mercredi 31 mars 2010

"De même que nous lavons notre corps, nous devrions laver notre destin, changer de vie comme nous changeons de linge - non point pour nous maintenir en vie, comme lorsque nous mangeons et dormons, mais en vertu de ce respect détaché de nous-mêmes que l'on appelle précisément propreté.
Il y a bien des gens chez qui le manque de propreté n'est pas un trait de volonté , mais comme un haussement d'épaules de l'intelligence ; et il en est beaucoup chez qui une vie égale et effacée n'est due à une décision délibérée, ni a une résignation naturelle devant une vie qu'ils n'ont pas voulue, mais à un affaiblissement de leur compréhension d'eux-mêmes, à une ironie automatique de la connaissance.
Il y a des porcs à qui répugne leur propre saleté, mais qui ne s'en écarte pas, retenus par le même sentiment, poussé à l'extrême, qui fait que l'homme épouvanté ne fuit pas le danger. Il y a des porcs du destin, comme moi, qui ne s'écartent pas de la banalité de leur vie quotidienne en raison même de l'attrait exercé par leur propre impuissance. Ce sont des oiseaux fascinés par l'absence de serpent ; des mouches qui restent collées à un tronc d'arbre sans rien voir, jusqu'au moment où elles arrivent à la portée visqueuse de la langue du caméléon."
Le livre de l'intranquillité - Fernando Pessoa

Le cinéma est ce miracle silencieux, les plans se succèdent silencieusement, il n'y a pas un bruit de diapositifs qui se succèdent, tout se passe silencieusement, c'est rarement démonstratif, le plus souvent rien n'est là pour vous souligner la beauté d'un plan puisque le réalisateur n'hésite pas à en changer, à les faire se succéder sans états d'âme alors que nous aimerions nous attarder sur le pied de cette actrice. Le film est nécessairement troué et attends le spectateur pour être complété. Le cinéma est sur deux fronts, il est du monde du "tout ce que vous voyez est volontaire", l'intrusion d'un personnage n'est jamais anodine et il faut la prendre en compte, il faut se préparer à une modification de l'intrigue à cause de lui, et à côté de ça, il y a la douceur paradoxale du "bigger than life", tout est volontaire mais tout doit apparaître comme étant le fait du hasard. On vous enferme dans une salle obscure pour mieux vous montrer ce qu'il se passe dehors (approfondir ça un jour), et cet isolement, ce dos tourné, est la condition de possibilités de cette révélation.

je m'en rends compte, il y a un moyen de toujours subordonner l'action à la pensée, à la réflexion, à un calcul de sagesse, il suffit d'en avoir conscience TOUT LE TEMPS, et alors la souffrance inhérente à l'action qui semble ne pas être la nôtre, à l'action de merde, disparaît, parce qu'on contrôle, à chaque instant. La spontanéité ne devrait pas exister, être spontané c'est dire ce qu'on pense d'un film en venant de sortir de la salle, sans réfléchir, c'est juger les gens avec le peu de ce qu'on en sait d'eux ou le peu qu'on a construit autour d'eux. Je vais essayer de m'atteler à cette nouvelle façon de faire, je pense être sur le seuil d'une grande aventure assez excitante.

Faire un demi-tour pour faire passer une fille sans ticket devant les tourniquets, sa copine de l'autre côté, 23 heures et plus grand monde qui passe dans son sens. Elle me remercie, je baisse les yeux en disant je vous en prie, je ne fais pas ça tant pour elle que pour me réconcilier avec l'Inconnu perpétuel.

J'avais cette théorie selon laquelle les premiers temps avaient été durs pour tout le monde puisqu'il s'agissait d'assimiler le mode de vie estudiantin et à partir de là construire,choisir sa réalité. On devait : se faire des amis, des ennemis intimes, avoir un avis sur les chargés de TD, revendiquer le séchage d'un amphi, se choisir des habitudes de travail, des occupations pour le week-end, changer de régime alimentaire, se faire une opinion de la fac en général, bref, tout réorganiser, et il y avait un moment où l'on pouvait sentir que tout le monde était à sa place, que tout le monde s'était octroyé un rôle et qu'on ne pouvait déloger personne de ce rôle, un peu comme une chaise musicale où il y aurait des chaises pour tout le monde. Au premier semestre j'avais décidé d'être contre le monde, à présent je m'amollis, j'ai des amis, j'aime venir à la fac, simplement attendre devant et regarder les étudiants passer entre le soleil et l'ombre, être dans l'ascenseur avec eux, on ose même me proposer de suivre le groupe après les cours, je rate des séances de ciné pour rester parler avec les gens, et quand je sors dehors "m'en griller une" je peux être presque sûre de reconnaître quelqu'un.

Je me sens incroyablement faible ces temps-ci, d'un manque crasse de volonté, je laisse tout en chantier, je ne supporte plus les trop longues heures de travail, je sens que tout ce que je fais tend à l'inachevé, au médiocre. Il m'arrive de sécher des cours pour dormir ou de tout simplement ne pas me réveiller. Je pense que lire dans mon lit de la philo suffit à me déculpabiliser. je me fixe toujours un idéal d'objectif que je n'atteint même pas à moitié.

Je ne sais pas ce qui me travaillait l'autre soir car j'ai été émue aux larmes en retombant nez à nez dans un GF Corpus sur la morale sur une citation du Discours de la méthode, passage que j'ai trouvé d'une générosité et d'une bienveillance envers le lecteur à la limite du supportable:
"Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que l'ordre du monde: et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées."

Fumer à côté d'une fille qui lit mon blog sans d'abord le savoir, jusqu'à que Karine me rejoigne et nous présente et qu'elle me dise "j'aime beaucoup votre blog". Puis Karine qui a cette façon assez agréable de toujours m'objectiver par ses compliments, ses remarques :
"Murielle elle écrit comme une adulte, elle fume comme une adulte et elle aime Paris quand il pleut comme une adulte."
Et chez elle c'est magique mais on ne sent jamais qu'elle fait ça à contre-coeur, c'est toujours volontiers qu'elle vous annonce comment elle vous voit, qu'elle nourrit avec beaucoup de générosité l'image que vous vous faites de vous-même.


dimanche 28 mars 2010


Je courrais pour ne pas rater ma séance, j'étais dans la zone rouge des dix minutes d'attente avant la séance, il n'en restait plus qu'une ou deux, je cours et devant le Champo je me retrouve nez à dos avec un homme que je crois pouvoir reconnaître, je connais la texture de ses cheveux, leur noirceur et leur brillance, je connais sa carrure, la forme de ses épaules. Je n'arrive pas à voir son profil, j'oscille entre un "c'est lui" et "c'est pas lui", ces deux grains de beauté dans le cou, je ne les connais pas, ce n'est pas lui, peut-être que je ne le connaissais pas assez bien pour être au courant des deux grains de beauté, et puis à l'époque il avait les cheveux encore un peu longs. C'est pas la première fois que je le vois là, ce style de fringues c'est tout à fait lui, je le trouve élégant, plus adulte, autonome dans sa façon d'être, de faire la queue. C'est un peu un "alors qu'est-ce que tu deviens ?" à sens unique, et j'en profite, je dévisage son dos, son cou, quelle situation cocasse quand même, je pense à son prénom dans ma tête. Je finis par le reconnaître à sa bouche et par son sonore et puissant "Bonsoir" à la dame du cinéma, il a encore quelque chose d'un gamin, c'était aussi comme ça avant. J'entends son rire plein et sincère résonner seul dans la salle lors d'une réplique du film. En sortant du cinéma P. et ses baskets blanches m'attendaient dans la nuit noire, nous marchons vers un autre cinéma et je lui demande une cigarette.

Shock Corridor - Samuel Fuller

vendredi 26 mars 2010

Pré-textes

Au collège c'était toujours le dernier jour de la semaine que des intrigues amoureuses arrivaient, que le romanesque se saisissait de tout, et le week-end suffisait à faire tout oublier à tout le monde, et le lundi il fallait tout recommencer, se délester du scolaire, faire de la récré la loi. le vendredi à la fac c'est le jour où je le vois lui le plus souvent. Je venais de lui adresser deux trois phrases et lui aussi, je sortais mon potin en mousse "cette prof je l'ai déjà vu chez Taddéi, c'était une émission sur la virilité" et lui il me répondait "ah ouii je crois que je l'ai déjà vu". Je crois qu'il me parle mais il ne sait pas encore que j'existe, ça peut exister ça comme situation. C'était une discussion impersonnelle, entourée de gens qui le connaissaient tous mieux que moi, et quand il est parti, avec toujours cette manière inassumée de dire au revoir à tout le monde et à personne, "Bonjour Mesdemoiselles" "Au revoir tout le monde" avec des petits signes de la main dans l'air, quand il est parti j'aurais voulu le suivre, c'était ma direction. Tu pars parce que tu t'ennuies, parce que tu as quelque chose à faire, parce que tu tiens à rentrer tout seul et à ne tenir aucune conversation de trop, tu pars parce que ce n'est pas encore moi qui te retiens mais un jour si. C'est en partant seul au loin et en arrivant seul de loin que tu donnes l'impression d'une totale indépendance, d'une totale autonomie, quand tu lis en marchant je suis désemparée, je le prends pour moi, peut-être que tu fais de l'effet parce que tu arrives de loin, toi et ta démarche dégingandée, charmante. Tu ne te tiens pas droit, tu ne portes pas ta besace à la diagonale, de l'épaule jusqu'à la hanche, tu participes en cours. Drame sourd de la fille qui n'a aucun prétexte pour suivre cet homme, ce qui me manque c'est les prétextes, les prétextes pour te parler, pour te dire bonjour, pour te tirer les cheveux et te dire deux trois choses sur moi.

Je m'en vais au cinéma, je ne sais pas vraiment ce que je fais, là encore le week-end pour oublier, les pieds tournent tout seuls en dessous, c'est peut-être mieux comme ça parce que je sens la volonté lentement quitter mon corps alors je préfère faire le robot, ne pas me poser la question de savoir ce que je suis en train de faire, ce que j'aimerais faire, sinon je me vois bien aller dormir dans le noir avec un CD triste qui tourne. Demander à être seule, voilà la chose la plus lucide qu'on puisse demander, il n'y en a pas d'autres. Je mange le sandwich Monoprix au goût programmé, un sandwich à 18 heures, je ne connais plus que le décalage, l'anomie comme on dit en socio. J'essaye de ne pas penser au week-end qui approche dans sa voiture de feu, sur le trottoir devant le Mcdo j'essaye d'élaborer une pensée :
je n'ai pas d'objectif, je ne sais pas où je vais
je ne vaux pas plus que ceux qui n'en ont pas, et que ceux qui en ont, je suis de ceux qui n'ont pas d'objectifs dans la vie mais qui veulent bien s'en trouver un pour jouer le jeu.
il y a quand même toujours cette queue devant la Filmothèque que j'aime parcourir timidement des yeux et que j'aime intégrer. Des gens passent et on ne sait pas s'ils viennent se mettre derrière nous où s'ils remontent juste la rue Champollion, entre deux nuques je perçois quelque chose de familier, une joue que je connais, et qui remonte la rue et qui est Monsieur Franck. Il me dit bonjour, il a l'air pressé et pas du tout surpris, il ne connaît pas la surprise, c'est horrible de ne jamais le voir surpris, voilà comment ça rend la philosophie, je suis blessée par la rapidité de son pas et de son bonjour, il me demande ce que je vais voir tout en marchant, il me demande ça de loin, je réponds limite la bouche pleine "Crossing the bridge", en plus un titre en anglais, "de...(je déglutis) Fatih Akin", je me demande s'il a compris. Je n'ai pas réfléchi, sans doute l'énergie du désespoir m'a fait quitter la queue pour remonter la rue avec lui, là encore : aucun prétexte, rien à lui dire, juste une vingtaine de pas avec lui, car il avait rendez-vous au bout de la rue. Il m'a dit "mais votre séance" ou "mais votre film" ou "mais la queue" je ne sais pas et j'ai dû répondre "oh j'ai le temps", mais ça aurait été plus marrant de répondre "oh ils m'attendront". Et nous avons parlé des cours de philosophie que je dois donner à une élève de terminale, heureusement qu'il y avait ça, ce sujet sérieux qui pansait ma fureur, nous nous étions résolus à finir la discussion sur le nom de mon film et moi je cours fidèlement après lui, après coup je me suis dit "je préfère ça plutôt que de l'avoir laisser filer DONC j'ai bien fait". Il doit avoir peur de mon audace et sa placidité me refroidit sans pour autant me décourager parce que mon sentiment est d'une fougue aveugle qui m'impressionne moi-même, à ce degré-là d'opposition on ne se complète même plus, on s'annule. Il sait trop ce que je pense de lui, moi je ne sais rien.
Bon week-end
Vous'aussi, et bon film
Merci
vous ne brisez jamais la glace parce que vous vous en fichez, parfois je vous sens tout prêt, je vous sens disponible, presque adolescent, et puis parfois vous redevenez cet homme de goût inaccessible, conscient de la distance polie mise entre vous et les gens. Mais vous ne calculez pas, ce qui provoque parfois des sortes d'incohérence entre deux actes, l'un presque familier l'autre froidement distancié. Je pourrais justifier tout ce que vous avez trouvé bizarre ou excessif à votre égard; un jour il va bien falloir me laisser parler je pense, ou plutôt : c'est moi qui me laisserais parler. Je pense tous les jours à vous, je vous trouve magique et votre présence même lointaine me réconforte.

vendredi 19 mars 2010

"Le manque est partout [...] Transformons le manque en fait établi plutôt qu'en problème. Et une fois qu'on aura accepté le manque, on agira, on négociera avec le réel. [...] accepter le réel c'est accepter le manque."
"C'est très facile de trouver ce qui est absent, ça l'est beaucoup moins de traiter le point de concret, de réel qui est sous tes yeux. C'est vraiment ce pathos typique du dépressif. Et il ne s'agit pas seulement de lui, le problème, bien sûr, est que la majorité des gens que nous connaissons fonctionnent ainsi. Au lieu de s'intéresser au point de réel, à ce que la personne fait effectivement, on parle tout de suite de ce qui lui manque. [...] Quand tu fais quelque chose, c'est toujours particulier. Tu ne peux pas tout faire. Donc intéresse-toi à ce que la personne fait de spécifique et ne lui demande pas "pourquoi tu fais ça plutôt que ça ?" et surtout "pourquoi tu ne fais pas ça ?". Ben, pourquoi je ne fais pas ça ? Fais-le, toi. Je n'ai même plus envie de répondre violemment
."
Pop Philosophie - Mehdi Belhaj Kacem & Philippe Nassif

J'attends que les humains deviennent identiques, que nous ne soyons plus que des robots car au moins il n'y aura plus ce devoir et cette souffrance de penser à l'autre, toujours, tout le temps. La différence fait trop mal, cette semaine c'est ce que j'ai appris, il y a cette différence essentielle entre soi et les autres et certains jours elle est galvanisante, elle est ce goût d'aventure, elle est précisément ce dans quoi s'incarne l'idée de l'infini; d'autres jours elle m'accable et me désespère pour ces mêmes raisons.
Ce qui me gêne c'est d'avoir sous les yeux tout en même temps la médiocrité, l'excellence, la beauté, la laideur, l'assurance, le doute, l'intelligence, la bêtise, l'égoïsme, la générosité, la tempérance, l'excitation, la blondeur, la noirceur, tout ces pôles et les nuances qui se situent entre se trouvent être mélangés et répartis entre les êtres humains que je côtoie. Nos rapports sont suffisamment superficiels pour que les défauts détectés chez eux ne me gênent pas, je les accepte puisque je n'aurai pas l'occasion d'en faire les frais, mais quand même, je suis ennuyée pour eux, pour cette bavure de la conscience qui fait que cette personne ne se rend pas compte et ne se rendra jamais compte qu'elle me fait goûter aux joies d'avoir sous les yeux des pépites de narcissisme pure.

Les gens me font des infidélités, ils ne respectent pas l'idée que je me faisais d'eux, ils ne respectent pas les espoirs de confort et de réconfort que l'on mettait en eux, C. que j'appelle de loin pour lui dire bonjour et qui crie devant mes amies dans un seul souffle et rapidement qu'elle a eu 17, que là elle a un contrôle, qu'elle a pas révisé et qu'elle doit y aller, salut, bisou, et qui repart. Et bien j'étais profondément choquée par son mépris, son excitation outrancière, je rigolais mais je ne trouvais pas ça drôle, le problème c'est que les gens sont un peu trop libres et que l'on a aucune autorité sur eux. Tout ce chemin pour faire ça, pour dire ça, pour être ça, je crois que j'aurais pu décider de ne plus jamais lui parler. De toute façon cette journée, cette semaine ? avaient été une série de petites aventures qui m'exhortaient de retourner à une solitude et un isolement primaire, à cet ascétisme relatif qui est le mien, un ressourcement par le manque. Je n'ai jamais connu trajet de retour plus amer, la famille était dans son perpétuel et mou vrombissement, celui de la quotidienneté insignifiante, celle qui n'admet rien d'autre qu'une tranquillité somnolente, elle est ce terrain du neutre allant de la bouteille de lait à la télécommande en passant par la brosse à dents. Pour une fois le foyer familial m'apparaissait dangereux, pouvant me faire tomber plus bas que je ne l'étais déjà dans ma déception et mon dégoût de tout, ça ne tenait qu'à un fil, je préférais m'enfoncer dans ma chambre pour me consoler de cette lourdeur morale, de ce trait d'esprit qui me rend intolérante à tout ce qui n'est pas moi.

dimanche 14 mars 2010

"Rien ne l'avait jamais contraint à faire quoi que ce soit. Enfant il avait vécu isolé. Il se trouve qu'il n'avait jamais appartenu à aucun groupe, ni fréquenté aucune école. Il n'avait jamais fait partie d'un troupeau. Il s'était produit, en ce qui le concerne, un phénomène curieux que l'on retrouve chez bien des gens ( ou peut-être, qui sait ? chez tout le monde) : les circonstances fortuites de son existence s'étaient modelées à l'image et dans le sens de ses instincts - inertie pure et profond détachement."

"Sur son visage pâle, aux traits dénués de tout intérêt, on décelait un air de souffrance qui ne leur en ajoutait aucun, et il était bien difficile de définir quelle sorte de souffrance indiquait cet air-là - il semblait en désigner plusieurs, privations, angoisses, et aussi cette souffrance née de l'indifférence qui nait elle-même d'un excès de souffrance.
Il dînait toujours légèrement, et fumait des cigarettes qu'il roulait lui-même. Il était extraordinairement attentif aux personnes qui l'entouraient , non pas d'un air soupçonneux mais en observant avec un intérêt particulier : non pas d'un air scrutateur, mais en semblant s'intéresser à elles, sans pour autant fixer leur figure ou détailler leur trait de caractère. C'est ce fait curieux qui suscita tout d'abord mon intérêt pour lui."

Le livre de l'intranquilité - Fernando Pessoa


se rendre compte qu'objectivement il ne se passe rien mais il ne pourrait pas se passer plus, que le détail et son frémissement mobilise toute notre attention, notre compréhension.

Drôle de remarquer à quel point l'obsession pour une personne est toujours persuasion et pure construction de soi-même pour soi-même, il n'y a pas de coup de foudre, mais toujours une soudaine croyance en ce qui était une ébauche de sentiment, une cristallisation fragile, et si nous nous y arrêtons cinq minutes nous apercevrions clairement les étapes du processus de ce coup de foudre feint.
Mais expliquer n'est pas démolir, et aimer c'est aimer, et si c'est un jeu, une façon de s'occuper, il est toujours pris au sérieux, et c'est ce sérieux qui compte en ce que le chemin inverse ne devient plus possible. Je ne pense pas qu'il faille croire à des règles concernant les sentiments, on ressent ce qu'on peut, les mots doivent s'adapter à ce qu'on ressent et non pas le contraire, on doit verbaliser pour exprimer et mettre au clair et non pour normaliser et rendre présentable. L'expression aurait d'ailleurs l'effet inverse, plus on en parle, plus on y croit, plus on devient amoureux.

La partie qui ne change pas, cette partie lucide, froide, silencieuse, intouchable et non amoureuse, cette partie sait des choses que la partie agissante et ressentant préfère ignorer, elle sait peut-être que mes désirs trouvent des objets pour avoir un prétexte, la partie touchée ne réfléchit pas mais attend de ressentir et de manquer.

Je feuillette Pessoa, je me décide à le lire, tellement l'édition est belle, la page large, la phrase sublime, j'en ai la boule au ventre, ce qu'il dira sera systématiquement retenu, noté, mis en application.

L'écrivain agit sans espoir : d'être lu, d'être bien lu, d'être retenu, d'être aimé. Et c'est ce manque d'espérance qui fait que cela marche, parce qu'on écrit pour soi et pour l'instant.
Les lecteurs agissent avec espérance : de comprendre, d'être compris, de ne pas oublier (sans pour autant chercher à retenir), d'être touché.


Vivre intensément et retenir sa vie c'est ne jamais s'arrêter de lire, enchaîner les lectures comme s'il s'agissait toujours du même livre, comme s'il ne fallait pas briser une chaîne de vie et lire à intervalles assez rapprochés pour ne pas oublier ce que peut la lecture, il faut rendre stable et non occasionnel son rapport à la lecture. Je dois réfléchir à ce qu'elle peut, c'est peut-être plus modeste qu'on ne le pense, il ne faut pas penser autre chose qu'un apport individuel voire égoïste, ce n'est jamais que du pur plaisir pris pour de bonnes raisons. Pour soi-même la littérature est tout, elle est ce va-et-vient entre votre vie factuelle (la vie debout) et votre vie de lecteur (la vie allongée), un va-et-vient qui se fait d'abord sur de grandes distances mais qui tend à rebondir de plus en plus rapidement, les deux finissant par se confondre. C'est aussi ce que disait Descartes, on ne peut pas rencontrer tout le monde alors lisons leurs livres.
Les romans sont des histoires impossibles aux états d'âmes et réflexions possibles, l'espoir d'une vie comme un roman ne se situe pas tant dans l'intrigue de votre propre vie que dans ce que vous ressentirez au cours; c'est génial de se dire ça. "La vie n'est pas un roman, n'est pas un film", on peut bien y passer du temps, cette phrase ne rend jamais triste.


Sauvage Innocence de Philippe Garrel

vendredi 12 mars 2010

Il y avait les effluves du thé à la menthe de Juliette qui me montaient jusqu'au visage, quant à mon Fanta il n'a pas d'odeur a plus de cinq centimètres. C'était l'après-midi et on attendait que le cours de Monsieur Franck commence près de la rue de Charonne. Le temps, les objets, les hommes étaient tout plein d'une sérénité déchirante, tout était vain mais tout était important, on sentait les actes inutiles et les fatigues, penser à la mort et à la solitude à cette heure de la journée laissait indifférent, rien n'existait en dehors de la vie et tout méritait d'être célébré. Nous étions sur la terrasse chauffée d'un café,large et rouge comme une tente de cirque et une effervescence assez rare et assez belle autour de nous, des gens qui discutent fort et qui donnent envie d'imiter; il en est du café comme de l'écriture d'un roman, on ne devrait y aller que si on a de bonnes choses à dire. Et rien ne dit que l'on sera plus entendu dans un roman que sur la terrasse d'un café.

En ce moment je me prends la tête avec des histoires sur mon rapport avec les gens de la fac, à chaque moment de ma vie une obsession qui me travaille, m'épuise, un dossier que je potasse dans le cabinet de ma conscience pour en arriver à une conclusion, une définition, quelque chose de net et de lisible et sur lequel viendra s'ajuster mon comportement à venir, mon rapport à la chose étudiée. Les gens de la fac, Juliette est la seule personne avec qui je peux vraiment en parler, d'abord parce qu'elle est là à Paris 1, qu'elle "comprend le truc", ce qui se passe là et pas ailleurs, le flux intempestif d'étudiants que leur ambition et leur look individualisent. Ce n'est pas que je me sens la responsabilité de voir des individus là où il y a souvent une meute, c'est qu'au bout d'un moment et à force d'entraînement on ne voit plus que des hommes, des individus, et ça fait mal parce que ça nous réduit à peu de chose, ça nivelle tout, il n'y a pas de centre du monde.

Et puis avec Juliette on se croise de plus en plus souvent et on "parle sur du concret" comme j'aime lui dire. Nous vivons nos vies d'étudiantes de façon parallèle, nous avons des événements communs et des opinions communes ou à partager sur le déroulement de tout cela, je crois qu'on a beaucoup de recul sur la fac parce qu'on s'est connues en train de prendre du recul sur les choses sur nos blogs respectifs, on sociologise pas mal. Donc je lui parlais de mon incapacité à parler avec les gens de mon âge, le rôle dans lequel je pense qu'ils m'enferment et qui fait qu'au final je me sens comme une merde incapable de dire ce qu'elle est capable de penser; j'aimerais que de ma tête à ma langue il n'y ait pas de perte de matière. Mais avec Juliette ça va, ça sort, et c'est parce que, je l'ai déjà dit, il y a eu les idées avant tout autre chose.

Tout à l'heure je me disais : "détrompe toi ce n'est pas une amie rencontrée à la fac, tu l'as connue sur internet et vous auriez très bien pu vous croiser vaguement, être dans la même fac mais sans vous connaître", mais doucement nos itinéraires ont convergé, j'aurais pu aller à Paris 4, elle aurait pu, etc. Notre relation trouve ses fondements sur un terrain vierge de toute connotation scolaire, nous ne nous fréquentons pas parce que nous avons un vécu en commun, des choses accidentelles et qui nous lient, on s'est surtout choisies je crois et c'est bizarre à vivre parce que c'est assez neuf, ça vient avec internet. Je lui demandais tout à l'heure si ça lui arrivait d'avoir des "discussions philosophiques" parce que je voulais voir s'il s'agissait d'une constante chez les étudiants en philo et j'accordais à ces étudiants bavards le fait qu'on avait besoin de discuter ne serait-ce que pour voir ce que valent nos idées, surtout en philo, les tester un peu parce que tant que ce n'est pas verbalisé rien n'existe vraiment et je n'arrête pas de parler de mon insatisfaction, de mon énervement concernant les discussions d'étudiants auxquelles j'ai assisté, je cherche un idéal de discussion.

Un idéal de discussion, c'est-à-dire, une suite de réactions en chaîne, un va-et-vient d'une personne à une autre, où ce que dira la personne suscitera en moi de nouvelles idées et vice versa, et les nouvelles idées sont la chose la plus importante qui puisse arriver à notre conscience, à notre rapport au monde, le triomphe de ce qu'on est sur tout l'immense reste, avoir des idées c'est ne pas se laisser envahir, c'est presque comme sentir le monde nous observer plutôt que l'inverse.
Je disais à Nassim, moi avec la philo je veux progresser sur l'échelle des idées, insensiblement. Parce qu'on ne peut avoir que ça, des idées sur les choses.
Quand je fais la liste des choses qui m'appartiennent réellement, un truc dont je peux parler, quand je me fais mon auto-entretien d'embauche je vois qu'il ne me reste que l'écriture, mes idées sur les choses, j'écris parce que quand on commence et qu'on continue et bien on ne peut simplement pas s'arrêter.

Ca me rappelle que l'autre jour ma prof d'anglais new age s'est amusée à faire des sondages, qui sait cuisiner, repasser, tricoter, faire du feu, conduire, qui fume, qui nanani nanana, levez le doigt. Ensuite elle faisait mine d'être impressionnée par notre incompétence généralisée, et si jamais il y a une panne d'électricité, qu'est-ce que vous sauriez faire, et bien rien, on discuterait, on apprendrait tout ces trucs qui pour le moment ne nous serve pas vraiment, on dépend des choses mais ça irait et puis elle nous dit ça en haut d'une tour au milieu d'une ville qui bruit, qui brille, tais toi femme, arrête de vivre à côté, de vouloir tout changer. Et elle nous a encore parlé du Zimbabwe, au Zimbabwe tout le monde se sourit alors que personne n'a rien, quelqu'un a essayé de sourire à une personne dans le métro ? Bon alors la semaine prochaine je vous interroge sur ça.

Avec Juliette on a aucun cours en commun mais on a réussi à se mettre d'accord sur l'identité de deux trois personnes sur qui on s'acharne comme des furies et ça fait du bien parce que je sais que si elle pense quelque chose de quelqu'un et que je le pense aussi alors c'est que c'est la vérité. C'est un peu mon coach objectif, on a mis ça au point, c'est-à-dire une personne qu'il faut consulter en cas d'état de crise, de doute concernant le bien-fondé de sa perception de la réalité à un moment de sa vie, très utile en cas de dépression ou d'amour sacrificiel pour un chargé de td ou un étudiant, ce qui peut arriver à chaque instant au détour d'un ascenseur, ou d'un "excuse moi t'aurais du feu ?". D'ailleurs penser à avoir l'élégance de vouvoyer les étudiants "auriez-vous du feu ?" suivi d'un baise-main si vous voulez, ce n'est pas parce que les locaux sont pourris et que l'Unef contrôle nos âmes et nos discussions, que nous mangeons des paninis en plastique et que nous sommes tous coul par essence, que nous devons nous laisser aller.

On mangeait le même sandwich devant une laverie, on attendait qu'un mec se casse pour pouvoir entrer s'asseoir parce qu'on avait froid et qu'on était trop en avance pour le cours, mais elle m'a dit "si tu oses pas j'oserai pas" et j'ai su alors que c'était mort pour le grand squat de la laverie. Finalement on a mangé devant la laverie, devant ce halo rectangulaire de lumière blanche surnaturelle censée dénoter la blancheur du linge qui en sort (?), on commentait les affiches pour les régionales et j'ai même réussi à esquisser deux ou trois idées que j'avais en moi plutôt sous forme de ressentis et jamais de ma vie verbalisés. Ne pouvant parler de politique de manière générale j'en ai fait une chose personnelle. Je lui disais que la politique c'était surtout une affaire de bonne ambiance dans la rue, de gens heureux quand ils marchent, moi par exemple je serais contente si le gouvernement s'occupait plus d'éducation et de culture, c'est ce qui m'intéresse, je me sentirais bien en général et bêtement fière de mon pays, ça me ferait simplement plaisir et si aujourd'hui dans la presse on parlait beaucoup de "climat nauséabond" ça veut bien dire que la politique c'est une question d'atmosphère.
Je fais gaffe avec Juliette, je sais qu'elle a ses idées sur les choses, qu'elle ne les dit jamais ou alors elle ne dévoile pas plus haut que les genoux de ses idées, alors on ne sait pas vraiment ce qu'elle pense au fond du fond mais je lui sens des opinions bien faites sur beaucoup de choses. Elle me disait que la politique ici ça ne sert pas vraiment, que ça servirait plutôt pour les pays en Afrique où les populations galèrent et qui eux ressentiraient directement les changements. Je lui disais que oui mais qu'en France alors, pareil, la politique s'adresse d'abord à ceux qui galèrent, qu'on veut du changement pour eux, pour les extrêmes et que si ma mère votait de droite c'était pour que le changement aille plus vite vers elle. Et quand j'ai dit ça j'étais contente, parce que je ne l'avais jamais pensé et à la fois toujours ressenti, ça venait du coeur, j'étais apaisée, je pensais enfin quelque chose de la politique, je n'en ai jamais parlé à quelqu'un, je me suis toujours interrogé sur mes opinions politiques, "est-ce que ça te choque ? pourquoi ça te choque ? pourquoi personne ne m'a jamais demandé mon avis pour que je puisse progresser un peu, pour que j'évite d'être aussi apolitique ? tu n'as pas d'opinions, tu ne penses qu'à toi, va crever", je me fais passer des tests pour tout.
Mon prof de socio disait que pour pouvoir communiquer il fallait mettre de côté toutes les possibilités d'incompréhension, de malentendu, le fait qu'on ne connaîtra jamais la personne aussi, qu'on s'adresse finalement à un gros point d'interrogation et qu'il fallait aller vers elle en faisant avec tout ça.

Foutoir, trucs plus ou moins vieux :

maman : j'attire votre attention
myriam : nan on veut pas
moi : on veut pas t'écouter
maman : Pâques c'est dans un mois
faudra aller à la messe,
je vous prépare psychologiquement
moi : nan moi je viendrai pas, hé maman je lis la Bible en ce moment, t'es contente ? tu pourras le dire à Nona (ma grand-mère)
maman : oui c'est bien mais maintenant il faut aller à la messe
moi : non

"-tu peux pas dire aux gens qui ont pas de talent qu'ils en ont pas, c'est fini, s'ils y croient ils y croient"
- ouais, y'a des gens leur jardin secret il est pourri"

"elle prend des cachets parce qu'elle fait des crises de panique quand elle pense au vide, à l'espace, à la mort."

Juliette porte souvent des couleurs imprécises, je ne savais pas quoi dire de son écharpe, ni de son manteau et j'avais déjà eu du mal avec son sac.

Quand la sobriété des travailleurs (de la Défense) vous dépriment un peu dans les transports, dites vous qu'ils sont chics et vous obtenez devant vous une pub Burberry.

- hé t'sais que Neil young c'est un débile ?
- Ahah, comment ça ?
- Bah apparemment il est trop teubé dans la vraie vie, je sais plus qui me racontait ça.
- Je pourrais contester, tout ça mais ça me plaît bien comme histoire.

T'sais le bordel c'est pas un truc temporaire, c'est l'ordre qui est un truc temporaire.

J'ai toujours peur d'un peu louper mon époque.

Myriam avant tu chantais et tu dansais tout le temps, pourquoi t'as arrêté ? Tu es comme un oiseau qui ne siffle plus.

"Le dîner est prêt", c'est peut-être la plus belle phrase du monde après "je t'aime"."

mardi 9 mars 2010

En sortant du Cirque, P. me dit "il a tout compris", il dit aussi que son rôle de vagabond permet à Chaplin de toucher aux choses sans les posséder et que c'est très beau, je trouve qu'il a raison et je mémorise l'idée. Je suis un peu sonnée par la beauté du film, par ce que permet le cinéma, on ne peut pas demander plus au monde qu'une bonne séance de cinéma. L'engouement miraculeux qui est là et qui reste 80 ans après la première sortie du film. Les parents qui amènent leurs gosses à la séance, qui prennent les sièges réhausseurs par pile, les enfants adorent être en hauteur, pour eux c'est toujours la grande aventure. Ils rigolent comme des dingues, la tête entière d'un enfant qui dépasse du siège, les vieux qui rigolent encore plus fort. P. à côté de moi, calme mais pas insensible pour autant, c'est juste qu'il n'extériorise pas, ça fait que je m'inquiète de savoir si ça lui plaît. Il m'emmène dans un bar belge rue Racine assez chic, super beau, avec des miroirs partout et peu de gens, nous nous asseyons au bar. En buvant ma tasse de chocolat chaud je sens un bout de cannelle me rentrer dans la bouche, je le mâchonne sans plaisir.
Dehors le soleil voit sa toute-puissance obstruée par les hauts bâtiments et le monde de la ville hésite entre lumière et ombre. Un barman remplit des petits ramequins d'olives pour les clients du soir, dehors la nuit tombe, la nuit monte, disons qu'elle arrive et elle n'éprouve pas les mêmes difficultés que le soleil, il y a bien les réverbères qui tentent de déjouer sa toute-puissance négative mais les limites de la lumière et de l'ombre sont moins tranchées, plus vaporeuses ; à l'intérieur on tamise la lumière pour mieux correspondre à ce qui se passe dehors.

lundi 1 mars 2010

"Il fit courir ses doigts sur l'épine dorsale d'Alma par-dessus le tissu léger du chemisier et, pendant un moment, il oublia le danger devant lequel il se trouvait, reconnaissant envers le monde qui met volontairement des obstacles en place afin que nous puissions les vaincre, ressentant la joie de se rapprocher de quelqu'un, même si au plus profond de nous-mêmes nous ne pouvons pas oublier la tristesse de nos différences insurmontables."
L'histoire de l'amour - Nicole Krauss

Florian arrête pas de me vanner, il dit que je quiphe Nassim alors que j'aime juste son visage
irréel, ces ombres autour des yeux
devant la salle de classe, dehors en train de fumer, je lui dis "j'aime juste sa tête et il est gentil, en plus il a une meuf".
quel visage quand même
je trouve qu'il s'occupe bien de moi, c'était seulement la deuxième fois que je lui parlais, il est allé parler à des amis et je suis restée à ma place à côté de la poubelle, il m'a dit d'approcher, de ne pas être timide, je devenais un élément du cercle qu'ils formaient. Il m'a présentée, j'ai fait la bise à des gens que je ne connaissais pas et qui ne me reparleront jamais. Je n'avais plus de cigarettes et les mains dans les poches, il m'a passé la moitié de la sienne qu'il avait taxé à un ami, en la portant à ma bouche j'ai secrètement senti l'extrémité humide, on discutait ensemble.

En sortant du cours pour la pause il m'a dit "Murielle, t'as quoi dans la bouche ?" comme on le dirait à un enfant, j'ai fait "ah, euh...une brique de jus, je sais qu'à la base c'est pour les enfants mais j'avais que ça chez moi et j'ai paumé la paille". Puis une fois en bas il a rigolé et m'a dit que j'étais trop mignonne avec ma brique de jus Rik et Rok.
Je lui devine un coeur pur, il doit être fidèle en amitié, on sent l'intelligence et la bonté de coeur au principe de toutes ses actions. Il est dans la douceur, il parle aux gens et il s'intéresse à eux d'une façon qui désarçonne, il me dit "quand t'as levé le doigt je me suis dit "Murielle elle va tout niquer"" alors que comme d'habitude j'avais seulement demandé une définition pour pas trop me mouiller. Je lui ai dit que j'étais timide, que je ne faisais que participer en terminale mais là c'était fini, il m'a dit qu'on ferait une thérapie ensemble, que je devais me mettre à côté de lui au fond de la salle et qu'on attendrait que les autres participent pour lever le doigt, c'est comme ça qu'il procède.

Je lui allée chercher mes résultats du premier semestre, j'ai validé assez confortablement tous mes crédits, j'étais contente, j'accueillais la joie telle quelle m'arrivait, une énergie fluide couleur soleil. Je marchais vers la caféteria les yeux encore sur le bulletin, bravo Murielle, il fallait fêter ça avec un Ice-tea et un sandwich jambon-beurre. J'ai essayé à plusieurs reprises d'appeler ma mère pour hystériser la nouvelle, "maman j'ai mon semestre, hiiiiiiii" comme les filles qui pleurent au téléphone quand elles ont leur bac, on voit ça parfois à la télé dans le JT quand il parle du bac. L'enthousiasme c'est toujours mieux à plusieurs pour y croire vraiment, mais elle ne répondait pas.
Juliette n'allait pas tarder à aller chercher son bulletin, elle portait une belle veste grise avec une écharpe noire et grise, c'est une dame. De dos je doutais que ce soit vraiment elle mais j'ai reconnu son sac vert foncé. Elle s'engouffrait dans l'ascenseur, j'ai couru sur la pointe des pieds pour être auprès d'elle avant que les portes ne se ferment, nous étions toutes les deux enfermées dans une boîte en métal qui montait doucement. Quand nous nous sommes quittées peu de temps après elle m'a dit "encore bravo" très sincèrement.

L'autre fois un homme me bouscule assez violemment et s'excuse, je lui souris, je suis contente. Je crois que je préfère être bousculée et qu'on s'excuse car la relation infiniment brève tissée avec le coupable me réjouit, plutôt que de ne pas me faire bousculer. Je suis prête à souffrir du petit orteil écrasé jusqu'à la fracture pourvu que l'on s'excuse.

Les cuisses d'une fille rousse sous son collant noir transparent où l'on devine la peau froide et laiteuse qui rougit.

image : L'opinion publique - Charlie Chaplin
ces réveils d'après-midi où le rêve était tellement lourd, imposant, qu'on ne sait plus par quoi lui répondre une fois éveillé. Démuni, incapable d'agir, on met bien une après-midi avant d'émerger de cette langueur triste. J'étais complètement sonnée, dans l'incapacité de me voir autrement qu'éclatée sur mon lit, je testais la lourdeur de mes paupières, m'amusais à voir si elles étaient de cette lourdeur funeste qui nous fait ressombrer dans le sommeil ou si sous les yeux ne se trouvait plus aucune fatigue, et alors la paupière ne se ferme pas mais rebondit simplement. Je m'amuse à frôler la limite du sommeil puis à me réveiller, je fais ça plusieurs fois jusqu'à ce que je me dise qu'il ne serait pas raisonnable de se rendormir maintenant et que me lever à 15 heures me déprimerait.
Dans l'état où je suis il serait surprenant et très courageux de ma part d'adopter la position verticale pour la journée, je m'imagine en manteau moi qui suis en pyjama dépareillé, les cheveux emmêlés dans tous les sens, le sommeil passant amoureusement chaque nuit sa main dans ma chevelure pour la secouer, jouer avec. Et puis cette langueur vaporeuse sous la peau, ce courant électrique que l'on fait passer d'un membre à l'autre en s'étirant et qui ne part qu'avec la tasse de café, la douche, les vêtements. La fatigue appelle le repos, l'excès de repos rappelle la fatigue, voilà le cercle vicieux du samedi matin.
On ne peut qu'arrêter d'être fatigué en voulant l'être, en combattant la fatigue par les apparences, je suis déjà moins fatiguée une fois habillée et coiffée, mais le samedi, sauf rendez-vous, rien ne vous invite à ne pas l'être. Les motivations se perdent, le corps ne leur répond plus, il bredouille dans son bâillement un léger "pour quoi faire ?". Il ne reste plus que cette pâle bonhomie, cette légèreté présente dans tout, ce soleil de samedi qui éblouit tragiquement la chambre, vous criez dans votre tête "fermez les stores". Des familles méritent le samedi, vous vous ne méritez rien, le repos vous le prenez quand cela vous chante et n'importe quel jour, vous ne connaissez ni le travail, ni les responsabilités, ni la joie du week-end, ni la vraie fatigue qui n'a pas d'autre choix que d'être contenue parce que la journée sera encore longue. Moi j'ai toujours le choix, je suis capricieuse et fainéante et inutile. Mes journées manquent d'une structure, même avec des cours et des devoirs je n'ai jamais fait qu'errer, partout je suis en touriste.

Dans la cuisine je réchauffe des gnocchis, maman m'a fait de la salade et un steak. En m'installant ma mère écoutait sa fréquence et je n'ai même pas osé changer. C'est tout le temps la grande bataille pour qui choisit la fréquence de la radio et je sais que si elle persiste parfois à ce qu'on laisse la sienne elle ne l'écoute pas vraiment mais disons qu'elle préfère son bruit de fond au mien. Si elle ne veut pas que je change c'est juste histoire de ne pas se faire marcher sur les pieds, c'est une question de territoire aussi, la cuisine c'est vraiment son territoire.
J'ai donc attendu qu'elle mette elle-même France Inter, au bout d'un moment elle le fait volontiers, plus volontiers même que lorsque je le lui demande. C'est toujours dur d'agir conformément à une demande, d'obéir.
Je prends tout ce que France Inter m'offre, et cette émission sur les otaries je l'ai écoutée attentivement, même ma mère l'écoutait. J'ignore pourquoi mais il y a toujours des phrases ou des mots qui résonnent plus que d'autres à la radio, même si on n'écoute pas vraiment, une phrase belle ou une phrase vraie vous ne la raterez pas, elle s'énonce plus distinctement que les autres. L'attention est cette courbe molle et fluctuante et je sentais qu'elle n'avait peut-être pas écouté la phrase précédente mais elle a poussé un "oh le pauvre" lorsque le scientifique disait que l'otarie était jalouse.
Je me souviens lui avoir demandé
qu'est-ce qu'il y a ?
et elle m'a répondu en citant précisément les termes du scientifique
"elle éprouve de la jalousie", quelque chose dans le genre et j'ai souri à mon assiette. On ne sait jamais ce que ma mère éprouve, ce qu'elle pense du monde, si elle aime des choses, je n'ai jamais rien su, aucun avis sur rien et rien qu'en tapant cette phrase je sens que je la perds de vue en la regardant avec ce recul-là, elle me devient étrangère. Alors j'étais contente de la voir dire "oh la pauvre". Je me souviens d'Emile qui lui disait "tu me déprimes, tu t'intéresses à rien". On a essayé des trucs mais elle s'en fiche, l'habitude est trop ancrée, c'est comme tracer des sillages assez profondément pour ne pas pouvoir en sortir, l'habitude c'est comme des rails, ça vous prive de tout ce qui n'est pas le chemin de fer.

On se retrouve toutes seules à la maison, papa, Emile et Myriam sont au ski. La maison est d'une sérénité toute féminine et chacune vaque à ses occupations, la cohabitation est tranquille, joyeuse, le soir on fait souvent du thé et on papote sans s'en rendre compte, c'est toujours beau quand les gens vivent sans se regarder vivre, comme dans les films.
Il y a toujours une grande part d'activités possibles depuis votre lit et qui ne requiert d'ailleurs rien d'autres que cette immobilité oisive: ces lectures de magazine, de livres, ces écoutes de podcast, tout ce qui demande uniquement votre attention et que vous n'avez jamais le temps de faire en semaine. La fin d'après-midi approchait dangereusement mais je restais tranquille, dans la sagesse froide de mon pyjama.

Brian Eno - The true wheel

Qui êtes-vous Polly Maggoo ? - William Klein