lundi 22 novembre 2010


Il est bientôt seize heures
j'ai un unique cours de deux heures
on se demande si le prof va rendre les copies
ce sera notre première note du semestre
il y a quelque chose d'électrique dans l'air
parce que c'est Paris
et que nous sommes jeunes
et que la journée commence à seize heures un lundi
personne n'a jamais vu ça
il fait bien bien froid
il y a deux mois je me souviens, on se plaignait de la chaleur
le monde avait l'air de se vautrer, les choses étaient abruties, on ne pouvait plus réfléchir
aujourd'hui on a oublié qu'on a attendu l'hiver, qu'on la souhaité pendant des heures
mais on finit toujours par oublier ce qu'on a souhaité
et le froid délimite bien les corps, alors que l'été tout marine dans la même soupe autiste
nous prenons si peu de place,
et pourtant nous éprouvons notre corps, comme si nous étions tout pour nous
enroulés dans des bouts de tissus, comme un objet fragile dans du papier journal
une fois en cours nous nous délestons de nos différentes couches sans trop y penser
comme si nous maîtrisions l'insoutenable fragilité des corps et ses souffrances à venir
nous pensons nous diriger et nous pensons choisir
nous nous habillons d'une manière jeune et élégante pour fêter la joie d'être en vie et la liberté
il disait bien que la superficialité était le propre de l'homme
un animal ne regarderait jamais ses nouvelles chaussures comme je suis en train de le faire, voilà l'esprit
mais je me suis déjà faite renverser et je sais que tout concourt à s'emparer de ce contrôle
pas seulement les voitures cruelles mais aussi les passions
tout est objet de haine autant qu'objet d'amour
et je pourrais regarder cet étudiant et me dire
"toi je vais t'aimer"
et pendant cinq minutes, concentrée, je lui trouverai de l'indispensable
je dis ça mais c'est peut-être faux, je dois en être incapable
au fond je ne pense qu'à moi
et quand je fume devant la fac je ne regarde pas les autres
je me regarde fumer
mais je peux penser à autre chose et je me concentre sur l'étudiant du 22ème étage, une sorte de soldat inconnu, cristallisant un certain type d'ennui, un certain type de rapport au monde
je lui envoie un peu d'espoir et de distraction
lui dit qu'il y a pire qu'un cours
qu'au fond tout est absolument pire qu'un cours
et que l'on doit se réjouir du moindre mal qui frappe nos jeunes têtes endolories par des fantômes de soucis, nos combats sont dans nos têtes, ce sont simplement des désirs qui se contredisent, l'un finira bien par politesse par céder la place à l'autre
mais voilà qu'arrive des amis, et l'exercice télépathique prend fin
de toute façon je ne pense pas qu'il m'écoutait
ils ont des livres dans leur sac, un peu d'argent et leur ordinateur
studieux par goût et par devoir; glacés comme la ville
nous nous saluons après ce week end passé dans une autre vie que celle-ci
nous apprécions notre présence et nous ne souhaitons pas notre mort
nous aimons discuter et nous nous rendons des services
nous aimons souvent les mêmes choses pour les mêmes raisons
nous voilà bien des amis
j'ai bien envie d'un thé mais elle me dit que je le prendrai à la pause
je me suis alors sentie capable de remettre cette envie à plus tard
car le cours allait commencer

dimanche 14 novembre 2010

"Il y aura toujours quelque chose de différent..."



"ainsi que l'assure Sir George Thomson :
"Il y aura toujours quelque chose de différent...Quand vous dites que vous répétez une expérience, vous répétez que sont pertinents tous les paramètres d'une expérience déterminée par une théorie. En d'autres mots, vous répétez l'expérience comme exemple de la théorie. [...] On pourra ensuite dire que les choses "continuent de la même manière" ou non, suivant ce qu'on considère comme étant la même manière. [...] L'uniformité de la nature dont nous nous émerveillons ou l'irrégularité à laquelle nous protestons font partie d'un monde que nous faisons nous-mêmes."
Manières de faire des mondes - Nelson Goodman

Maman fait le pont vendredi, il est 13 heures, elle boit son café en pyjama, elle semble ravie à l'idée d'être dans la cuisine à cette heure-ci un vendredi. Sur ses épaules un châle bouloché à larges rayures horizontales jaunes, oranges, marrons, elle a ses pantoufles et les jambes croisées : un de ses pieds ne touche pas le sol et la pantoufle est, par rapport à la plante du pied, en diagonal, dangereusement dans le vide au niveau du talon, elle n'est pas maquillée, c'est vraiment elle. Pour une fois j'apprécie que quelqu'un soit à la maison, j'apprécie de quitter la maison avec quelqu'un dedans. Elle me demande où je vais, je lui dis que je vais à la fac. Ca devient une habitude, cela va faire longtemps qu'ils n'ont pas eu une idée aussi éclatée de l'emploi du temps de leurs filles, avant un seul mouvement était possible: on allait ou on revenait de l'école. Nous sommes devenues insensiblement imprévisibles, rentrant tôt un samedi soir, rentrant tard un mercredi, tout a changé et tout le monde pense que c'est encore pareil, que nous sommes encore deux filles habitant chez nos parents pourtant nous sommes très grandes et nous pensons absolument autrement sur absolument tout. Je pourrais redoubler trois fois que personne ne remarquerait, on pourrait très bien vivre cette scène, maman et son café, moi qui part pour la fac, on peut le vivre encore combien de temps? Trente ans? On peut très bien vivre comme ça, et je pense qu'on le désire. Il faut parfois peut-être oeuvrer pour l'immobilisme, par crainte du changement, redoubler sans cesse, ou faire d'autres licences, il y a tellement à apprendre et nous sommes faits pour ça. Ce n'est pas que l'on tienne tant à finir ses études, mais les choses évoluent à un moment, insensiblement, on fait de son mieux, on a des notes convenables et puis on passe de la troisième à la L2 sans s'en rendre compte.
Mon rituel a commencé tard, et je prends le train vers 13heures avec les gens qui vont déjeuner, je suis sur un autre mode qu'eux, ma journée commence et j'aime ce décalage, l'impression de ne pas être concernée par leur fatigue entamée depuis déjà longtemps. Ma mère dans la cuisine, j'ai l'impression d'être partie d'un point à un autre du monde tout en conservant une sorte de fil affectif me reliant à elle, c'est toujours différent de quitter la maison vide ou encore pleine de la famille. Je me déplace relativement à elle, m'éloignant ou me rapprochant de ce noyau rassurant. Cela me fait penser au drame de la maternelle, les origines de notre sociabilité, c'était déchirant, on quitte un monde d'une tendresse idéale et qui ne pensait qu'à nous pour se mélanger à un monde en tout point étranger à soi et dont on a absolument rien choisi, je garde un vague souvenir de ce traumatisme.

Women - Eyesore

jeudi 4 novembre 2010


à l'université j'ai un professeur d'esthétique assez parfait avec un accent italien très prononcé qui l'oblige à bien articuler pour se faire comprendre. Je le remarque: l'accent a tendance à rendre une personne inoffensive, réduite à des problèmes de prononciation attendrissants qui appartiennent au monde de l'enfance (ces enfants qui quittaient la classe, disparaissaient l'après-midi pour aller chez l'orthophoniste...) et dont nous sommes depuis longtemps débarrassés. Il y a donc décalage entre cet accent et l'érudition, la sophistication de son propos. Sous ses aspects d'universitaire poussiéreux il a l'air d'être très fréquentable, très en vie, et j'éprouve par moment le désir d'être son amie mais ceci est une autre histoire. Il nous parlait de John Searle et du rapport que l'on peut faire entre état mental et état physique ou production d'état physique, tout cela concernait l'intentionnalité de l'oeuvre d'art. Bref, tout de suite après son explication il s'est justifié de ce qui pouvait lui sembler être une référence un peu hors-sujet en nous disant qu'il parlait de Searle parce qu'il avait fini ce livre hier soir, "donc j'en parle, c'est pour des raisons un peu personnelles". Une étudiante comme moi à tout vu sur l'échelle de l'épanchement de la vie personnelle des professeurs: il y a les professeurs qui oublient de faire cours, ceux qui laissent s'échapper quelques bonnes anecdotes qui les rendent mystérieux sinon mieux qu'ils ne sont (mon prof de sociologie), ceux qui ne disent rien, ceux qui savent se mettre en scène de manière pédagogique et pour illustrer un propos tout en marquant les esprits (Monsieur Franck). Quoiqu'il en soit les élèves ne sont pas dupes de ce que le professeur essaye insidieusement de faire passer sur son propre compte, le tout étant de n'être ni trop familier ni trop opaque: une bonne anecdote trop mondaine dessert vite un cours qui paraît, par comparaison avec l'anecdote, ennuyeux. Le mieux étant d'invoquer ses expériences si et seulement si elles permettent d'aérer le cours tout en le poursuivant.
J'ignore pourquoi cette remarque de mon professeur d'esthétique m'a prise par surprise et a excité plus qu'aucune autre anecdote mon imagination. Je faisais tout un tas de suppositions prévisibles sur sa position de lecture, sa prise de notes au crayon à papier, lisait-il allongé à côté de sa femme ou plutôt assis? En anglais, en italien ou en français? C'était une image agréable à modeler et j'aime par dessus tout ce rapport quotidien et naturel que des personnes peuvent avoir à la philosophie: ils la lisent avec la fluidité de lecture des romans et pour eux les essais passent même avant les romans. Derrière cette apparence de lecture-distraction, du livre qu'on picore au lit avant de sombrer, a certainement lieu une jouissance saine et intellectuelle, une intime avancée au creux du quotidien.
Il y a dans la lecture comme la conscience d'une tradition perpétuée, d'un geste transmis: on peut raisonnablement penser que lire au 18ème siècle ressemblait à peu de choses près à notre manière de lire, l'absence d'artifice permettant l'intemporalité du geste, on se sent studieux autant que purifié, c'est un moment qu'on arrache au monde, qu'on arrache aux lourdeurs des obligations, c'est un acte de respect et de soin envers soi et le monde. Les livres de philosophie ont quelque chose de redoutable et d'irréversible, forcément quelques grandes idées sommeillent au creux de leurs pages et ils nous arrivent de passer devant ces livres, imperturbablement, sans se douter qu'ils contiennent les réponses à nos souffrances, les résolutions à notre inadaptation au monde. Tout est là pourrait-on dire, le reste est histoire d'organisation, de hiérarchie : que lire avant quoi, le mot "thérapeutique" pourrait être lancé mais je pense parler d'autres choses, d'une consolation que permet la seule expression et l'approfondissement, il s'agit parfois non pas tant de vouloir guérir de son mal que de souffrir volontiers à condition de mieux le connaître pour commencer à sympathiser avec lui.

mardi 2 novembre 2010

Les choses, inventaire affectif

J'ouvre une page "Les choses, inventaire affectif" dans la colonne à droite. J'essaierai d'écrire sur des objets que j'aime et de justifier mes choix, c'est une liste qui se veut illimitée vu le nombre de choses que j'ai déjà répertoriées dans ma tête. Je ne pense pas respecter de fréquence de publication, ce sera aléatoire.