste toujours un semblant d'atome de moi suffisamment grand pour que cela fasse encore mal.

mardi 30 août 2011

Cet obscur...


"Anywhere out of the world - n'importe où en dehors du monde -, tel est le centre d'attraction autour duquel Baudelaire faisant déjà graviter tout désir. Lieu étrange à jamais car se définissant paradoxalement par l'absence de lieu : un lieu qui n'en est pas un, c'est-à-dire une utopie, un "non-lieu". [...] Inquiétude d'ordre théorique, chez Lacan, à entendre parler la chose même, interdite de parole selon la loi du désir, laquelle ordonne à tout objet d'apparaître comme désirable sous la condition expresse de son absence, et à jamais indésirable dans l'hypothèse contraire. Il est évident, par exemple, qu'un thème de science-fiction, tel celui des soucoupes volantes, n'a d'impact sur le désir que pour autant qu'il se dérobe à toute vérification : non que celle-ci risque d'infliger un démenti à la crédulité, parce qu'une telle vérification, pour être couronnée de succès, risquerait d'anéantir la charge de désir attachée à la croyance et au vague de son objet. L'objet du désir doit garder ses distances avec le réel, tout en réussissant à y affleurer ; mais sans y toucher, faute de quoi l'ailleurs dont il est investi s'effondrerait - et avec lui toute son efficacité symbolique - dans la morose reconnaissance d'un ici."
L'Outre-monde, Propos sur le cinéma - Clément Rosset


Sur les coursives de la bibliothèque du Centre Pompidou des petites pancartes nous invitent "à ne pas jeter les cigarettes dans le vide", des cendriers sont à notre disposition, le ton est amical et nous invite à l'obéissance. En dessous de nous des points de touristes, des personnes qui vendent des babioles étalées sur des nappes foncées, l'air hébété et attentif, nous sommes d'une insolente tranquillité et scrutons ces crânes depuis nos coursives sans rien ne penser d'autre que "il y a des gens en dessous de nous", et nous aimons quand la pensée, tendant au repos, se borne à nommer les choses. C'est la fin août et il fait froid, mon nouveau trench (je veux dire par là que je venais de l'acheter il y a quelques heures, ayant brûlé avec ma cigarette le précédent) me serre doucement les hanches et cette légère pression me sécurise. On se sent pris au creux d'une transition, comme dans un non-lieu qui, ne sachant pas où prendre pied, finit de se construire en suspension dans ce paquebot immobile qu'est le Centre Pompidou.
Fin août ne correspond à rien, aucune image ne vient parler à la place de nos souvenirs bégayants, c'est ce qui nous rend craintifs et doux. Nous élaborons nos propres souvenirs de ces étés dans la grande ville et si nous sommes comme un peu ivres et un peu perdus, stupéfiés de solitude et de désoeuvrement, suspendus au-dessus de Paris -le mot "vide" écrit en toutes lettres venant nous fortifier dans ce vertige- c'est que nous avons à prendre en charge tout à fait cette part de l'année qui nous regarde, qui est comme le fruit d'inattentions simultanées : dans un même moment tout le monde a oublié de s'occuper de nous et nos parents ne viendront plus jamais nous chercher. Alors, par cette liberté de mouvement qui nous appartient en propre mais dont on oublie de s'émerveiller, il se trouve que nous nous retrouvons suspendus au-dessus du parvis du Centre Pompidou, à se déplacer en fonction du dernier rayon de soleil qui nous casse le visage. Un homme passe qui scande un poème qu'il vient d'écrire, un autre danse, des filles bien habillées s'immobilisent pour mieux se laisser regarder tout en se disant qu'en marchant vite elles gagnent en "insaisissable", je serre un peu plus la ceinture de mon trench, détache l'élastique de mes cheveux. La journée il y a plutôt des lycéens qui parlent d'autres lycéens, le soir ils sont plus vieux, c'est toujours plus mondain que studieux mais j'aime ça, on se dit qu'il y a du bon à être à la bibliothèque un vendredi soir de fin août, que c'est comme si nous venions de répondre à la question "un endroit improbable à une date improbable" et que nous avions répondu "la BPI un vendredi soir, fin août". Ce sont les derniers jours de répit avant que la bibliothèque ne soit tout à fait envahie par les étudiants. Dans quelque jours, elle ne le sait pas encore, mais elle s'y rendra, intimement persuadée qu'aucune raison ne pousse les étudiants à s'y rendre, elle tombera sur une énorme file d'attente qu'elle se refusera toute sa vie à affronter, préférant partir au café, elle ne reviendra sûrement plus jamais ici car la file d'attente sera imperturbablement la même jusqu'en août 2012.

Mais à présent elle y est, il n'y a plus grand monde et notre, son intériorité semble avoir réglé ses problèmes comme on règle ses factures. De juin à août elle a su conquérir une forme préoccupée de tranquillité, se laissant imprégner par les problèmes qui naissent dès lors qu'elle n'est pas hors de soi mais macérant en elle-même, dans sa sauce transparente : non plus des problèmes bien précis, contextualisés, qui ont des visages et des noms, mais quelque chose de plus abstrait et de plus, disons, universel, des brèches à jamais présentes sur la surface de sa conscience, des choses qui poseront à jamais problème, dont on n'en finirait jamais, comme lorsque le professeur de philosophie écrit "Le désir" au tableau et que l'on a la soudaine impression d'être en face de la figure même du désir, qu'on touche à l'essence en touchant au fragment, sa pensée était libre de s'attacher à son thème, une pensée blanche.

Une fois assise à sa place tout correspondait : il semblait qu'elle arrivait à bien mimer l'attitude affairée, concentrée, tout à son manuel et à son cahier, égoïstement pliée sur son travail. Un bloc de savoir immatériel s'était construit au-dessus de leurs têtes et auprès duquel montaient les esprits des étudiants, ce qui leur donnait ces visages concentrés presque inconscients, ni présents en eux-mêmes ni présents en ce lieu, mais auprès du bloc. Quelque soit la variété des matières qu'ils étudiaient: les mathématiques, le commerce, l'économie et l'histoire de l'art ne formaient plus qu'un même bloc. Insensiblement, ce calme intérieur se renversa en son extrême, un malaise commença sa musique et des noeuds se mouvaient au fond de son ventre : sans s'annoncer sa pensée venait de tomber sur l'image tremblante de cet homme, comme si le registre de sa pensée ne pouvait qu'ouvrir la page sur ce qui pouvait fissurer ce réel. Ces noeuds étaient tout ce qui en elle ambitionnait de s'épandre, de croître, de monter, c'était les noeuds du désir qui par manque de place pour s'étirer se recroquevillaient douloureusement dans son ventre à la façon d'une feuille qui brûle et dont les bords s'enroulent sur eux-mêmes. Son désir était si grand et venait s'écraser sur les murs de la bibliothèque, sortait des fenêtres, cherchant à se pulvériser contre les murs du monde. Des milliers de lignes de fuite fusaient depuis son ventre, parcourant toute la surface de la bibliothèque, ondes chaudes et silencieuses, qui s'étendaient jusqu'au désiré pour buter contre lui et venir retomber et se fracasser sur elle. Comment pouvait-elle penser si loin à propos de quelqu'un, elle qui était si jeune fille en apparence, et si monstrueusement désirante, avec cet espoir qui la tuait de honte et qui parce qu'il espère, pense pouvoir se rapprocher de son objet. Elle s'en voulait de ne pas investir la sincérité au travail des étudiants autour d'elle, ses pensées n'ont jamais fait que subvertir la solidité indiscutable de son présent: ne jamais à la possibilité d'être tout à une chose, elles l'emmenaient à son strict opposé, la joie se teintait alors de destruction, le calme lui donnait envie de crier, sa tranquillité ne saurait être autre chose qu'intranquille, et dans ce lieu de travail où il n'y avait rien à désirer, rien à vouloir, elle voulait, elle désirait, ne se repaissant pas de son seul travail (des cours de cinéma) qui l'ennuyait plutôt en ce qu'il semblait avoir résolu depuis longtemps la fragile question du désir.

Cela avait commencé avec la cigarette sur les coursives avec Thomas et la discussion qu'ils aiment avoir sur les rencontres, soudain par le déclic d'un accès de lucidité, comme une zone de conscience qui, non contenu, embrasserait la totalité de son monde, elle avait approché comme l'issue finale de cette histoire : il était bien entendu que son désir ne ferait pas histoire, intrigue, frottement, mais qu'il serait condamné à rester suspendu au dessus de son objet; comme une chose que l'on signale dans un guide touristique, une chose à visiter, que l'on a projetée de saisir, que l'on a envisagée. Le désir envisage mais le "pourquoi pas" qu'il énonce est celui d'un douloureux caprice, d'un caprice persistant : j'ai eu ce choix de désirer et je suis ficelée à lui, elle se souvenait toujours du moment où elle avait dit "ce sera lui", en l'articulant d'une voix si faible que cela passait pour un désir qui s'était fait sans elle.

Ce qui au fond se jouait à chaque fois qu'il lui arrivait d'être pris dans les filets de la délicieuse indifférence d'un homme, c'est que ça n'allait pas sans son lot de blessures, de petites morts, de fatigue au milieu d'une promenade ou d'une nuit, ses joues se chauffaient souvent de tristesse au beau milieu de la nuit. Elle dénombrait les choses qu'elle aurait pu dire de lui, elle écrivait derrière son dos le roman de ses brillances, de ces endroits où lui même n'avait jamais regardé pour se dire "je suis désirable", le désir agit dans le dos de cette naïveté qu'il mettait à vivre, il regarde cette naïveté en priant pour ne pas qu'elle se tourne sur elle-même, pour qu'elle reste intouchée, désirer était donc toujours regarder l'autre au grand jour par le trou d'une serrure, creusant la clandestinité. Elle parcourait obsessivement l'impensé de cet homme et élargissait cette zone d'impensé, jusqu'à la déraison. Elle avait donc la lucidité de le reconnaître, d'être au bord de son désir qui ne ferait pas histoire. Il manquait la base pour que l'histoire puisse s'écrire : des événements, des fluctuations, les variations de la couleur de son désir, or son désir était coincé, coincé dans son ventre, inamovible, d'un rouge fixe, et pour cela même douloureux. S'il y avait eu parfois intrigue c'était dans les nuances entre un plus grand espoir et un total désespoir, désespoir qui ne l'invitait pas pour autant à abandonner tout à fait; on ne saurait égarer intentionnellement son désir. S'il fallait abandonner, se désintéresser de son désir il faudrait que ce ne soit jamais assez pour ne pas perdre le goût du noeud, noeud auquel elle tenait pour ce filtre de gravité qu'il déroulait sur sa vie, cette couleur de roman qu'il instillait n'importe quand. Par exemple quand elle s'arrêtait au bord d'un passage piéton et qu'elle se saisissait dans un plan, se voyant s'arrêter au bord du trottoir comme si elle était un piéton juste en face et se disant d'elle-même "elle désire", se voyant coincer ses doigts entre son épaule et la bandoulière de son sac, se pensant dans l'agencement de la ville. Avec d'autres hommes il y avait eu la possibilité de divertir son désir par l'histoire de ses frustrations et de ses échecs, quelque chose avait lieu et c'était déjà ça, une narration de l'échec, de l'indifférence, mais qui était la preuve qu'un rapport au désiré se poursuivait imperturbablement, un espoir qui avance et qui était à présent figé dans l'image d'un homme qu'elle voit peu, qui avait oublié de ramasser derrière lui son image.

Sa pensée trempait dans un désoeuvrement qui autorisait à la lucidité, qui n'autorisait qu'à ça : nulle passion, nulle distraction, nulle distorsion du réel. Il lui était déjà arrivée de voir le monde plié selon ses désirs, c'était à ce moment là qu'elle s'était convaincue de la puissance de nos versions du monde, à ce moment où son désir était tel qu'un refus était pris pour un acquiescement, un rien était pris pour un signe, tout se pétrissait de signifiance. C'était absolument ridicule mais passionnant à vivre, lors de ces moments d'égarement, grossièrement elle se disait : le spirituel déborde le matériel, et malgré la honte qu'elle éprouvait elle se satisfaisait toujours de la puissance de son esprit malade, presque génial dans sa maladie. Elle pensait à sa vie, rien n'annonce la puissance du désir, rien ne prémunit contre, on a beau passer une vie à chuchoter, rien n'annonce et rien ne prépare à ça, à ce rapport malade et suppliant à l'autre : donne moi tout mais ne me le donne surtout pas, car le désir a ceci que d'expérience, même si nous ne nous l'avouons pas, son bonheur se trouve en lui-même, le bonheur d'une douleur qui n'attend pas sa résolution mais est la résolution problématique du rapport à l'autre, "c'est l'attente qui est magnifique", comme une droite qui ne tendrait qu'à se prolonger indéfiniment. Laisser résonner l'altérité à l'intérieur de son ventre étroit, réitérer le constat d'un non-savoir sur elle, non plus "je te connais depuis longtemps" mais "tu m'échappes depuis longtemps". Objectivement jeune et dressée dans son autonomie, elle se sentait subitement vieille, honteuse et dégoûtante, se disant "je désire comme un homme", comme il lui apparaissait parfois que les hommes désiraient, elle qui n'aimait rien d'autre que le raisonnable, l'indépendance, la mesure, son désir réclamait, palpitait, délirait, tendait l'oreille à une réponse qui ne viendrait jamais et dont elle n'était pas sûre que la réponse en serait le seul assouvissement sexuel, il lui semblait que s'il fallait faire quelque chose de son corps, manger, dévorer cet homme conviendrait mieux à son désir, elle le voulait au creux de sa main.

L'ambition de sa vie serait d'inverser le lieu du mystère et de prouver qu'il est possible de décrire un homme comme un homme décrirait le secret d'une jeune fille qu'il désire, à la description de son corps péniblement lisse et brillant répondrait celle de l'homme, qui est la description d'une vigueur, d'une objective virilité mais aussi d'une négligence toute masculine, négligence qui n'est autre que la traduction matérielle de "l'impensé". Elle consacrerait un chapitre à fixer dans les mots son visage palpitant, ce serait un travail harassant mais qui la bouleverserait. A la description d'un portrait "moral" de la jeune fille répondrait celui de l'homme, beaucoup plus foisonnant, ramifié, et qui serait la peinture d'une intelligence au monde, d'une rigueur, d'une lucidité colorée d'expérience, d'un mélange de renoncement et d'ambitions frétillantes de jeunesse, d'une discrétion qu'il mettait à vivre, à s'avancer vers elle, des pages seraient réservées à plonger dans les profondeurs de sa fatigue. A propos de la possibilité d'une rencontre qui serait comme un nouveau monde à parcourir, il lui laissait à elle la charge de s'émerveiller pour deux. Ils partageaient un même langage, c'était ce qui l'avait frappé très vite, cette façon d'être en accord avec un phrasé et donc avec une existence, une façon de prendre les choses par la bonne phrase, la bonne gravité, ce réconfort là qui était le réconfort magnifique d'une vie vécue loin de vous et qui semble pourtant tremper dans un même monde - condition de votre magnétisme et donc de votre rencontre. Ils approchaient par la discussion un monde éthéré de préoccupations communes avant de retomber dans les particularités autistes de leur existence : sa vie d'étudiante, sa vie d'homme. Dans ce langage il ne cessait de travailler à se retrouver amicalement et elle ne savait plus très bien si c'était lui qui avait adopter son langage, pénétrer son monde où si c'était elle qui s'était rendue intelligible en parlant sa langue. Ils se quittaient sur une note de gratitude stupéfiée (elle en tout cas) à l'idée que deux étrangers puissent vivre le discret miracle d'une bonne discussion, elle sautillait toujours un peu en le quittant et marchait jusqu'à des stations de métro qu'elle n'avait jamais empruntées. C'est dans le réconfort de son intelligence à lui, dans la promesse d'une réponse modérée, à-propos et articulée dans les termes de leur langage partagé, qu'était né le désir de se perdre à tout jamais dans ce moment d'adéquation totale, de compréhension parfaite et mutuelle, elle le voulait à disposition pour lui arracher inlassablement cette jouissance-là. Son corps était le lieu de son esprit, son esprit le lieu de son corps puisque cette synergie des intelligences avait tout de sexuel et que son corps était cet impensé à investir, s'il savait seulement ce qui se tramait en son absence, grâce à son absence.

Thomas voulait aller aux toilettes, elle allait l'accompagner, retourner fumer dehors, peut-être aussi lui parler de ce qui se passait en termes vagues, elle s'arrêterait au milieu d'une phrase pour allumer sa cigarette avec ce petit "mmh" que l'on place quand on est soi-même en train de s'interrompre : "tu vois, mmh...(elle allume sa cigarette)", et il lui donnerait de ses conseils inutilisables mais qu'elle adorait, elle avait l'impression qu'elle lui parlerait toujours depuis sa laideur et depuis sa maladie et qu'il serait à tout jamais compréhensif et que les gens autour d'eux, les filles surtout, se demandaient ce que Thomas pouvait bien faire avec elle, elle pensait qu'elle tombait malade de désir et que pour lui désirer était une question d'hygiène. A la fermeture de la bibliothèque il l'emmènerait dans un bar, s'échangeront les paroles, les cigarettes, se partageront le feu, l'un des deux paiera un deuxième verre à l'autre, elle lui dira qu'elle a l'alcool dépressif, il lui parlera de boxe et elle ne s'ennuiera pas, elle avait accepté de moins parler que lui, c'était ce soir qu'ils auraient dû partir danser mais c'était tombé à l'eau, elle était tout à fait divertie de son noeud, il ressurgirait un peu plus tard, dans le long travelling du train de banlieue.

dimanche 14 août 2011

Cher Roman,

j'avoue je ne m'attendais pas à ce que tu m'écrives un message aussi gentil que celui que j'ai reçu de ta part, tu imagines bien quel genre de joie il y a à consulter une fois tous les deux ou trois jours sa messagerie sans espoir, d’avoir l’impression que l’on approche en août le vrai état des choses où tout le monde est rivé à sa vie, à ses vacances, et où l'on est forcé à la solitude et à l'hébétude par le seul fait qu'aucune contrainte ne nous oblige à côtoyer les autres, et de tomber sur un mail inattendu, bienveillant, bien amical. Je t'imagine à Venise et me demande quel genre de touriste tu es, je t'imagine fatigué par le repos et le temps libre comme je l'aurais été moi-même. Je trouve trop dur d’essayer de s’élever au-delà de la condition touristique, je me retrouve vite fatiguée et finit par tomber sur ma propre incuriosité et mon indifférence. Tout m‘embête et si j‘entrevois le début d’un folklore vécu quotidiennement je m‘attriste de ne pas pouvoir plus, d‘être sans cesse projetée en arrière par la force centrifuge du quotidien des autres, condamné à ne rien comprendre de l'intérieur. Et c'est comme si je ne voyais aucune alternative au voyage triste, alors si tu en as une raconte moi tout.
Tu as tout à fait raison de me dire que je devrais aller lire au café et je suis aussi persuadée que toi que c'est la meilleure chose à faire. Au fond je n‘aspire qu‘à ça et le voyage, s‘il possède une acception idéale, ne veut à peu prés dire que ceci : s‘asseoir dans un café. Ici aussi au Liban je ne demande qu'à reconstruire ce rituel autiste au monde, comme je suis souvent prise dans des cercles, des groupes, la famille et son tumulte c’est important de travailler à reconstituer cet espace avec une tasse de thé, mes deux biscuits (ok parfois cinq), et un livre. Ce n'est pas tant pour boire mon thé (Lipton jaune de base) que pour affirmer quelque chose, mais j'ignore encore quoi, essayons: quelque chose qui rassurerait comme si je prenais profondément racine en un point précis, en un lieu, et mettais en scène mon individualité par le soudain besoin d'un certain rituel et l'unité de chaque objet : une tasse, un livre, un sucre : j‘existe bien.

Je ne sais pas comment t'expliquer qu'il est presque tout à fait impossible pour moi d'être une promeneuse au Liban comme tu peux l‘être à Venise. Une marcheuse qui introduit un peu de distance entre elle et ses mauvaises vacances en faisant une de ces promenades qui nous ancre progressivement dans le monde. Leur plaisir est à la fois extrêmement dépendant du lieu où l'on se trouve et à la fois déclinable dans n'importe quel coin du monde, comme si l'esprit, à force de marcher finissait d'atteindre toujours ce même point universel de la pensée, comme si la marche physique avait sans crier gare parcouru une distance toute spirituelle. Ici la marche existe difficilement : les voitures sont reines, il n'y a pas de trottoir, pas de feux tricolores, conduire et marcher y sont dangereux mais les libanais ont développé un tel point de folie et de vigilance dans leur conduite qu‘une forme de normalité folle s‘est rétablie. Les routes sont extrêmement pentues et entre deux immeubles il n‘y a souvent rien que du bitume, souvent tu prends le risque de tomber dans le fossé à cause d’un énorme camion.
Au mieux on peut se balader dans la capitale, Beyrouth, entièrement reconstruite et dont la splendeur de plastoc mondialisé-arabisante te donnerait la nausée. Le Hard Rock Café côtoie le Virgin Megastore, un peu plus loin, une énorme mosquée jouxte une église et des vestiges archéologiques fraîchement retrouvés. Sauf que pour s'y rendre il faut bien trente minutes de voiture et même la ville n'ouvre ses possibles qu'aux privilégiés, les palaces règnent tranquillement sur la ville et si tu marches assez longtemps tu es vite accosté par des femmes pauvres qui te demandent si tu n'as pas quelque chose pour leur fils et même si tu n'as rien, même si tu les ignores, elles te quittent en te disant "Que Dieu te bénisse" avec cet air qui te fait penser qu’elles viennent de te maudire; les libanais sont très superstitieux. A Beyrouth, si tu es un piéton tu finis dans une rue piétonne que l’on n’atteint jamais à force de marche et de hasard mais parce qu' il n’y a rien d’autres. Le pays n’existe que par bouffées de construction, ici un supermarché à coté d’un immeuble, ensuite rien que des poteaux électriques et puis encore deux immeubles, plus loin, un supermarché. Bien sûr je te raconte ça en espérant que tu me connaisses assez pour savoir que je colore de mon insatisfaction tout ce qui me tombe sous les yeux. Dans « Des mots de minuit » spécial Beyrouth des architectes discutaient de la laideur et de l’incohérence de la ville mais Le Clézio s’émerveillait de voir Beyrouth ne jamais dormir, je ne vois pas en quoi cela en fait forcément un bon point. Ça devient profondément pesant de n’entendre plus que ce vocabulaire de « ville qui ne dort jamais » pour justifier de l’intérêt d’une ville comme si nous pouvions l’expérimenter dans un plan d’ensemble euphorisant qui nous ferait vivre à la fois LA nuit et LA ville, comme si ça voulait dire autre chose que « les night-clubs et leur ennui sont ouverts, des idiots alcoolisés n'ont rien à vous raconter » .
Tu me demandes si une fille ne peut pas se promener seule, en fait le problème, après celui de l'impossible marche, est tout autre : ici l'unité la plus élémentaire c'est le groupe. L'observation de l'agencement des cafés suffit à le constater, ce sont des longues bandes de tables, il y a cinq à huit chaises autour, tu fais d'énormes commandes, tu demandes à fumer le narguilé, tu parles tu parles, tu manges des cacahuètes, des pistaches, des noix de cajou. Depuis que je viens ici en été je ne vois que rarement des hommes attablés seuls avec leur téléphone posé devant eux comme une ouverture sur de possibles présences. Je n‘y croise jamais cette façon d‘être seul au café qui ne cherche rien d‘autre qu‘à atteindre une forme pure du présent et du regard sur la ville. A l’inverse, un guéridon de café parisien semble n'inviter qu'à l’émergence d’une solitude guillerette. Tu marches dans la ville et tu finis par te glisser avec fluidité entre le guéridon et sa chaise et ce n'est que difficilement et en embêtant le serveur que l'on s'attable à cinq. Souviens toi de la dernière fois avec Juliette et Thomas, on se sentait en train de bousculer un ordre établi : deux chaises pour une table. L'espace restreint et le voisin que tu gênes te le font bien comprendre. La tradition ici ce sont les grands restaurants perchés dans la montagne où tu commandes une table pour vingt personnes et où tu picores des mezzes.
J'y suis allée il y a juste deux jours : deux heures de trajet pour l'aller et une journée qui passe sans que tu aies fait autre chose que manger et insulter tout le monde dans la voiture; c'était tellement la merde que j'ai fini par passer une bonne journée. Donc pas de flânerie, mais des groupes et des voitures, s'il y a une culture de la solitude et de la rêverie solitaire elle n'existe que contre cette culture de groupe et n‘existe pas du tout en tant que besoin d'être seul à renouveler.
Ma cousine plus jeune que moi de deux ans est en train de passer son permis, et hier je me disais, en pensant à mes amis de licence, qu'ici au Liban ce droit à la nonchalance on ne peut pas se la permettre : travailler mal, dire non au permis de conduire, faire des sciences humaines, ne pas se marier, ce n'est pas envisageable ou alors c’est vivre dans une marge qui n’est même pas souhaitable pour soi-même, autant voyager pour aller vivre ailleurs. Parfois j'ai tendrement honte pour toutes les libertés que l'on prend quand je regarde la vie réglée et éminemment familiale de mes cousines. Je pourrais facilement me moquer d’elles, écouter cette petite cellule en moi qui s'exclame "pour rien au monde autre chose que ma vie" mais la question bien sûr, ne se pose pas en ces termes et il faut alors se faire violence pour ne pas succomber à la comparaison de tout avec n'importe quoi, car nos modes de vie n’ont rien de comparables, ils sont aveugles et sourds l’un pour l'autre et autant justifiés l'un que l'autre.
Quand je suis au Liban, mon mode de vie français me paraît presque irréel, en France, si je pense au Liban je me dis qu‘il est un point depuis lequel on me juge. Leur vie est une autre sorte de sagesse, la sagesse de se dire qu'il n'y a rien de bon à aller titiller les excès, les cimes du désespoir, les subtilités de dosage de la tristesse, les artifices de la solitude, cette façon que l‘on a de vivre en imposant si naturellement son individualité, ses exigences et ses cris. Ici on préfère passer des journées avec sa famille, discuter avec sa grand-mère, parler toute une soirée avec sa mère, regarder la télé avec sa sœur. Il y a un filet de sécurité et de socialité empêchant que les pensées n'aillent se perdre trop loin, dans cette angoisse sans forme, ces hoquets de narcissisme et d'ambition qui nous chauffent le cerveau, ses balbutiements de révolte, de cynisme, de haine qui sont notre quotidien - je dis ça en me rendant compte de ce qu‘il y a de profondément passionnant à vivre comme ceci et je pense aux amis de la licence, a la façon dont ils imposent chacun leur monde. Ici tout le monde tend à se fondre dans le cosmos, comme ces petites maisons qui semblent être disposées comme si une main divine les avait saupoudrées sur les collines du Liban. Cela me rappelle cette phrase de Virginia Woolf qu’elle écrit dans son journal à propos de son homme, et dont je ne garde que le goût et jamais les mots exacts, heureusement je l'ai notée dans mon agenda alors je peux te la répéter "ma personnalité semble résonner au loin dans l'espace lorsque L. n’est pas là pour en enclore toutes les vibrations". Et cette autre phrase de Woolf dans Voyage au phare "Le repos, d'après son expérience, jamais on ne le trouvait en tant qu'individualité, mais en tant que coin de ténèbres. En abandonnant sa personnalité on abandonnait l'inquiétude, la hâte, l'agitation. » Ici se poser en tant que coin de ténèbres est difficile, et le repos s’exerce en famille qui a cette vertu lumineuse de te divertir de ces problèmes existentiels qui semblent, à l'inverse des soucis quotidiens, descendre sur nous depuis l'espace infini. Le foyer est cet espace clos imperméable à ces vibrations glacées. J’avoue parfois éprouver ce réconfort en rentrant chez moi après une soirée déprimante, parce que ma mère est en train de cuisiner et que sa simple ignorance de mes problèmes me fait dire que je n'en ai peut-être pas.
Je t'imagine bien marcher les mains dans les poches et lire au café, c'est une vision plutôt rassurante, comme de penser à Juliette en train de travailler ou à Thomas avec son sac à dos en Thaïlande, nous sommes reliés les uns aux autres par un fil d'une couleur insoupçonnée, dans bientôt un mois, peu importe la façon dont nous avons passé nos vacances, nous partagerons de nouveau un même mode d'existence. Vision rassurante aussi parce que j'ai l'impression que tu fais souvent ce que tu veux dans ta vie, que tes désirs se frayent une place dans le monde, que cela est pour toi tout à fait la moindre des choses et que tu vis proprement, sérieusement et calmement. Je suis aussi comme toi, je n’ai pas à me plaindre d’un trop fort décalage entre ce que je vise et ce que j’atteins, mais j‘ai l‘impression de devoir me battre contre un danger qui sont les forces obscures des mœurs libanaises. De façon plus large je crois que nous nous débattons tous contre cette version de notre vie qui semble courir après nous à pas feutrés et où nous serions bourgeoisement installés dans la vie en y menant une existence d‘un « désespoir tranquille », comme dirait Thoreau. Il est juste et justifié pour nous de chercher à vivre comme personne même si les formes que cela prend chez certains me crispent au plus haut point. Il est tout aussi juste pour les jeunes libanais de chercher l‘inestimable réconfort de la conformité. Cette conformité chaude et qui pourtant symbolise chez nous le piège sur lequel on tombe à force d’essayer de s’en détourner. Je crois que je reste encore confortablement prisonnière de cette énorme tentacule qui s'appelle famille, qui plus est libanaise, alors que beaucoup d'entre vous à la fac, vous semblez ne plus connaître ça que dans les moments où cela s'impose obligatoirement à vous. Vous avez cette intelligence du détachement que je ne pourrais pas essayer de singer sans sentir que je fais fausse route, que cela n‘est pas moi. Ma vie est telle que je ne peux échapper à une discussion avec ma sœur, à des blagues avec mon frère, à une casserole de riz préparée par ma mère. Ma famille épie beaucoup ma façon de travailler à mon autonomie.
Ici à l’hôtel j'avoue vivre dans un vacarme perpétuel à peu prés toute la journée, le matin Chris mon cousin et Emile (il va avoir 15 ans, il est très mignon même avec de l‘acné) crient, se battent juste à coté de moi, à même mon lit qui se trouve à coté du salon, dans un espace ouvert. Ensuite je prends mon café en regardant la télé avec eux, aujourd'hui j'ai fermé le rideau et j'ai pu aller fumer sur la terrasse avec mon café, j'ai regardé le paysage en tentant d'éprouver quelque chose comme un vertige mais j'ai fini par me dire que je ne savais pas ce qu'était la nature (j’aime bien me poser des questions sur les définitions rudimentaires comme on t’apprend en cours de philo de terminale) et je suis descendue à la piscine.
Ce vacarme ne me dérange pas parce qu'il est très peu présent quand je suis à Paris. Je laisse ici ce vacarme m'envahir tout à fait pour qu'il me rappelle la valeur de son exact contraire, le calme des lectures, les cinémas, les discussions avec les amis, le silence des soirées sans télévision. Depuis que les cours de la fac se sont terminés je n'ai jamais autant parler à ma sœur, à mon frère et à ma mère. En pensant pouvoir trouver du temps pour mes choses à moi pendant ces vacances c'est en fait eux que j'ai trouvé tout au bout. Et ce que je me dis ce n’est pas « j’ai perdu mon temps à discuter à propos de rien et à faire des blagues» mais « ceci est plus que le reste la vie ».
Ici ce que j’aime faire le plus c’est aller me baigner un peu et puis me sécher au soleil. J’ai l’impression d’être une ville après la pluie qui se sèche imperceptiblement au soleil revenu, peut-être alors qu’un arc-en-ciel traverse mon corps, en tout cas je me sens mêlée aux éléments, tout devient alors très concret : le soleil, l’eau et ma peau. Je pense à ce que deviendra cette goutte sur mon bras, le plus souvent elle glisse à l’horizontal et finit par s’écraser sur la serviette; quand je suis tout à fait sèche alors je peux ressortir mon livre.
Ce n’est pas sans intérêt de vivre dans le microcosme d’une piscine et de ses transats, voir à quel point il devient normal de marcher toute trempée, les jambes découvertes, devant des familles inconnues, voir des femmes qui regardent comme des parties tout à fait indépendantes d’elles-mêmes, leur ventre, leur bras, leurs cuisses cuire dans leur huile solaire : la peau reprend ses droits. Là aussi je ne peux m’empêcher de comparer. La peau à Paris se révèle dans ses scintillements, elle est un espace d'imaginaire et de tremblement, elle est une question posée à notre monde qui est un monde recouvert, l'exhiber plus qu’il ne le faut c'est faire fausse route, être dans l'erreur. J’aime que la ville soit pudique autant qu’elle le peut, mais d’une pudeur non pathologique mais qui serait une des ramifications que prend la politesse et l’élégance. Ici autour de la piscine, la peau exhibée est pure matière, présence sans issue et qui perd son ambiguïté. Par exemple la peau des bras de mon prof de philo de terminale s’offrait banalement à moi au café en été, c’était pourtant la première fois que je les voyais et ils devenaient de se fait comme une sorte de sommet d’érotisme…sentant l’obscénité d’une telle vision mon prof a très vite fait de redescendre les manches de son polo. Cette scène serait impossible ici. J'ai vu les cuisses banales de femmes qui n'étaient rien pour moi, j'avoue donc être d'abord tout à fait opposée au concept de maillot de bain et finir par jouer le jeu parce qu’il faut bien barboter dans la piscine. J’aime l'idée que les corps qui se montrent à nous soient des corps aimés et qu'ils se dérobent sévèrement aux regards qui pourraient leur témoigner de l'indifférence. J’aime que tout ce qui puisse s‘éprouver à propos d‘une peau ne soit l‘objet que d‘un esprit pathologiquement rêveur qui se suffit d‘un poignée, d‘une clavicule. Montrer son corps est un don inutile, que personne n'exige mais que le regard ne peut s'empêcher d'accepter comme magnétiquement attiré vers lui. Comme l’érotisme lourd d’un décolleté trop généreux qui ne nous offre aucune issue vers un sens différent de celui de la concupiscence. Ceci est précisément le vulgaire : la clôture du sens, la matérialité étouffante.

Si tu veux j’ai un bon truc ici pour abîmer mes livres sans délai : ils se prennent souvent de l’eau de piscine et des pages deviennent un peu craquantes comme des feuilles. J’ai un recueil de romans de Virginia Woolf qui a pris la pluie à Paris, il pleuvait tellement que l’eau était entrée dans mon sac, je m’étais promis de ne jamais abîmer ce recueil, j’adore son papier, son odeur et l’épaisseur du volume, j’ai été traumatisée quelques minutes mais ça finit par passer, on se désintéresse de ce genre de faux problèmes. J’avais trouvé « Paris est une fête » décevant, presque anodin, je lui préfère « Satori à Paris », beaucoup plus bref, Kerouac part à la recherche de ses origines françaises, je te le conseille malgré la couverture dégueulasse de l'édition Folio comme le sont la plupart de leurs nouvelles couvertures. Perso je lis « Lolita » que je n’ai jamais lu, je trouve que j’ai bien fait de négliger cette lecture pour ne la lire que maintenant, à un moment où je pense qu’elle s’offre à moi dans tout son potentiel, résonne dans sa totalité et non pas partiellement faute d'expérience ou de je ne sais quoi. Je trouve qu’il y a deux mémoires des livres et des films : une mémoire rationnelle qui se souvient de certains passages, de certaines phrases, de situations précises et des raisons pour lesquelles l‘œuvre est réussie, et puis la mémoire émotionnelle, proche du stade de l’oubli, où tout n’est que bouffées de couleurs, d’impressions et d’atmosphère, des choses tout à fait incommunicables, la mémoire des lectures d’enfance est principalement celle-ci et peut-être que les livres de notre enfance ne sont bons qu'à condition d'être saisis par le filtre de cette mémoire.
Ici il est deux heures du matin et il y a la rediffusion de « Comme si c’était hier » : des célébrités sont plongées dans le job qu’elles faisaient plus jeunes ou que leurs parents pratiquaient, là il y a une ancienne Miss France qui fait l’infirmière, je sais pas pourquoi mais cette émission est, depuis mon séjour, l’une de mes préférées à tous les niveaux, elle me nourrit comme spectatrice lambda autant que comme spectatrice critique: les « situations humaines » que l'émission s’efforce de provoquer finissent par vraiment marcher avec ceci de bancal que tout est prévu mais qu‘il reste une zone d‘impensé et d‘imprévisible qui fait émerger des choses un peu plus sales et intéressantes, des rapports de force où la célébrité aimerait crier "mec je suis une star, pas ton employée" ou cette façon qu'elles ont d'attendre d'être reconnues par les clients. J’admire aussi le zèle et l’assurance des célébrités qui osent tout sans se poser de questions, qui ont cette intelligence de l'action, cette idiotie de l'action. Il s’y joue aussi un subtil renversement qui fait que les célébrités se trouvent soudainement écrasées, ridiculisées et conscientes de l'être par des gens qui exercent de vrais métiers. Ceci est bien sûr d'un intérêt tout relatif et qui doit beaucoup à mon ennui.

Demain lundi au Liban c’est la Sainte-Marie, c’est une fête religieuse importante tu sais, tu fais des feux d’artifice dans ton balcon et tu vas à l’église et tout. Je rentre jeudi matin, et j’avoue c’est vrai que tu as quelque chose du Tadzio de « Mort à Venise » mais cette remarque a quelque chose de trop flatteur que je n’assume qu’à moitié. Vivement septembre, ces vacances sont interminables comme cette carte postale, et j'ai aussi besoin qu'un chargé de TD me corrige mes raisonnements.

Bisou,
MURIELLE

jeudi 4 août 2011

Chère Juliette,



je suis bien arrivée au Liban, le repas de l'avion était assez bon même si je n'ai pas touché à mon dessert, j'ai dormi tout le trajet même si j'aurais bien voulu regarder "Limitless" ou "Source Code" mais les écouteurs ne tenaient pas bien dans les oreilles. Je pensais être étonnée, émue, ou ressentir un petit choc en revoyant le pays, en reconnaissant son humidité ou sa laideur particulières, mais j'avoue que sur le trajet de l'hôtel j'étais blasée comme si ça faisait un mois que j'étais ici, tout me glissait dessus, je suis plus émue quand je revois le Stade de France sur le trajet du retour que quand je vois défiler le Liban par la fenêtre. Comme chaque année ma grand-mère nous a accueillis avec un gros repas, il y a de moins en moins de monde et le dîner dure de moins en moins longtemps. Les gens se permettent de plus en plus de ne pas venir, cela prouve que les temps changent et qu'il est impossible qu'ils ne changent pas, même si c'est triste moi ça m'arrange, n'empêche avec les années je m'assouplis, les gens me trouvent plus gentille, plus serviable, je pose des questions, je suis bien obligée, je dois me montrer changée, adulte. Tout le monde ne parle encore que de moi dans les mêmes termes: mes livres "Murielle avec ses livres", un ami de la famille, César a trinqué à Murielle "et ses livres" parce que c'est la seule image de moi qu'ils pensent pouvoir invoquer sans se tromper. Ma tante Marianne a raconté une anecdote au milieu du repas : un soir je dormais chez elle et elle a vu la lumière allumée dans les toilettes très tard dans la nuit, elle s'inquiétait et en demandant qui était là et si ça allait je lui ai dis "c'est moi, je suis en train de lire", tout le monde a rigolé et ma mère a confirmé que je lisais aux toilettes. Mmh, ça devait être un peu gênant pour moi et dans d'autres circonstances ça m'aurait profondément énervée mais ma famille a besoin de ses histoires sans âge pour se raconter sa propre histoire, penser qu'elle maîtrise encore un peu la vie de ses membres éclatées : je n'ai jamais sentie aussi fortement le décalage entre toutes nos vies, et il devient de plus en plus difficile de faire passer quelque chose sur soi qui soit profondément nouveau, même si je sais qu'ils sont tous plus au fait de ma vie que je ne le pense : maman les tient au courant tout au long de l'année par téléphone. On pense toujours que ce genre de dîner sera le socle immuable de la vie de famille mais c'est en fait impossible, on pense avoir trouvé un rythme, une tradition, mais peu à peu, par un ensemble de choix individuels, l'essentiel finit par se perdre et ce dîner n'était que le spectacle mimétique de son modèle, de son apogée qui date d'il y a peut-être dix ans. A la fin du dîner je me suis retrouvée avec ma grand-mère et ma mère a nettoyé les plats dans la cuisine, je me suis sentie comme inscrite dans une lignée, intégrée à quelque chose qui était un peu hors de moi, un état de fait indestructible, c'était émouvant. Ma grand-mère a maigri, je ne sais pas ce qu'elle pense de moi, mais dans sa cuisine avec ses plats et ses casseroles sans âge je me sens à des années lumière de ma vie d'étudiante, de mes préoccupations et ça me manque un peu parce que ce sont des choses que j'aime vraiment, je n'ai pas besoin de les quitter, de faire une pause.
L'hôtel est trop bien, aussi bien que celui de Prague, on a deux chambres énormes, une kitchenette, deux télés avec toutes les chaînes françaises, un petit salon, c'est un hôtel assez récent, avant il n'y avait que le club avec la piscine. Hier et aujourd'hui je suis allée à la piscine, en fait c'est toujours aussi chiant et après quelques heures je commence à approcher la crise de nerfs, tout le contraire de la détente qu'il est convenu de pratiquer dans ce genre d'endroits. Je sens quelque chose se nouer au devant de mon cerveau à cause de l'accumulation de stimuli : le bruit, la chaleur, les gens qui passent, l'employé qui décide de brancher la radio dans les hauts-parleur autour de la piscine, j'ai énormément de mal à lire pendant la journée alors je lis plutôt le matin ou la nuit et quand je suis à la piscine je reste accrochée au bord à réfléchir avec mon bonnet sur la gueule (au fond c'est moche mais hygiénique) et mes lunettes de soleil. J'ai toujours très bien réfléchi dans une piscine, je réfléchis à des choses de ma vie puisque je m'y sens tout à fait à sa marge, n'existant ici que très difficilement en tant qu'individu,je pense à des personnes, et ces choses-là me préoccupent plus que si je me trouvais à Paris, elles ne sont pas hors-sujet par rapport à mon environnement : c'est plutôt mon environnement qui l'est, lui qui pose problème. Mon cousin Chris vient tous les matins chez nous, on reste la matinée devant la télé, on regarde "Coeur Océan" ou les dessins animés et on descend ensemble à la piscine, le maître nageur nous a tous reconnus alors que ça fait quatre ans qu'on s'est pas pointés au Country Lodge. Sinon je lis "Voyage au phare" de Woolf, c'est bien beau, il y a quinzaine de pages qui retrace un grand dîner, c'est une lecture qui me demande de la concentration, j'aurais dû ramener des lectures plus légères. Ma soeur lit GQ, y'a une énorme interview de David Guetta, elle m'en raconte parfois des bribes. Sinon hier j'ai vu "Intérieurs" de Woody Allen, je te le conseille vivement si tu ne l'as pas déjà vu.
Emile et Myriam s'emmerdent beaucoup, Emile ne va pas tarder à toucher aux livres que je lui ai ramenés, ma mère nous abandonne souvent à l'hôtel pour faire sa vie et quand elle revient on se précipite sur elle comme des chiots pour fouiller dans les sacs de course, lui demander pourquoi elle a tardé. Je leur ai promis de payer les cinquante dollars pour avancer la date de leur billet de retour. Je me dis que déjà quinze jours dans ma tête c'est dur pour moi alors eux qui ont le mois devant eux, ils ont certainement envie de se tirer une balle. Bien sûr ça fait à peine trois jours que je suis ici donc il ne faut pas prendre tout ceci pour un début de quotidien, peut-être que ça va s'améliorer ou empirer, on verra bien. Je suis assise dans le couloir de l'hôtel avec la porte ouverte pour chopper la connexion qui est très chère, les stewards de British Airways sont ici, ils viennent de passer dans le couloir, ma soeur dit que ça doit être des beaux gosses, elle s'est précipitée dehors, ma mère dit "franchement, si vous faites des rencontres ça vous égayerait un petit peu", elle dit qu'on doit les inviter à aller danser. Raconte moi si tu vas au cinéma et tout.


Bisou bisou,
MURIELLE

mardi 2 août 2011

Il n'est jamais trop tard

Nous ne voyons pas la gravité et l'importance dans les mêmes choses, mais aussi, s'il nous arrive de leur conférer la même teneur et le même goût, nous ne les leur prêtons pas au même moment. Il faudrait faire un jour l'histoire impossible des rendez-vous manqués, de l'ir-réciprocité des sentiments, des actes, des volontés. Il arrive que nous témoignons de l'importance à une chose et que l'autre en face n'en comprenne l'importance que rétrospectivement, comme ces paroles, ces conseils que nous ne comprenons qu'après-coup. Une sorte de maturité consiste à ne pas comprendre ces paroles qui nous sont adressées mais à mimer la compréhension et à réaliser ce qu'elles supposent, on accorde alors toute confiance à cette personne qui vous devance vous en tant que destinée.
Il y a l'irréprocité de personne à personne mais aussi celle qui a lieu entre une personne et une situation, cette façon que nous avons de ne pas être prêt ou à la hauteur de ce qui nous arrive, de ne pas déchiffrer le langage d'une situation, de ne pas être à l'écoute de ses exigences. Et bien plus tard, de se sentir prêt à cette situation qui est déjà passée : mais c'est une illusion rétrospective que de croire que l'on aurait pu atteindre à cette maturité au moment de la situation, nous exemptons nos maturités de leur processus sans penser que la précédente est la condition de l'actuelle, la vie est cet effort constant visant à mettre les choses à notre hauteur ou disons, à monter vers elles, la bêtise est cette façon de les penser à notre hauteur, de les descendre fictivement à nous, il y a aussi l'attitude qui consiste à les penser trop hautes, et à ne rien toucher.
De même que je remarque que lorsque je jouais au petit bac je ne trouvais jamais les mots adéquats au moment où je devais les trouver, par exemple un groupe de musique commençant par F, mais bien après le jeu.
Bref, les rendez-vous manqués, ceux qui, s'ils ont une réalité, ne l'ont que dans un temps qui est celui de la réparation, du trop tard: et si nous nous étions donnés au même moment à un même sentiment, à un même désir, à un même projet, si nous avions compris ensemble la même chose.
L'un donne rendez-vous et l'autre y vient quand il n'y est plus et il ne saura jamais que l'autre y était. Le raté est parfois double : nous ratons quelque chose et nous sommes dans l'ignorance que nous ratons et parfois je suis dans la nostalgie de ce raté ignoré parce qu'il se remplit au gré de ma réflexion et que tous mes désirs y passent.
Et peut-être que le cinéma esquisse quelque chose comme un monde gouverné par la synchronicité, des corps, des paroles, des intentions, tout s'encastre merveilleusement bien, les objets et les corps se complètent, les corps tendent à se trouver, les questions renvoient à des réponses qui se donnent dans la seconde d'après. Pas de différé, chacun est pris dans un temps de sa vie intelligible au temps de l'autre. Le baiser de cinéma a ce je ne sais quoi de trop parfait, une sorte d'adéquation parfaite de deux profils, dont ne rend pas compte le baiser de la rue. Souvenons-nous de ces scènes où deux personnages commencent leur phrase précisément aux mêmes moments et où la scène nous suggère qu'ils allaient se dire la même chose, "non toi d'abord" signifiant ce point d'arrivée de la pensée atteint simultanément.
La limite extrême accordée à l'inadéquation est ces scènes de comédies romantiques où le héros réalise qu'il laisse partir la femme qu'il aime et doit arriver à l'aéroport avant son vol. Le retard est toléré qu'à condition qu'il soit rectifiable : je suis en mesure de corriger mon erreur dans un temps bien défini mais cela me coûtera le prix d'une frayeur qui consiste à titiller la limite entre le raté et la victoire, à me trouver le temps de ma course dans le temps de l'incertitude. Ce cinéma-là propose un monde où l'on pourrait courir après la situation qui vient de s'échapper: on la rattrape, on y injecte sa version de nous-même appropriée. Tout ce cinéma de la "deuxième chance" repose sur ce soulagement-là: la possibilité du "once again" là où triomphait le "never more". Il n'est jamais trop tard.

(Et en écrivant ça je me dis que : le cinéma nous a fait surestimer la taille de nos bouches, la portée de nos baisers.)


Le fait de jouer avec les possibilités d'un miroir de salle de bains à trois facettes amovibles a toujours eu un effet de surprise qui ne cesse de se réinventer. On apprend à connaître son vrai profil, ce qu'on vaut pour les autres en tant que profil, ce qui n'est que partiellement possible avec un seul miroir qui nous permet uniquement de nous saisir du coin de l'oeil, en effectuant une acrobatie. Avec trois miroirs le point de vue devient possible avec ce qu'il faut de confort et de netteté pour avoir l'impression de porter sur soi le regard d'une autre personne, d'un homme qui vous regarde de profil, de biais, comme ces nombreux tableaux d'intimité où le peintre la saisit lorsqu'elle est prise dans un moment n'ayant lieu qu'entre elle et elle-même, les mains tout à sa chevelure. Notre profil donc, on découvre des surfaces de peau insoupçonnées, on parcourt de ses doigts ses joues, ses tempes en se disant qu'on a toujours négligé ses parties de visage, ses parties de peau qui ne sont la surface de rien et qui de face sont autant présentes qu'absentes, dans une sorte d'entre-deux qui finissent de les rendre tout à fait invisibles. Elles sont des transition entre la joue et l'oreille, échappant à un visage se regardant de face. Autre possibilité du miroir à trois faces : on peut se voir de dos, ce qui est très pratique lorsqu'on se coiffe mais c'est aussi que nous pouvons saisir notre "personnalité" de dos, une forme du crâne et de la chevelure qui expriment autant qu'un visage et semble même l'annoncer dans un mystère d'un autre type que le mystère du visage qui est le mystère d'une clarté, de quelque chose qui se donne dans la lumière et s'expose sans possibilité de dissimulation. C'est comme si toute l'expressivité d'un corps de face n'était possible qu'à cause de l'inexpressivité du corps de dos, pas de coulisses du visage, puisqu'il est en charge de sa propre intériorité. Comme si l'énergie ne pouvait ne se donner que dans une direction. Nous appliquons pourtant les mêmes facultés d'analyse à un dos qu'à un visage, et il est tout à fait possible de dévisager un dos, parce que cela nous est plus autorisé. Être derrière quelqu'un est toujours un répit, nous sommes absents à l'autre et comme pour ne pas que le combat soit tout à fait inégal il nous offre sa plus belle et sa plus objective indifférence qui a je ne sais quoi de blessant et qui est d'autant plus blessant qu'on ne peut lui en vouloir: il est simplement de dos. Il y a une sincérité totale du corps vu de dos, je pense à mes amis, à ses personnes que j'ai vu de dos, discuter, fumer, j'essaye d'exprimer ce que veut dire pour moi de les voir comme ça, de me voir m'approcher d'eux, à leur rencontre, et s'il y a encore rapport, relation, avec un ami de dos. Le dos correspond toujours à une attente, l'attente d'atteindre le face à face. Il y a de rare fois où j'ai pu regarder et m'intéresser à des inconnus de dos sans jamais les voir même de profil, cela correspondait à des embryons de rencontre, fausses rencontres, mirages, en ce que le hors champ où se trouve le visage ne peut même pas être imaginé, reconstitué mentalement puisque l'on a jamais été au courant de ce visage-là, ne pouvant atteindre du regard ne serait-ce que leur joue ils resteraient pour moi des dos à l'humanité douteuse. Il était trop tard.

vendredi 15 juillet 2011

"L'existence deviendrait intolérable pour certains si tout contact entre deux personnes entraînait le partage des épreuves, des soucis et des secrets personnels. C'est ce qu'illustre l'exemple d'un homme qui, désireux de dîner en toute quiétude, recourrait aux services d'une serveuse de restaurant plutôt qu'à ceux de son épouse."
La mise en scène de la vie quotidienne - Erving Goffman

Dimanche
J'avais pour habitude de me mettre toujours au premier ou deuxième rang dans la salle de cinéma, je savais que, contrairement à ce que les gens pensent, on y voit très bien, c'est calculé pour qu'on y soit bien, mais puisque les gens pensent qu'on n'y voit rien, qu'on n'a pas assez de recul par rapport à l'écran, ils ne s'y mettent jamais. Même quand une salle est pleine il y a toujours la garantie de trouver des places libres au premier rang et on est assurés d'y être tranquille, à portée d'aucun bruit, d'aucune gêne car on réduit le nombre de ses voisins : personne devant nous, parfois personne à notre gauche ou à notre droite, parfois personne ni à gauche ni à droite. Être plus au fond ou plus au milieu c'est obligatoirement prendre le risque d'être la victime d'un spectateur.
Devant, on est submergé par l'image parce qu'on échappe tout à fait au cadre, on ne se situe pas en face de l'écran mais on y est comme à ses pieds et l'image naît par le bas, notre regard parcourt l'écran de bas en haut; placé au centre de la salle l'image naît par le milieu et se déploie des quatre cotés. Au premier rang les arêtes du cadre n'existe absolument pas, il n'y a que le champ, l'espace imaginaire, le regard ne connaît d'autres que limites que celles des contours estompés des objets et des visages, l'horizon de l'image ne se casse pas puisqu'il n'est pas dans le champ de vision du regard, on peut tout au plus en voir un.
Étant arrivée en retard à une séance je n'ai pas cherché à m'aventurer à mon premier rang et suis restée très derrière. On y est très bien, il y a un vrai plaisir à l'idée d'être bien placé face à l'écran, l'image ne nous échappe pas et c'est beaucoup plus confortable pour l'aller-retour entre les sous-titres et l'image. Trop devant on nie le cadre et la salle entière pour entrer dans le champ, on cherche un rapport sans médiation. Une connaissance adepte du deuxième rang me disait que l'image arrivait avec du retard dans les derniers rangs. Au premier rang on ne veut pas échapper à l'image, on est dans une distance impliquée : c'est au premier rang que l'on jugera le mieux. Derrière on s'inscrit dans un agencement : la salle, les fauteuils, parfois même on peut se concentrer sur les rangées de siège, la forme des crânes et parfois, de biais, le mystère des visages impassibles ou vaguement amusés devant l'écran. Cela devrait être interdit de regarder un visage pris dans une histoire, il est ouvert et puisqu'il se donne à l'histoire nous en profitons pour nous infiltrer, pour qu'il se donne à nous sans qu'il sache qu'il se donne.

Mercredi
Vu un mauvais film en pensant que Juliette me l'avait conseillé, nous sommes tellement habituées à user d'un ton ironique quand on se parle que je n'ai pas su me rendre compte qu'elle l'était en me parlant de la bande-annonce de Trois fois 20 ans. Nous étions allées voir le film de Tom Hanks pour rigoler et elle a vu la bande annonce du film de Julie Gavras pendant que je me rendais aux toilettes, je me souviens avoir pris une porte de sortie qui m'empêchait de retourner dans la salle, je me suis retrouvée dehors à expliquer ma situation à l'employée, cela a duré une demi seconde puisqu'elle venait de vérifier mon ticket il y a deux minutes, sa mémoire immédiate pouvait encore convoquer mon visage et elle en riait avec moi; je pense que mon rouge à lèvres augmente mes chances d'être reconnue, augmente le temps de mémoire que les passants et employés de toutes sortes me consacrent. En revenant à ma place elle m'a dit que je venais de rater la bande-annonce du film, je lui ai demandé si ça avait l'air bien, elle m'a répondu "ouais trop". J'ai dû plaquer mon a priori favorable sur ce "ouais trop" ironique. Je suis allée le voir car je voulais échapper à la rue Champollion et il y avait aussi le plaisir d'aller voir un film non nécessaire dans une période où la programmation des cinémas est très riche, il y a au moins trois vieux films par jour à voir sans même chercher trop loin.
Je venais de passer une heure chez Gibert, tout le monde me disait que c'était la bonne période pour chopper des livres de philosophie en occasion, je suis allée ensuite m'acheter un Coca que j'ai bu au Luxembourg, j'ai regardé mes achats, habitude bizarre, comme pour mieux me rendre compte qu'ils sont désormais à moi. A côté deux jeunes touristes suédoises à la mode se faisaient accoster par deux français un peu trop souriants qui m'ont dérangé plus qu'ils ne le faisaient objectivement. Il y a un moment où quand on est soi-même à mille lieux de la facticité parce que toute seule, on ne peut pas la supporter, on aimerait que tout le monde soit calmement assis avec son sac Gibert Joseph sur les genoux. J'imaginais les deux touristes se disant qu'elles étaient en train de faire une vraie rencontre avec des parisiens, que là tout de suite quelque chose comme une situation type était en train de se produire et qui est d'autant plus rassurante que les garçons sont deux et bien habillés, ils ne font pas peur, ils se sont tous bien trouvés et ils vont s'amuser; moi je suis toujours dans la crainte de me faire accoster par les désespérés du Luxembourg, j'ai la mauvaise habitude de répondre lorsqu'ils me parlent,c'est pour eux -attentifs aux signes trop rares donc attendus d'adhésion, d'acquiescement, bref à toutes formes de positivité- le début d'un consentement, peut-être même d'un amour.
Je suis sortie avant la fin du film, je me suis retrouvée dans la rue que je n'aurais pas dû voir à cette heure de la soirée puisque je devais être dans la salle, cela m'a laissé un goût mental d'inachevé, de soirée avortée.

Jeudi
Vu C. et B., cela faisait longtemps qu'on ne s'était pas vues toutes ensemble, mais il y a des raisons à cela, nous sommes toutes prises dans des intérêts différents, nous avons trouver notre voie dont il est entendu qu'on n'essaierait pas de la faire comprendre de l'intérieur aux autres. Il y a des choses qui comptent à mort pour nous mais nous faisons l'effort évident de nous mettre à la hauteur de l'intérêt limité que nos amis ont pour nos préoccupations et nous traitons tous les sujets avec le même ton, la même absence d'implication. Nous tentons, pendant le temps que nous avons, de retourner à ces discussions très quotidiennes et concrètes qui étaient possibles lorsque nous étions ensemble tous les jours au lycée.
Il y a toujours la crainte de ne rien avoir à se dire mais j'oublie toujours que je peux compter sur C., son bavardage, sa curiosité qu'elle entretient envers elle-même. Elle en vient même à couper la parole et je me retrouvais, pour ne froisser personne et sauver les apparences, à écouter B. tout en tendant une oreille à C. qui parlait en même temps, c'est en fait une situation impossible, l'impolitesse est insurmontable même par un excès compensatoire et acrobatique de politesse. Les conditions de possibilité du dialogue ne sont désormais plus assurées avec C. puisque sur deux heures (une séance de cinéma venait limiter notre entretien), sa vie en a mobilisé une heure trente. Cela prend des proportions tellement odieuses que je commence à avoir honte pour nous, honte des gens qui peut-être nous écoutent, qui me voit consentir à me faire écraser, à ne ménager aucun espace pour ma parole, mes histoires. Je n'ai raconté qu'une seule chose, fait que j'avais sélectionné pour ses effets et qui calmerait un peu C., lui ferait entrevoir un peu de ma vie, je lui ai dit que Monsieur Franck m'avait invitée au restaurant il y a quelques mois, elle était très étonnée, pensant peut-être que je n'existais pas assez pour qu'on m'invite au restaurant.

Je souffre de la voir avoir les mêmes intérêts que moi, vivre dans le même monde que moi, dans les mêmes cinémas, parfois les mêmes cafés, et en faire quelque chose de tout à fait monstrueux, de tout à fait incompatible avec ce que j'en fais, dans ce rapprochement physique de nos vies nous ne parlons pas la même langue, nous ne mettons pas le même sens à une même action, c'est un vertige continuel de devoir passer de sa compréhension d'une situation à la mienne. Alors que l'appréciation d'un film ne se donne jamais immédiatement et demande des heures et des jours, elle est déjà passée à autre chose en ramassant sa critique en une seule phrase qu'elle dégaine à tous ses amis qui lui demanderont son avis. Je ne l'ai jamais vu dire quelque chose sur un film qui ait le moindre intérêt, nous avons vu des centaines de films ensemble et à l'époque cela ne me choquait pas puisque j'étais encore loin de lui demander de discuter des oeuvres, je n'ai longtemps eu personne pour en parler sans que cela me manque, les films se réduisaient dans ma tête à des boules d'affects mêlés d'images. Toute sa culture ne semble tendre qu'à la constitution d'un moi solide, cultivé, infaillible, séduisant pour les garçons qu'elle côtoie mais qui est au fond profondément dénué de toute réflexivité et ne prête jamais aux choses que ce qui pourrait les appauvrir. Triste donc, de voir qu'il est possible de vivre comme elle vit, et si proche de la façon concrète dont je vis, sans aucune remise en question venant d'elle-même ou des autres. Elle plaît aux garçons, c'est une jolie fille qui a un joli corps, seule sa voix trahit sa laideur, ce n'est pas une laideur révoltante, juste une laideur triste, fatigante, comme un mauvais film qui vous suce toutes vos forces au lieu de vous inciter à vivre et créer puisqu'il y a comme une remise en cause de votre propre existence par l'existence de ce mauvais film, de cette mauvaise personne. C'est un conflit entre deux visions du monde qui ne peuvent décemment pas exister ensemble, on aimerait pouvoir dire : c'est lui ou moi, c'est elle ou moi; on est comme pousser à rester chez soi, à se restreindre à l'espace de son lit. Plus elle en sait, plus elle voit de films, plus elle lit de livres, plus sa vie sonne creux, plus sa pédanterie et ses forces narcissiques s'assurent une légitimité à ses yeux; elle existe, elle se gonfle, elle acquiert ce vernis qui lui confère l'aspect du plastique. J'aimerais qu'elle ait un secret qui expliquerait qu'elle soit perpétuellement en train de me le cacher par ses tonneaux de paroles creuses, j'aimerais qu'elle ait une vie qui soit un secret car pour le moment tout est profondément et désespérément clair quand je la vois. Je m'en veux de penser ça d'elle et je m'en veux de ne jamais lui poser autre chose que des questions qui l'incitent à parler encore plus, mais ma mauvaise curiosité m'incite à en savoir plus pour approcher d'une explication.

mardi 5 juillet 2011

c'est tout à fait rassurant pour moi de me lever tôt dans la journée avec comme programme celui d'un enchaînement de films dans des salles bien remplies mais autrement remplie qu'à l'ordinaire. Un public un peu plus actif, plus fringant, plus adepte de la dimension événement culturel du festival. Reste qu'il y a et qu'il y aura toujours la japonaise au chapeau habituelle du premier rang, le jeune homme brun qui marche sur la pointe des pieds en chaussons et le jeune homme japonais élégant du premier rang qui lit toujours un livre et sort assez fréquemment de la salle avant la fin du film. Ces personnes me rappellent à ce qu'est mon rapport au cinéma, à ce genre de spectateur qu'ils sont et que je suis et qui vient demander quelque chose, qui vient quémander douloureusement des réponses à un écran où les réponses risquent d'être mieux organisées, bref, nous n'avons que très peu à voir avec les spectateurs occasionnels et parfois une lignée de siège s'avère être une frontière entre deux mondes. Ajoutons à cela cette ambiance de festival qui fait que l'on a l'impression que Paris n'est plus qu'un large circuit de cinémas, en tout cas pour moi.
Le programme est tellement...programmé qu'à la fin d'une séance on est déjà dans le temps d'attente de la prochaine, le circuit est ainsi clos et la journée se passe bien, le temps n'est pas ouvert sur l'espace infini des vacances et on ne rentre que très tard chez soi, après avoir vu de bons films. On se laisse alors aller à une douce fatigue des jambes mais le corps en lui-même est en bonne santé, reposé, nourri, par contre mes jambes commencent à me faire mal quand je marche et j'ai la nette impression qu'elles sont tordues à force de rester assise des journées entières avec devant mes jambes un espace très exigu qui fait que je ne sais jamais où les mettre. Debout je ne me tiens pas non plus très bien sur mes jambes et j'ai tendance, lorsque je suis immobile, à prendre appui sur "l'arête" extérieure de mes jambes et à ne pas poser la plante des pieds au sol.
Dans les transports je n'ai même plus le temps de lire, je prépare le meilleur programme possible pour le lendemain. Cet équilibre, que vient ponctuer les cafés avec Juliette qui m'accompagne à mes séances, est tout à fait précaire mais amplement satisfaisant et rassurant, même si sous l'organisation je sens sourdre l'univers obscur d'une oisiveté mauvaise et à venir et le monde encore plus sombre de tout ce qui n'est pas le présent et qui est ma vie, ses projets et son urgence non négociable à qui les meilleurs films laissent toujours une place importante. Au cinéma on n'est jamais trop loin ni trop subjugué, mais toujours honnêtement diverti, diverti de son moi dispersé et profondément ancré en soi-même et en ce qu'on pense et ressent, si l'on est un bon spectateur devant un bon film on est sans cesse dans l'interrogation et l'étonnement, plongé dans le silence de notre attention portée à une image et à ses intentions.