samedi 25 décembre 2010

La concentration

"A cause de cet abandon répété du présent ainsi livré au passé et au futur, les moments heureux d'une expérience alors totale, puisqu'elle absorbe en elle le souvenir du passé et l'anticipation du futur, en viennent à constituer un idéal d'esthétique. Ce n'est que lorsque le passé cesse de le troubler et que les anticipations pour le futur ne le perturbent pas qu'un être se trouve en union totale avec son environnement et qu'il est par conséquent pleinement vivant."
L'art comme expérience - John Dewey

Il y a plein de thèmes décisifs et pourtant délaissés, de thèmes qui ne sont pas assez généraux pour faire un jour l'objet d'un GF corpus, il y a l'amour, l'amitié, la conscience, le désir, mais il y a aussi l'admiration, la complicité, le manque, qui ne disent pas tout à fait ce que disent leurs synonymes mais qui ne seront jamais autre chose que des interstices entre les "vrais mots". On dira d'un livre ou d'un film qu'il est cette grande oeuvre qui parle du désir ou de la solitude sans jamais se risquer à être plus précis de peur de ne pas intéresser les gens, il faut de l' universel.
Le terme qui m'intéresse un peu en ce moment fait partie de ces mots qu'on pense peut-être sans ressources pour la pensée: la concentration, mot qui pourrait se retrouver dans un livre se préoccupant d'un thème comme le présent. On pense la concentration comme une vertu scolaire et je me dis qu'il serait peut-être temps de la redéfinir et de lui accorder toute son importance dans nos vies, de la considérer comme la condition de toute véritable expérience, de tout bonheur, de toute satisfaction. La concentration est un mot plus austère pour "extase", une façon de sortir de soi pour se donner à autre chose (le travail, l'amour, la discussion, l'expérience esthétique) et pour mieux revenir à soi; c'est un détour, jamais une fuite.
La concentration est ce qui doit être visée dans chaque expérience de nos vies, par elle seule il nous est possible de vivre le présent. J'ai pensé à la concentration en songeant aux nombreuses discussions que j'ai pu avoir au restaurant et durant lesquelles j'étais tellement concentrée qu'après coup je me rendais compte que j'avais mangé mon plat sans en profiter, avec indifférence, j'étais ailleurs, j'étais impliquée. Je crois qu'on peut se faire une religion de ce sur quoi nous arrivons à nous concentrer, ce serait une sorte de pis-aller d'un haut niveau, faute d'arriver à s'enchanter pour des choses plus grandes que soi, des valeurs occultes. Il est donc peut-être temps de se tourner du côté de la vie et de ce qu'elle nous offre jour après jour. La concentration nous arrange, elle est individuelle et individualiste, elle peut être notre valeur et nous pouvons l'appeler indifféremment : transe, extase, inspiration, enthousiasme.
C'est ce qu'ont compris sans le savoir les couples, les étudiants trop souvent dans les bibliothèques, les gens qui écrivent, les gens passionnés par ce que vous voulez; ils comprennent que quand il n'y a pas extase, implication, la vie ne s'affirme pas et nous vivons mollement, dans une sorte de canapé de la pensée. Il serait nécessaire d'affiner un peu plus notre définition de la concentration pour que certaines choses indignes d'elle n'y figurent pas et qu'on ne déborde pas non plus du côté du divertissement. Le divertissement est une façon de sortir de soi pour mieux errer alors que la concentration nous sort d'un soi indésirable, celui de la quotidienneté lourde et pâteuse pour nous ramener, nous "concentrer" vers un soi plus exigeant, plus à la hauteur de ce que nous devons et pouvons être.
Etre concentré c'est être en condition de produire ce qui serait impossible pour nous de produire tous les jours, c'est produire de l'inhabituel donc de l'étrange, et nous nous sommes déjà perçus comme étranges parce que soudainement nous étions trop bien. Je pense avoir toujours été médiocre lorsque je n'étais pas concentrée, toute à ce que je faisais, toute à autre chose qu'au présent.

jeudi 2 décembre 2010


sortir du cinéma, éblouie par la nuit, le monde s'adapte et s'affaisse, les corps se diluent, la nuit étale du bout des doigts nos silhouettes de crayon, moins de place pour les corps plus de place pour nos versions à nous des choses, nos versions clandestines, il est dix-huit heures et l'activité est toujours la même sous le ciel couleur minuit, on rentre chez soi et il n'y a pas de place pour celui qui sort du cinéma un mardi, on est dans cette parenthèse où chacun retient son énervement et son souffle jusqu'à ce qu'il arrive chez lui, on rentre du bureau, peut-être qu'on s'en fiche de rentrer du bureau ou peut-être que chaque jour on se demande si c'est intolérable, plusieurs niveaux de fatigue cohabitent, mais ce n'est pas mesurable, rien n'est mesurable ici dans la ville, tout cohabite et ça tient, encore une fois ça tient, ça tient comme on dit d'un maquillage qu'il tient: ça ne devrait pas tenir, le boulevard Montparnasse dans la nuit et dans la fatigue, je dois aller voir ce film, un deuxième film, parce que demain il ne sera peut-être plus en salle, mais je suis fatiguée et tout me tire vers chez moi, mais il est dix-huit heures et il faut laissez passer du temps avant que les métros désemplissent, laissez passer du temps en allant au cinéma, mais d'abord un café, mais où? si possible près du cinéma, près de l'Arlequin, tu sais qu'il y a plein de cafés dans le coin mais tu n'oses pas parce que c'est le genre de café pour les amis, c'est les cafés des forts, les cafés du samedi, et les gens sans te le dire te poussent du regard vers la sortie si tu es seule, mais aujourd'hui tu vas y entrer, tu vas faire comme si ce café était pour toi, comme à chaque fois que tu entres dans un nouveau café, tu vas faire comme si c'était naturel, tu ne diras rien d'autres que "j'entre dans un café" quand tu entreras dans le café, tu diras bonsoir, tu enlèveras ton chapeau au moment pile où il faut l'enlever, toute cette chorégraphie, cette mise en scène de soi qui consiste à ne pas se mettre en scène, tu choisiras ta table, tu hésiteras confortablement, tu hésiteras avec assurance, sans peur, ni crainte de ne pas trouver, on peut hésiter sans trouver et repartir, mais tu te trouveras une place, "ceci est ma place", près de la baie vitrée, voilà, avec des gens ni trop loin ni trop près, et cette baie vitrée comme une pupille ouverte sur le monde et les gens qui passent si près de toi, être d'un côté de la vitre au chaud, et cet homme tout prêt tout prêt, au froid, toi assise, lui debout il marche, assise tu mimes quelqu'un qui lit et tu lis comme si tu ne voulais faire que ça et comme si tu ne voulais être que là, les gens te regardent comme une vitrine de Noël, ceux qui passent dehors, ils regardent ce que tu représentes, un certain type de tranquillité travailleuse, un moment que l'on s'aménage pour soi, la nécessité d'une solitude, tu fais attention au temps, c'est toujours un peu dangereux d'aller au café sans être limité dans le temps, on peut y rester quatre heures on peut s'y épuiser, là tu as environ quarante minutes, ensuite tu traverses le trottoir et tu demandes une place pour "Le dernier voyage de Tanya", tu as fait le trajet dans ta tête pour savoir à quelle heure il faudra partir du café, ça ne prendra pas plus d'une minute, il est impossible que tu sois en retard. tu lis ton journal et tu lis ton livre, et il t'amène le café dans une tasse plus longue que large, assez moderne, et une petite carafe avec un petit verre pas plus grand que la tasse, tout se fait du bout des doigts: ouvrir le sucre, tourner la cuillère, c'est un rituel qui a tout du naturel, du cela-va-de-soi, mais qui est profondément construit, tu t'en rends compte par les artifices à travers lesquels ça passe: pourquoi toutes ces choses miniatures et raffinées parce que miniatures, as-tu vraiment intériorisé ce monde d'adultes? même après deux cents, trois cents cafés tu n'en es pas sûre, tu as toujours voulu commander un mug de café et qu'une serveuse pulpeuse et blasée te le serve en te le versant négligemment, il y a aussi les beignets sous une cloche. tu ressors, tu sors dans le froid rigide, les gens suivent des lignes droites allant de Montparnasse à Saint-germain-des-près, et les gens sont touchants quand ils n'ont plus que leur corps, leur corps qui reste éloigné d'eux sous les couches de tissus et les tas de pensées, il ne reste plus que les visages mais déjà les yeux appartiennent depuis longtemps à la ville, on ne les récupèrera jamais, ils brillent depuis trop longtemps, ils brillent hors du corps, et la bouche susurre des choses à l'écharpe pendant que le nez essaye d'écouter par à-coup, des paires de joues défilent devant toi, tu les prends mentalement entre tes paumes, tu penses que l'esprit se trouve dans les joues, tu aimerais passer une main sur une nuque, une main sur la hanche, entre le manteau et le pull, une main sur la clavicule, pour voir si c'est vraiment chaud et si c'est vraiment fragile comme on le dit, tu aimerais passer à une sphère intime, au microscopique à même le macroscopique, comme on passe du petit café raffiné à même le grand café bruyant, mais tu restes pétrifiée par ton amour soudain, déchirant, assoiffé et inassouvi pour tout ce qui est humain et qui marche boulevard Montparnasse, tu te dis "je frôle l'évanouissement" mais tu te le dis seulement, tu restes lucide, tout ça est dans ta tête et la haine revient plutôt vite.

images : Georgia d'Arthur Penn

lundi 22 novembre 2010


Il est bientôt seize heures
j'ai un unique cours de deux heures
on se demande si le prof va rendre les copies
ce sera notre première note du semestre
il y a quelque chose d'électrique dans l'air
parce que c'est Paris
et que nous sommes jeunes
et que la journée commence à seize heures un lundi
personne n'a jamais vu ça
il fait bien bien froid
il y a deux mois je me souviens, on se plaignait de la chaleur
le monde avait l'air de se vautrer, les choses étaient abruties, on ne pouvait plus réfléchir
aujourd'hui on a oublié qu'on a attendu l'hiver, qu'on la souhaité pendant des heures
mais on finit toujours par oublier ce qu'on a souhaité
et le froid délimite bien les corps, alors que l'été tout marine dans la même soupe autiste
nous prenons si peu de place,
et pourtant nous éprouvons notre corps, comme si nous étions tout pour nous
enroulés dans des bouts de tissus, comme un objet fragile dans du papier journal
une fois en cours nous nous délestons de nos différentes couches sans trop y penser
comme si nous maîtrisions l'insoutenable fragilité des corps et ses souffrances à venir
nous pensons nous diriger et nous pensons choisir
nous nous habillons d'une manière jeune et élégante pour fêter la joie d'être en vie et la liberté
il disait bien que la superficialité était le propre de l'homme
un animal ne regarderait jamais ses nouvelles chaussures comme je suis en train de le faire, voilà l'esprit
mais je me suis déjà faite renverser et je sais que tout concourt à s'emparer de ce contrôle
pas seulement les voitures cruelles mais aussi les passions
tout est objet de haine autant qu'objet d'amour
et je pourrais regarder cet étudiant et me dire
"toi je vais t'aimer"
et pendant cinq minutes, concentrée, je lui trouverai de l'indispensable
je dis ça mais c'est peut-être faux, je dois en être incapable
au fond je ne pense qu'à moi
et quand je fume devant la fac je ne regarde pas les autres
je me regarde fumer
mais je peux penser à autre chose et je me concentre sur l'étudiant du 22ème étage, une sorte de soldat inconnu, cristallisant un certain type d'ennui, un certain type de rapport au monde
je lui envoie un peu d'espoir et de distraction
lui dit qu'il y a pire qu'un cours
qu'au fond tout est absolument pire qu'un cours
et que l'on doit se réjouir du moindre mal qui frappe nos jeunes têtes endolories par des fantômes de soucis, nos combats sont dans nos têtes, ce sont simplement des désirs qui se contredisent, l'un finira bien par politesse par céder la place à l'autre
mais voilà qu'arrive des amis, et l'exercice télépathique prend fin
de toute façon je ne pense pas qu'il m'écoutait
ils ont des livres dans leur sac, un peu d'argent et leur ordinateur
studieux par goût et par devoir; glacés comme la ville
nous nous saluons après ce week end passé dans une autre vie que celle-ci
nous apprécions notre présence et nous ne souhaitons pas notre mort
nous aimons discuter et nous nous rendons des services
nous aimons souvent les mêmes choses pour les mêmes raisons
nous voilà bien des amis
j'ai bien envie d'un thé mais elle me dit que je le prendrai à la pause
je me suis alors sentie capable de remettre cette envie à plus tard
car le cours allait commencer

dimanche 14 novembre 2010

"Il y aura toujours quelque chose de différent..."



"ainsi que l'assure Sir George Thomson :
"Il y aura toujours quelque chose de différent...Quand vous dites que vous répétez une expérience, vous répétez que sont pertinents tous les paramètres d'une expérience déterminée par une théorie. En d'autres mots, vous répétez l'expérience comme exemple de la théorie. [...] On pourra ensuite dire que les choses "continuent de la même manière" ou non, suivant ce qu'on considère comme étant la même manière. [...] L'uniformité de la nature dont nous nous émerveillons ou l'irrégularité à laquelle nous protestons font partie d'un monde que nous faisons nous-mêmes."
Manières de faire des mondes - Nelson Goodman

Maman fait le pont vendredi, il est 13 heures, elle boit son café en pyjama, elle semble ravie à l'idée d'être dans la cuisine à cette heure-ci un vendredi. Sur ses épaules un châle bouloché à larges rayures horizontales jaunes, oranges, marrons, elle a ses pantoufles et les jambes croisées : un de ses pieds ne touche pas le sol et la pantoufle est, par rapport à la plante du pied, en diagonal, dangereusement dans le vide au niveau du talon, elle n'est pas maquillée, c'est vraiment elle. Pour une fois j'apprécie que quelqu'un soit à la maison, j'apprécie de quitter la maison avec quelqu'un dedans. Elle me demande où je vais, je lui dis que je vais à la fac. Ca devient une habitude, cela va faire longtemps qu'ils n'ont pas eu une idée aussi éclatée de l'emploi du temps de leurs filles, avant un seul mouvement était possible: on allait ou on revenait de l'école. Nous sommes devenues insensiblement imprévisibles, rentrant tôt un samedi soir, rentrant tard un mercredi, tout a changé et tout le monde pense que c'est encore pareil, que nous sommes encore deux filles habitant chez nos parents pourtant nous sommes très grandes et nous pensons absolument autrement sur absolument tout. Je pourrais redoubler trois fois que personne ne remarquerait, on pourrait très bien vivre cette scène, maman et son café, moi qui part pour la fac, on peut le vivre encore combien de temps? Trente ans? On peut très bien vivre comme ça, et je pense qu'on le désire. Il faut parfois peut-être oeuvrer pour l'immobilisme, par crainte du changement, redoubler sans cesse, ou faire d'autres licences, il y a tellement à apprendre et nous sommes faits pour ça. Ce n'est pas que l'on tienne tant à finir ses études, mais les choses évoluent à un moment, insensiblement, on fait de son mieux, on a des notes convenables et puis on passe de la troisième à la L2 sans s'en rendre compte.
Mon rituel a commencé tard, et je prends le train vers 13heures avec les gens qui vont déjeuner, je suis sur un autre mode qu'eux, ma journée commence et j'aime ce décalage, l'impression de ne pas être concernée par leur fatigue entamée depuis déjà longtemps. Ma mère dans la cuisine, j'ai l'impression d'être partie d'un point à un autre du monde tout en conservant une sorte de fil affectif me reliant à elle, c'est toujours différent de quitter la maison vide ou encore pleine de la famille. Je me déplace relativement à elle, m'éloignant ou me rapprochant de ce noyau rassurant. Cela me fait penser au drame de la maternelle, les origines de notre sociabilité, c'était déchirant, on quitte un monde d'une tendresse idéale et qui ne pensait qu'à nous pour se mélanger à un monde en tout point étranger à soi et dont on a absolument rien choisi, je garde un vague souvenir de ce traumatisme.

Women - Eyesore

jeudi 4 novembre 2010


à l'université j'ai un professeur d'esthétique assez parfait avec un accent italien très prononcé qui l'oblige à bien articuler pour se faire comprendre. Je le remarque: l'accent a tendance à rendre une personne inoffensive, réduite à des problèmes de prononciation attendrissants qui appartiennent au monde de l'enfance (ces enfants qui quittaient la classe, disparaissaient l'après-midi pour aller chez l'orthophoniste...) et dont nous sommes depuis longtemps débarrassés. Il y a donc décalage entre cet accent et l'érudition, la sophistication de son propos. Sous ses aspects d'universitaire poussiéreux il a l'air d'être très fréquentable, très en vie, et j'éprouve par moment le désir d'être son amie mais ceci est une autre histoire. Il nous parlait de John Searle et du rapport que l'on peut faire entre état mental et état physique ou production d'état physique, tout cela concernait l'intentionnalité de l'oeuvre d'art. Bref, tout de suite après son explication il s'est justifié de ce qui pouvait lui sembler être une référence un peu hors-sujet en nous disant qu'il parlait de Searle parce qu'il avait fini ce livre hier soir, "donc j'en parle, c'est pour des raisons un peu personnelles". Une étudiante comme moi à tout vu sur l'échelle de l'épanchement de la vie personnelle des professeurs: il y a les professeurs qui oublient de faire cours, ceux qui laissent s'échapper quelques bonnes anecdotes qui les rendent mystérieux sinon mieux qu'ils ne sont (mon prof de sociologie), ceux qui ne disent rien, ceux qui savent se mettre en scène de manière pédagogique et pour illustrer un propos tout en marquant les esprits (Monsieur Franck). Quoiqu'il en soit les élèves ne sont pas dupes de ce que le professeur essaye insidieusement de faire passer sur son propre compte, le tout étant de n'être ni trop familier ni trop opaque: une bonne anecdote trop mondaine dessert vite un cours qui paraît, par comparaison avec l'anecdote, ennuyeux. Le mieux étant d'invoquer ses expériences si et seulement si elles permettent d'aérer le cours tout en le poursuivant.
J'ignore pourquoi cette remarque de mon professeur d'esthétique m'a prise par surprise et a excité plus qu'aucune autre anecdote mon imagination. Je faisais tout un tas de suppositions prévisibles sur sa position de lecture, sa prise de notes au crayon à papier, lisait-il allongé à côté de sa femme ou plutôt assis? En anglais, en italien ou en français? C'était une image agréable à modeler et j'aime par dessus tout ce rapport quotidien et naturel que des personnes peuvent avoir à la philosophie: ils la lisent avec la fluidité de lecture des romans et pour eux les essais passent même avant les romans. Derrière cette apparence de lecture-distraction, du livre qu'on picore au lit avant de sombrer, a certainement lieu une jouissance saine et intellectuelle, une intime avancée au creux du quotidien.
Il y a dans la lecture comme la conscience d'une tradition perpétuée, d'un geste transmis: on peut raisonnablement penser que lire au 18ème siècle ressemblait à peu de choses près à notre manière de lire, l'absence d'artifice permettant l'intemporalité du geste, on se sent studieux autant que purifié, c'est un moment qu'on arrache au monde, qu'on arrache aux lourdeurs des obligations, c'est un acte de respect et de soin envers soi et le monde. Les livres de philosophie ont quelque chose de redoutable et d'irréversible, forcément quelques grandes idées sommeillent au creux de leurs pages et ils nous arrivent de passer devant ces livres, imperturbablement, sans se douter qu'ils contiennent les réponses à nos souffrances, les résolutions à notre inadaptation au monde. Tout est là pourrait-on dire, le reste est histoire d'organisation, de hiérarchie : que lire avant quoi, le mot "thérapeutique" pourrait être lancé mais je pense parler d'autres choses, d'une consolation que permet la seule expression et l'approfondissement, il s'agit parfois non pas tant de vouloir guérir de son mal que de souffrir volontiers à condition de mieux le connaître pour commencer à sympathiser avec lui.

mardi 2 novembre 2010

Les choses, inventaire affectif

J'ouvre une page "Les choses, inventaire affectif" dans la colonne à droite. J'essaierai d'écrire sur des objets que j'aime et de justifier mes choix, c'est une liste qui se veut illimitée vu le nombre de choses que j'ai déjà répertoriées dans ma tête. Je ne pense pas respecter de fréquence de publication, ce sera aléatoire.

jeudi 28 octobre 2010

De justesse


"Non, je commence à avoir de nouveau quelque chose comme une conscience et à me dire que cela ne peut pas non plus en rester à la conscience mais qu'il faut faire quelque chose."
Les enfants Tanner - Robert Walser

aujourd'hui j'allais en cours d'anglais pour la première fois du semestre avec un mauvais numéro de salle écrit sur mon agenda. Bon alors je me rends dans la salle dont la porte était entrouverte sans faire attention à la langue dans laquelle parlait le mec de la cassette que la prof diffusait, apparemment c'était du japonais, mais je ne l'ai su que plus tard, quand la prof a dû mettre pause à son lecteur cassette pour me répondre que "d'abord" -vous savez les phrases qui commencent par "d'abord"- j'étais en retard et puis de façon moqueuse, d'après la cassette "vous avez bien vu que c'était de l'anglais", j'ai répondu un "oui" neutre puisque je n'en savais rien et que je ne pensais pas qu'elle était ironique: "ici c'est un cours de japonais". Nous sommes tous censés rire bien fort du décalage, la fille qui se pointe à la fin d'un cours en pensant qu'elle est en cours d'anglais alors qu'elle arrive en cours de japonais, j'entendais des connards glousser au loin, les monstres habituels. Malheureusement je reste toujours élégamment polie dans des situations pareilles alors qu'elles me froissent énormément, comme si le monde tenait à tester vos limites tout de suite. J'ai fini par trouver la salle de mon cours qui était une salle informatique où j'ai pu ruminer mon mal au calme, c'est-à-dire ma déception à l'égard du comportement de certains inconnus dont on me dit que nous devons avoir quelques points communs et préoccupations partagées, dans un recoin que permet l'irrégularité visuelle de ce genre de salle chargée où l'on peut faire à peu près ce que l'on veut.
J'ai regardé mes camarades de cours comme pouvant faire potentiellement partie de la moquerie générale de l'heure précédente, j'étais déjà dans mes constats sur la nature humaine à cause d'une situation anecdotique. De toute façon Murielle le monde a peu de choses à te dire, tu t'es rendue compte assez rapidement que la plupart des discours qu'il émet ne te sont pas adressés, de plus en plus tu te renfermes, tu te fais amère et sourde. Mais avant de se refermer tout à fait, ce que peut dire la publicité, les magazines, les personnes qui parlent dans les cafés, plus que de t'en foutre, tu écoutes ça avec énormément d'intérêt et d'avidité, tu collectionnes les situations humaines, tu aussi lis toutes les publicités, tu les regardes comme des tableaux de l'autre côté du quai, tu lis des magazines féminins quand ta soeur en ramène, tu essayes de voir comment tout cela évolue, dans quel sens cela va, tu gardes toujours un pied dans ce monde bas parce que tu y as été pendant longtemps et que cela te permet de comparer. Le constat est toujours aussi triste mais l'ensemble tient toujours: on peut vivre plusieurs journées sur la terre sans rencontrer une image du chaos, sans jamais penser au chaos, les apparences sont sauvées, on sait que ça tient mais pas grâce à soi.
Parfois tu attends ton bus et tu dis "j'attends mon bus", et tu sens que tout le monde te méprise, que le bus ne s'arrête pas pour toi mais pour la femme d'à côté, que tu montes dedans de justesse et que tu as toujours eu certaines choses parce que d'autres pouvaient les avoir et que tu les as donc eu elles aussi
de justesse. Tu tu glisses dans les interstices, tu te glisses dans les cours de philosophie, tes privilèges sont des hasards, tu prends la place qu'il reste, tu vas chercher une chaise au fond de la salle, et tu t'imagines la salle telle quelle mais sans toi: il est finalement assez facile de te figurer le monde sans toi, c'est juste un coeur en moins, une représentation du monde en moins au pire, des charges en moins, peu d'incidences. Je me souviens d'un très très vieux texte où j'avais tenté un portrait de moi-même du point de vue de ce que je coûtais, de ce que je consommais, c'était une simple énumération. Je ne veux pas le refaire mais l'idée est là : parfois on a pour seule preuve d'existence que les biens qu'on accapare, qu'on soustrait au monde. Au café on est bien, on a la place qui va à ton genre d'existence, restes-y, le café c'est pour les personnes qui disent "pouce, je ne joue plus", on vient se mettre de coté, prendre un peu de recul pour voir comment ça se passe, comment ça bouge comme ça de loin. L'autre jour tu étais au café métro Alexandre Dumas, tu attendais le cours sur Rousseau avec une lourdeur au coeur parce que tu allais revoir Monsieur Franck. Tu portais ton pull rouge et tu avais un chapeau rouge et tu mangeais un Kinder Maxi, et des gens merveilleux passaient, tu faisais un incessant va-et-vient entre ta lecture et la rue, tu ne savais pas ce qu'il fallait regarder, quelle situation était la plus chargée en force vitale mais la rue a vite pris l'avantage. Tu as vu un fils de quarante ans rejoindre sa mère, il semblait attendre quelque chose d'elle, elle avait l'air de parler sur un ton affectueusement sévère et il attendait qu'elle sorte quelque chose de son sac, elle a posé son sac sur une des chaises du café -tu étais dans la terrasse chauffée, extrêmement proche d'eux mais séparée par une vitre- tu t'attendais à ce qu'elle en sorte une enveloppe, un papier, quelque chose de mystérieux qu'il t'aurait fallu interpréter. Au lieu de ça elle a sorti un chausson aux pommes, elle venait d'en acheter deux, ils trônaient bizarrement au milieu de son sac, c'était presque burlesque, dans un sac il y a des choses sérieuses en cuir, mais pas des chaussons aux pommes. Elle a mis du temps avant de le donner à son fils qui en était à tendre un peu la main, ce geste un peu déplacé mais tout de même assez beau qui consiste à faire adopter à la main une attitude suppliante, très expressive, pour un chausson aux pommes. Deux vrais baisers précautionneux sur ses joues et il est parti.
L'autre scène que j'ai retenue c'est un homme qui aide un aveugle à traverser en le tenant fermement par le bras, scène normale, mais tu remarques une femme près de lui, tu n'arrives pas à comprendre si elle est avec lui, elle le regarde amoureusement, impressionnée, pleine de gratitude, tu comprends finalement qu'elle n'est pas avec lui et qu'elle regardait un inconnu comme cela n'est pas permis. Ça je veux bien regarder, on touche à des choses trop importantes pendant ce genre de scènes; il n'y a pas à s'investir, à prendre de risques, on ouvre simplement les yeux.


Dennis Wilson - Moonshine

jeudi 21 octobre 2010

peut-être que les problèmes différent selon l'environnement : penser sous le ciel laisse place à des tristesses métaphysiques et à une envie de montrer au monde ce dont on est capable. A l'inverse rester chez soi s'accompagne d'un manque de volonté rond et chaud, on investit son anonymat, son inutilité. Vous me direz : c'est très beau d'être inutile, les meilleures choses le sont, je n'entends pas l'utilité dans ce sens, je ne sais pas, il y a un moment où il faudrait enfin se mettre à exister pour de bon, ce sera le moment où justement la question de l'inutilité ne se posera plus. Peut-être faudrait-il parler de gaspillage, d'une opportunité comme dans certains jeux vidéos où vous attrapez une potion sans trop savoir quand est-ce qu'il faudra l'utiliser; mais ne pas l'utiliser serait pire. Est-ce que la situation est assez grave pour commencer à agir? Ou peut-on encore attendre un peu?
Quand je rentre chez moi toutes mes fatigues se dissipent toujours, maman a préparé du riz au poulet et il y a toutes sortes de yaourt pour le dessert: on peut en manger trois et maman parle par dessus la radio, il y a la voix de maman qui dit des choses anodines à propos du riz ou de la vaisselle et juste, tout juste en dessous il y des voix graves qui discutent de philosophie, Emile veut que maman arrête de parler pour raconter sa journée jusque dans les blagues qu'il a faites à ses copains: bref, c'est un monde mordoré et calfeutré, sans interstices pour les grandes questions.
Ensuite on rentre tranquillement dans sa chambre en sachant qu'on reviendra se faire un thé ou prendre un verre de coca; j'aime siroter dans ma chambre. S'ensuit une appropriation émouvante de sa chambre : fermer la fenêtre que j'avais ouverte au moment de partir, allumer le chauffage, régler les éclairages, débarrasser le lit des magazines et des vêtements, traîner d'abord sur le lit encore fait, puis le défaire à un moment, puis prendre une douche et se mettre en pyjama, c'est toujours assez laborieux, plier ses affaires dans son armoire, je le fais tout le temps, il y en a qui laisse traîner, puis enlever ses lentilles, geste qui avec le brossage de dents annonce qu'on s'apprête à aller au lit sans compter se relever. On s'endort comme on se console, tourné vers soi-même, situé dans un entre-deux encore conscient entre la journée achevée et celle qui arrive et dont on trace les grandes lignes de l'emploi du temps qu'on connaît un peu. Mais bien sûr chaque jour a sa surprise, son bonbon, sa joie simple mais compliquée, restons-en persuadés.

dimanche 17 octobre 2010

Le coeur du samedi soir


Avec quelques amis, nous faisons un détour

Serrés dans des écharpes qu’on nous a tricotées

Il m’a dit « les écharpes c’est un geste d’amour »

Je comprends cette envie de vouloir protéger


Son visage d’agneau me rappelle d’anciens jours
Nous sommes en 2010, il faut manifester
Vertige des rencontres, vertige de son retour
Ma tristesse se rapproche de la sérénité

Nous baignons dans la nuit, une nuit américaine
Et nos pensées sont pour l’un l’autre bien opaques
Vouloir les deviner, est une tentative vaine
Je peux penser à lui, à la mort de 2pac

« Est-ce que tu penses que l’homme est fait pour le bonheur? »
Emile me dit que non, « mais il doit le chercher »
Ce garçon de quinze ans, le frère de ma soeur
Est très intelligent, et mérite d’exister

Les visages rejettent parfaitement la lumière
D’une ville dont on pense qu’elle est trop éclairée
Son front poudré d’orange sous quelques réverbères
Marchant, fixant le sol à côté de nos pieds

Le samedi, cette promesse que je trouve bien vide
La joie y est diffuse et vraiment sans raison
Mais c’est cette liberté qui les rend tous avides
D’alcool et de tendresse, approcher la passion

Je paierai assez cher pour deux ou trois visages
Ce sera ma collection, je veux les posséder
Baiser doucement leur front, leur dire « soyez bien sages »
Ils sont comme des chansons, me rappellent au passé

C’est peut-être ça qui gêne, une fois qu'on se sépare
Cette personne qui très vite ne pense plus à vous
Si le visage restait, il n’y aurait pas de cauchemars
Mais il part comme le reste, nous gardons le dégoût

Je progresse dans la nuit, je suis bien entourée
Tout est très clair pour moi: nous devons vivre seuls
C’est une chose à laquelle on ne peut s’habituer
Souvent j’ai très envie de bien fermer ma gueule

Cette nuit est magnifique, elle me perce le coeur
Sa répétition n’altère en rien sa bouleversante magie
Tout est dans les contrastes, entre fête et douleur
Je suis entre les deux : joyeuse/anéantie

Nous sommes bien à Paris, il n’y a rien à craindre
On peut sympathiser, danser, rentrer dormir
Faire de nouvelles rencontres, qui oserait se plaindre?
De ces bonnes actions, cachant l’envie de mourir

Ce soir tu veux atteindre le coeur du samedi soir
Cette zone un peu obscure, qu'on appelle "bar loundge"
Ces endroits attirants, recouverts de miroirs
Ma faiblesse te dégoûte, il faut que tu t'allonges

Je t'évoque une vie que tu ne trouves pas souhaitable
Je ne connais que le calme, mes tympans sont fragiles
J'aime beaucoup parler, assise autour d'une table
On nous ramène les plats, le serveur est agile

Et si on allait manger au restaurant chinois?
Arrêtons-nous d’abord, laissons parler nos coeurs
« Nous nous sommes fait du mal, mais je t’aime plus que moi »
C’est bien, dans ces plats-là, il n'y a jamais de beurre.

mercredi 13 octobre 2010

Grève reconductible

Le trafic risque d'être fortement perturbé
Sur l'ensemble des lignes de la RATP
Il vous faut consulter, pour plus de renseignements
Le site mis à jour assez régulièrement

Le signal retentit, les portes vont se fermer
Les mouvements des derniers deviennent précipités
Le conducteur jette un oeil bienveillant mais lassé
Dans le rétroviseur, le quai est dégagé

Des bras, des jambes, des sacs, à devoir éviter
Peu de place pour soi, c'est presque chorégraphique
Si l'envie y était, les gens se câlineraient
Les occasions sont là, ce serait très sympathique

Le rapprochement physique n'est pas signe d'amitié
Je surveille bien mon sac, attention aux voleurs
Nous sommes l'homme de l'homme, archi-civilisés
Sous les manteaux il se dit que battent encore des coeurs

Reste que je ne suis pas fan des tissus irisés
Qui donne aux costumes l'air d'être très bon marché
J'ai un plan resserré sur ce bel homme actif
Il me sert sans m'aimer, il me sert sans motifs

Sa main est puissante, responsable, anguleuse
C'est sûr, il doit rendre beaucoup de femmes heureuses
De sa manche fleurissent des poils mal contenus
Au fond le raffinement ne cache rien de l'homme nu

L'animal lisse et bleu marine, l'animal bien coiffé
N'entendras rien de ce que j'aurais à lui dire
Je susurre un "je t'aime", ou un "tu m'as manqué"
Au mieux je le frappe et il pousse un soupir

Il écoute sa musique, comme un enfant autiste
Son regard en hauteur, vers le plan de la ligne
Il ne voit pas les humains, les joyeux et les tristes
Mais remarque de très loin les blondes longilignes

Pour d'autres hommes cette grève s'avère être une aubaine
Ils peuvent approcher des femmes belles et hautaines
Laissant vagabonder leur nez derrière leurs cous
La femme se retourne, sévère, crie "mais vous êtes fou!"

Bientôt immobilisé, on dit quelques "pardons"
"C'est ici que je sors", à titre de prévention
Il y a ceux qui se poussent sans vouloir sortir
Cette vieille peur de ne plus pouvoir repartir

Le métro traîne lourdement sur ses pieds
Il semblerait avoir excessivement mangé
Soi-même on se sent de nouveau plus léger
L'air frais se fait sentir à même les escaliers

Pour moins de deux euros, on passe le tourniquet
Et l'on pense aux arrêts comme à de jeunes nations
Distances parcourues sous les monuments classés
Sortie à Poisonnière, c'est une autre dimension

mercredi 6 octobre 2010



La fac reprenant, je retrouve jour après jour la totalité de l'atmosphère que j'avais délaissée en juin. En particulier cet ennui d'étudiant qui précède la fatigue, une fatigue qui ne vient pas du manque de sommeil mais de l'amollissement intellectuel qui procède de certains cours, celle qui pointe son nez malgré les neuf heures de sommeil, parce que tout semble être non pas endormi mais pire : pris dans une torpeur, un mouvement mou et qui bave un peu. Je me concentre sur ce phénomène, celui de l'ennui, qu'on oublie trop souvent de disséquer alors que l'analyse de l'ennui, de ses effets sur soi est la garantie d'une activité possible dans justement ce qui se caractérise par l'absence totale d'issue, de distractions assez distrayantes pour nous faire oublier l'état initial. "L'ennui c'est la conscience pure", cours sur la conscience de terminale. La scène de mon cerveau est absolument désertée, rien n'y entre et rien ne peut y entrer et la scène devient à elle-même son propre spectacle, son propre objet de contemplation, on applaudit pour faire venir quelque chose, pour encourager les artistes, personne ne vient jamais, on découpe l'attente en petits compartiments de dix minutes qui s'écoulent assez vite, on s'amuse à changer de point de vue : on s'imagine arrivé au bout de la fin du cours, on s'imagine arrivé au milieu du temps écoulé, on s'imagine revenir au début, on s'imagine demain, on voyage entre l'espérance, la victoire et le désespoir
. On connaît l'attitude la plus sage face à l'ennui: ne plus penser au temps, ne plus se projeter, ne plus jouer avec les minutes, ne plus rien tripoter, d'ailleurs concernant le temps il n'y a jamais rien à tripoter, il faut vivre l'instant présent qu'on est de toute façon obligé de vivre ou plutôt : il est obligé de nous passer dessus.
D'ici, d'en haut, du 21ème étage d'une tour qu'on regarde attendri par sa laideur, comme un enfant qui n'avait rien demandé, et en se disant qu'elle existera toujours. Le monde est poussiéreux, ce cours n'est rien, ce cours est médiocre, autre chose se passe ailleurs, mille situations et nous sommes bloqués là, on étudie la sociologie et encore on l'étudie mal, ça n'a pas de sens d'être comme ça médiocre, l'honnêteté nous ferait aller dormir. "De toute façon aujourd'hui vous n'apprendrez rien, rentrez chez vous, faites des choses qui vous font plaisir, en sociologie les livres suffisent".

A la fac il n'existe pas de licence de sociologie, seulement des options, c'est une matière qui doit en agripper une autre pour être crédible, un peu comme toutes les matières d'ailleurs mais un peu plus que les autres. Ce qui distingue le lycéen de l'étudiant c'est que l'étudiant, du seul fait de son choix connaît la valeur ou croit connaître la valeur de ce qu'il étudie, il la porte en lui dans les couloirs de la faculté, il la représente. Au lycée au mieux on représente le bac. C'est pour ça qu'à l'université on peut parler de différentes humanités: ceux qui font économie et ceux qui font philosophie n'ont absolument rien à se dire, la sociologie est au milieu de tout ça, peu d'étudiants s'attachent elle.
Le brassage à souvent lieu dans les ascenseurs, c'est là seulement qu'on peut entendre un très bref aperçu de ce que donne les TD d'économie ou de je ne sais quoi, mais dans les grandes lignes chacun se débarrasse assez vite de sa malveillante curiosité à l'égard des autres disciplines, et chaque discipline se résume à peu près ainsi: les économistes sont des débiles qui n'auront bientôt plus de vie hormis celle du bureau, les philosophes sont des snobs cherchant à se rendre incompréhensibles par tous les moyens, les géographes ne sont rien, les historiens n'ont qu'à apprendre par coeur sans jamais réfléchir, les étudiants en histoire de l'art sont des pédants bizarrement incultes, les étudiants en droit n'ont pas de personnalité, les étudiants en littérature jubilent à l'idée de surinterpréter un texte. On se retrouve aussi parfois rassemblés en cours de langues ou de sociologie. En cours d'anglais j'ai parlé à des filles passionnées par la gestion et qui voulait faire ça depuis la troisième, et ça me rendait triste; je n'ai pas essayé de parler de moi et de creuser le fossé, quand on peut ne pas faire naître l'incompréhension c'est bien de ne pas le faire, on ne peut pas se faire confronter des certitudes intimes, c'est trop tard. Le monde est vaste, on ne peut pas parler à tout le monde, c'est bien d'éliminer aussi.


Et cette abrutie en cours de sociologie qui ne veut pas choisir de textes à présenter en sociologie "ça m'est égal, y'a rien qui...tout me va", avec cette tête un peu ironique, un peu larguée, façon "tout est de la merde" alors que les textes et les auteurs que le prof écrit au tableau devraient l'écraser de respect : je dois faire quoi? les lire? les apprendre? ça servirait à quoi : ils existent sans moi, ils brillent sans moi. Ce n'est pas ici et ce n'est pas moi qui deviendrait quelque chose au bout de quelques contrôles continus. L'enseignement de la sociologie est tel que je me demande comment est-ce qu'on pourrait se professionnaliser, être utile à quelque chose du moins à soi-même. Un enseignement doit transformer: apprendre à lire transforme, apprendre l'existence de la philosophie aussi, on peut parler de "déformation éducative", il y a un avant et un après, on empiète un peu plus sur le réel. La sociologie transforme, parce que la sociologie passe le clair de son temps à clarifier sans cesse des situations, à établir des typologie, des concepts qui ordonnent immédiatement le réel. D'abord pour ça la sociologie transforme, mais de façon plus générale son seul principe, la seule conscience de l'existence d'une science qui ne pense pas que la société soit la nature et que nos actions et jusqu'à nos pensées sont déterminées par des faits sociaux qui les dépassent et nous donnent ce sentiment très ancien (qui doit être la première des intuitions liée à la sociologie) de pouvoir parfois étiqueter, classer, prévoir les comportements des autres et les siens propres. Savoir seulement ce qu'est la sociologie, ce qu'elle propose comme maîtrise sur le monde, et laissez l'imagination deviner le reste, les détails. Déceler ça et là et par soi-même, dans sa vie de tous les jours ce qui peut être un objet d'études pour la sociologie, ce qui donne le sentiment de posséder des lois implicites et connues depuis longtemps, se rendre compte que tout est objet d'études, c'est un jeu d'adultes, un jeu qui donne l'illusion d'une toute puissance encore mal maîtrisée et qui s'accroît avec l'étude.

dimanche 3 octobre 2010

Colgate

Si des robots méchants devaient avoir une technique de nettoyage ils nettoieraient comme ma soeur ou encore ma mère: c'est-à-dire sans se préoccuper du bouleversement que causera tel ou tel nouvel emplacement d'un objet appartenant à la personne, élaguant sans états d'âme tout ce qui dépasse, ne se préoccupant pas des emplacements affectifs, des choses que l'on garde, qui font désordre mais que l'on ne souhaite pas voir disparaître. Le superflu affectif sous toutes ces formes est à combattre, même la cave doit être en ordre. C'est comme ça que récemment, mes cinq ans d'abonnement à Technikart ont failli passer à la poubelle; je les garde comme ça, pour ne pas les jeter, on ne peut rien contre les piles, elles sont plus fortes que vous, il faut les laisser vivre. Et puis la cave est faite pour ce genre d'objets à demi-voulus à demi-gardés, mais ma mère quant à elle désire ardemment les jeter; désir mou de garder, désir violent de supprimer. Au fond si des manuscrits d'écrivains importants finissent par disparaître ce n'est pas que la famille les trouve obscènes mais c'est qu'ils font désordre, alors on balance.
Je me souviens que Paul Valéry (on ne peut citer Valéry qu'en le paraphrasant, il est l'auteur qui se laisse le plus facilement assimilé, son miel devient si vite le nôtre, parce que la vie fait que l'on se retrouve très souvent à devoir refaire le chemin de certains raisonnements qui n'aboutissent, non pas à nos anciennes et partielles conclusions mais désormais aux siennes, à celles qu'ils nous a imposées par la force autoritaire de son intelligence. Si vous désirez vous rendre meilleur rapidement et à moindre frais, lisez Valéry) disait qu'il fallait ranger les objets là où on viendrait spontanément les chercher, par une sorte de réflexe de gestes. Si la tasse est mieux dans la salle de bain que dans la cuisine, et bien allons-y pour la cuisine.
Donc je disais, ma soeur est conne, et quand elle se décide à ranger, ce qui arrive de moins en moins souvent, c'est l'inhumanité qui s'exprime à travers elle. Elle est capable de jeter ce qu'il ne lui plaît pas, ce qui est rétif à son rangement. Si par exemple je lui ai donné un vêtement et qu'elle n'a pas envie de le ranger elle décide qu'elle ne le veut plus et me le rend, il devient donc mon désordre et non plus le sien. C'est rigolo. Et révoltant. Et ca dure depuis que je suis consciente et qu'on partage notre chambre.

Donc je m'apprêtais à me brosser les dents, réflexe qui n'est souvent perturbé par rien, geste à la fois le plus humain, le plus artificiel et le plus inconscient du monde. Il m'est d'ailleurs déjà arrivé d'être parfois exceptionnellement consciente que j'allais me brosser les dents que je ne me souvenais même plus de la couleur de ma brosse à dents: d'un seul coup ce geste qui consiste à reconnaître et à saisir dans un même mouvement sa brosse à dents me devenait juste impossible. Etait-elle rouge ou rose? Je l'avais toujours su sans le savoir, la question en fait ne s'est jamais posée. C'est une expérience à vivre, je vous la souhaite. Mais aujourd'hui il n'y avait rien à saisir, et je connaissais bien ma brosse à dents puisqu'il me fallait la distinguer d'une autre brosse à dents presque semblable mais dont le logo différait. La mienne c'est la Colgate, la sans marque est à quelqu'un d'autre; mais j'espère que ce quelqu'un d'autre fait le même chemin vers cette pensée : la Colgate est à quelqu'un d'autre pour lui. Mais au fond mieux vaut ne pas y penser.

Pas de Colgate et encore moins ma plus ancienne brosse à dents qui je le savais était encore dans le pot, on ne sait pas pourquoi, ça aussi on ne jette pas, on jettera quand elle deviendra la troisième dauphine, et puis parfois quelqu'un se décide à mettre les points sur les i : cinq membres dans la famille et 10 brosses à dents : qui est à qui, mon père vient alors nous consulter dans notre chambre : "la tienne c'est laquelle?".
Je pressens le drame, je demande à ma soeur ce qu'elle en a fait, j'ai déjà le ton énervé, il n'y a pas de lente progression vers le cri, je crie déjà. Par réflexe elle commence par d'abord tout nier comme pour affirmer son innocence fondamentale, celle qui subsiste malgré ses crimes quotidiens. Ensuite j'ai le droit au "attends..." et elle se lève. Quand elle se lève c'est qu'il y a quelque chose à rectifier, sinon elle ne bouge pas et elle crie elle aussi. Elle se lève sans un mot, comme pour dire "laisse moi faire", elle cherche dans la poubelle et s'explique. Elle me dit que la brosse avait les poils bizarres, complètement écartés, parce que j'ai la bonne/mauvaise habitude de les écraser contre mes dents. Le brossage de dents à toujours été pour moi un exercice de douce haltérophilie, ce n'est pas de ma faute. Donc les poils écartés comme ça c'est suspect, c'est le signe d'une brosse à dents abandonnée depuis longtemps, pour moi il s'agit de la forme la plus épanouie qu'elles puissent prendre, elle est au printemps de sa vie. Je me sens comme humiliée, je ne sais pas pourquoi, peut-être parce qu'elle remet en cause ma technique de brossage, si innocente, si pleine de bonne volonté, elle en fait une pratique déviante; même pour ça je ne peux pas être normale, je suis obligée de me faire remarquer sur un terrain où le monde exprime une inquiétante régularité. Je bronche, j'insulte, je me plains et vais me chercher une autre brosse à dents, encore toute naïve de ses poils bien droits, bien studieux, bien zélés, qui ne demandent qu'à s'épanouir. Si certains y voient un massacre, lui précède cet autre massacre plus universel encore et pourtant banalisé du tube de dentifrice.

jeudi 30 septembre 2010




Ce matin je n'avais rien à faire alors j'ai mis Neil Young, je me suis dit que si on me demandait je dirais que On the beach est de loin son meilleur album, même si je ne les connais pas tous. J'ai l'impression qu'il a fait beaucoup d'albums live et c'est le genre de trucs que je n'achète jamais, un live c'est une photocopie de photocopie qui n'intéresse que la figure fade du collectionneur. Il y avait une pile de CD sur le bureau, que des vieux albums ressortis des premiers étages, des premières années de ma discothèque. J'écoute beaucoup de musique en ce moment, peut-être qu'au fond je n'arrive qu'à ça, cela suppose une concentration minimale, on peut penser en même temps, ça permet la langueur alors qu'il faut être fort pour aller au cinéma et fort pour lire. J'ai toujours adoré écouter de la musique dans mon lit, surtout le matin avant d'aller à la fac, ça m'arrive souvent, je crois que c'est un des plaisirs les plus parfaits de ma vie, innocent, facile à prolonger et d'une extrême efficacité. Me préparer avec de la musique, danser un peu avant de partir à la fac, je construis cette intimité rêveuse contre le monde. J'ai trop connu le plaisir d'un certain enchaînement dans les chansons, je déteste ne pas avoir les CD, j'aime l'odeur de papier des livrets et le plastique neuf du boîtier qui grince un peu quand on l'ouvre, j'aime la très lente appropriation des chansons, les différents types de plaisir qui peuvent exister. Je colle les autocollants promotionnels au dos du CD, je n'arrive pas à les jeter. Bien sûr ce sont des plaisirs trop délicats dont je pourrais très bien me passer s'ils venaient à disparaître un jour; je n'aime pas l'opiniâtreté dans le raffinement.
Avoir mon âge c'est n'avoir presque que vécu, du moins après l'âge d'or du Hit Machine et du CD single, la lente et douloureuse agonie du CD, les discours alarmistes sur le déclin des ventes. C'est s'être figuré les maisons de disques comme étant de méchants requins vivant le téléchargement illégal comme un gros bras d'honneur à leur égard. C'est aussi les artistes embarrassés, devant à la fois expliquer au public qu'ils aimeraient bien vivre de leur musique sans pour autant croire que celui-ci reviendrait par pure bonté à payer plus de 10euros un CD à la qualité incertaine, et puisqu'un artiste est censé être coul, il se doit d'aller dans le sens du public. Voilà la situation depuis quelques années, à bien des égards inintéressante pour le public parce qu'elle concerne le support; problème que chacun d'entre nous a réglé presque inconsciemment, sans se poser de questions ni faire intervenir la morale. A présent l'instinct de survie à encore une fois tout arrangé: les artistes font plus de concerts, et des formes diverses de mélomanie cohabitent en attendant que Papa Hadopi, du moins en France, se charge d'en supprimer quelques unes. Les supports n'ont jamais été autant variés, j'ai des amis qui sortent encore des vinyles en soirée et enchaîne avec Deezer, Youtube ou encore des CD gravés. D'autres perdraient la totalité de leur discographie avec un bug de leur ordinateur; bref la musique se vit enfin comme elle doit se vivre je crois: avec liberté et embarras du choix.

Je n'ai jamais éprouvé le besoin de musique en dehors de chez moi, ou alors je sais attendre. J'ai eu des machines portatives mais j'ai maintenant des problèmes d'oreilles et je me suis vite rendue compte que je n'écoutais pas ce que me disais mes écouteurs, j'éprouvais un écoeurement, un décalage, et puis on triture n'importe comment la chanson. Ecouter de la musique dans les transports c'est amputer la réalité d'une de ces facettes. C'est le plus souvent imposer une bande son inadéquate, trop solennelle, à un cadre qui ne le mérite pas, comme dans les mauvais films: cela procure de l'émotion pour pas cher, ajoutez à ça le ralenti et vous êtes chez Wes Anderson.
J'aime invoquer le souvenir imprécis, imparfait d'une chanson, pour ensuite la retrouver incroyablement flamboyante, meilleure que ce que j'imaginais, "ce refrain c'était donc ça", cela marche à l'inverse du cinéma, où le souvenir d'une scène est toujours plus parfait que la scène elle-même, la musique est toujours plus belle que dans nos souvenirs.
Un jour j'ai lu dans Rock&Folk, je crois que c'était Hubert Félix Thiéfaine qui disait "il faut éprouver le manque de la musique pour pouvoir encore l'apprécier", et j'ai changé mes habitudes depuis ce jour.
Je suis devenue une vieille conne, qui craint un peu la nouveauté mais encore plus la profusion de la nouveauté. Avant je savais m'y retrouver, il suffisait de lire la presse spécialisée, aujourd'hui ça me dégoûte vite, je reste méfiante à l'égard de l'écrit quand il n'est pas purement littéraire, j'ai mon opinion bien arrêtée sur le journalisme, comme tout le monde. Je reviens surtout à mes anciens CD, ils me rappellent des atmosphères passées, le plaisir est redoublé. J'essaye quand même de renouveler mes goûts, de découvrir des choses, le plus souvent j'achète les CD que je n'ai pas encore de vieux groupes morts. Il y a cette faiblesse qui consiste à répudier tout ce qui fait l'objet de trop d'attention, qui à trop de succès, je suis tellement comme ça, j'ai nié l'existence de beaucoup de groupes. Oui alors donc, Neil Young, je ne prends pas de risques, ce sont des écoutes confortables, j'y pénètre à pas feutré et il y fait chaud au fond de sa mythologie, la pochette de On the beach transpire la fin de l'été, une promenade sur la plage un peu plus habillé que d'habitude. J'ai l'impression qu'il parle à des vieux loubards grisonnants et que je commets une imprudence à écouter ces histoires qui ne doivent pas être de mon âge. Ça accompagne très bien le vague à l'âme, c'est une sorte de western crépusculaire, des comptines pour inconsolables, Neil Young est un vieil aigle qui sent la poussière, c'est la figure du sage, d'un sage pas forcément stoïque mais pétri de passions ou plutôt de souvenirs de passions, ces paroles ne disent absolument rien, on ne pleure pas à vouloir les traduire, on est même extrêmement déçu, il n'y a jamais eu que la mélodie chez lui, des mélodies qui vous rendent fou, il nous fait passer du côté très prisé de la fiction.
Je ne sais pas comment on en vient à s'approprier les albums de Neil Young qu'on trouve d'abord ennuyeux jusqu'à qu'on en perce le secret rouge sang. Il suffit de les laisser tourner dans la chambre plusieurs jours, puis certains passages finissent par être reconnaissables, on note le numéro de la plage, puis on la répète et on ne fait que patiner plusieurs jours sur la surface de cette plage qui parfois déborde sur la suivante qui est elle aussi pas mal non plus. Et on finit par aimer le tout, par accepter les chansons plus faibles: au fond, même une mauvaise chanson passe vite, nous échauffe pour la suivante. A la fin de On the beach on attend toujours le monument indétrônable de 9 minutes, Ambulance Blues, même pas chiant, juste parfait.
Donc je suis dans mon lit, Emile me ramène un café parce que je lui rends souvent service, et je ne m'en veux pas de rien faire puis que je ne fais pas rien, au fond j'écoute de la musique, je m'accorde ce répit, et quand l'album se terminera je le remettrai au début. Les plaisirs égoïstes supplantent très bien les projets et les ambitions pour la journée, c'est toujours un petit chemin à exécuter, qui va du lit à la chaîne hifi ou à la bibliothèque, ou encore à la cuisine.

Il y a ce moment où le gong retentit "si je sors pas je meurs", mourir équivaut à déprimer au fin fond du samedi. Il faut essayer de ne pas faire arriver certaines pensées jusqu'au cerveau, pour cela il suffit de bouger, car se fixer c'est s'offrir comme habitat, comme réceptacle fixe à une série de mauvaises pensées qui tournent dans l'air. Les mauvaises pensées tournent dans l'air en attendant de se fixer, les bonnes ne se fixent pas, elles nous traversent et repartent.
Au fond on ne sait pas bien partager la musique, et ça finit toujours en name-dropping insupportable, on ne peut ni bien parler de la meilleure minute d'une chanson et parfois même on ne connaît pas les titres, tout cela appartient à un monde trop flou et trop subjectif, la musique est la solitude de la mémoire en acte. C'est comme vouloir partager un rêve troublant ou un souvenir qui est tout pour nous, une fois qu'on s'essaye à le communiquer on se retrouve confronter au drame de l'incommunicabilité, on passe même pour égoïste alors qu'on voulait émouvoir les autres autant qu'on est ému. Beaucoup de choses nous rappellent à cette solitude fondamentale à commencer par la paire d'écouteurs individuelle qu'on tente de partager non sans inconfort: pour une écoute parfaite, possiblement émouvante, on sait qu'il faut les deux.

Neil Young - Harvest Moon

dimanche 26 septembre 2010

Dimanche soir

Le trottoir luisant
sous les lampes à sodium
me donne le sentiment
d'être sur un podium

Une soirée de dimanche
Il y a les cinémas
Et pour être un peu franche
Il n'y a même que ça

Le manque de volonté
Me permet peu de choses
Je ne peux que marcher
Ca n'demande pas grand chose

Voilà une heure funeste
Où j'ai pour seule pensée
L'envie assez modeste
De vouloir me tuer

Mais personne ne le voit
C'est une souffrance latente
Et comme je marche droit
On me pense vivante

L'activité n'est rien
Elle n'est qu'une façade
Qui dissimule bien
L'individu malade

J'ouvre mon parapluie
L'eau glisse sur sa peau
J'aimerais être comme lui
Imperméable aux maux

Une métaphore surgit
A propos de la pluie
Son lointain grondement
Comme des applaudissements

Personne pour vérifier
Si mon image est bonne
Pour les envies de parler
Il y a le téléphone

samedi 25 septembre 2010

Le poème froid

Aux personnes qui préfèrent le froid

Hé bien les garçons deviennent un peu tristes

Pendant quelques temps, ils ne verront pas
Le corps des nanas, leurs bras et leurs cuisses
Parce qu'il fait quand même de plus en plus froid

L'imagination imaginera
Reconstituera, tout ce qui se planque
Mais je pense plutôt, qu'ils n'y pensent pas
Une sorte d'absence ne laissant pas de manque

Je suis bien contente, qu'il refasse froid
Dans mes habits chauds, je suis vraiment moi
Les gens sont mignons, chaudement enrobés
Comme des sortes de Ferrero Rocher

On boira du thé, des soupes mordorées
On lira beaucoup, des livres étrangers
Sortant du ciné il fera frisquet
Mais les bus sont plutôt bien chauffés


jeudi 23 septembre 2010


Un petit rire complice parce qu'on attendait devant les toilettes ensemble, vous teniez un livre noir dont je n'arrivais pas à lire le titre, habillé comme un baroudeur, des boucles poivre et sel, un choix de style bizarre, que je n'arrive pas à comprendre. La façon dont s'habillent certains hommes, ceux particulièrement qui échappent à la mode et à la chemise de travail, m'est souvent incompréhensible: pas tout à fait négligée parce qu'on sent qu'ils tiennent à certains détails, certaines originalités, une coquetterie profondément personnelle, qui ne dépend d'aucun canon. C'est peut-être dur à se figurer ce dont je parle mais quand on le voit on comprend.
Je comprends un peu plus l'intention de certains jeunes coquets qui aiment mêler l'élégance d'une chemise avec des vêtements
streetwear. C'est d'ailleurs de plus en plus énervant, un peu redondant, on comprend très vite l'idée, une élégance cool adaptée aux exigences de la ville, une sorte de "je ne suis pas là où vous m'attendez, je suis quelqu'un qui surfe sur plusieurs vagues, je ne me prends pas au sérieux, je porte ma chemise avec un sweat à capuche". Il faut toujours se méfier des gens trop actuels, le genre à avoir un compte Twitter, le genre Vincent Glad. On les sent dépendre de choses qu'ils ne maitrisent pas, extérieures et fluctuantes, bref ils sont creux, ce sont des journalistes.

Je ne comptais pas sortir de la journée mais je ne pouvais pas rater ce Wilder rare, j'ai donc fait le déplacement, j'ai même payé la place. Le film était un pur chef-d'oeuvre, Wilder fait un cinéma qui me relie personnellement aux hommes/ aux autres. Quand tout vous incite à couper les ponts, le cinéma est un bon rempart, qui infuse en vous des figures idéales. J'étais au deuxième rang avec personne devant moi ni dans ma rangée, j'avais un peu visualisé le public, il y avait un garçon en t-shirt bleu, un couple aussi peut-être, et vous qui aviez fini par me tenir la porte des toilettes mixtes; on ne devait pas être plus de six ou sept.
Je suis sortie de la séance, purifiée de joie, je suis retournée aux toilettes histoire de me laver les mains et pour vérifier mon rouge à lèvres qui est toujours en équilibre instable, je me demande tout le temps comment il fait pour ne pas déborder, il reste suspendu sur les lèvres, c'est assez fascinant. Vous y étiez aussi et vous m'avez souri en articulant je ne sais quoi, parce que c'était la deuxième fois qu'on se retrouvait aux toilettes ensemble, c'est bien drôle. J'ai eu un sourire franc, appréciant tout de même la pauvreté du contact.
En sortant des toilettes, je me suis dit "il va venir me parler", c'était trop gros, vous étiez en train de regarder les programmes des cinémas Action et au seul bruit de la porte vous avez levé les yeux. Je suis partie doucement pour ne pas vous donner l'impression de vous fuir, me portant moi-même, autonome et naturelle, donnant l'impression de n'espérer rien d'autre qu'un retour solitaire. Le plus souvent le public de l'Action Ecole s'évapore vite, alors qu'on devrait partir plus lentement, discuter du film, profiter de la promiscuité du cadre, des cafés de la rue et du film si discret au milieu d'une si vaste programmation qu'il faut vraiment vouloir le voir pour s'y rendre. Nous avons forcément tous un point commun ou une chose à nous dire, et plus les cinémas sont petits plus les gens qui vont aux mêmes séances que vous risquent de vous intéresser.

Je vous ai senti derrière moi, ce n'était plus qu'une question de minutes, je tentais de garder cette marche naturelle et rêveuse qui suit une sortie de cinéma. Vous étiez certainement en train de résoudre un conflit intérieur "j'aborde ou j'aborde pas", ou peut-être étiez vous déjà très décidé, me laissant un petit moment, peut-être jusqu'à ce poteau. Je fixais mon ombre sur le sol, je trouvais que j'avais les cheveux longs: je voyais des mèches sortir de mon bras, "peut-être est-ce pour ça qu'il veut me parler", ce qui plait est souvent repérable sur soi-même.
Tout est toujours question de psychologie sociale, on passe de rôle en rôle et sous votre regard, j'étais désormais la fille qu'on aborde, et pendant ce laps de temps pendant lequel vous vous échauffiez vous me laissiez alors le temps de me faire à ma nouvelle peau. Vous êtes tombé dans le piège d'une brune aux lèvres écarlates, je parie 100€ que sans ce rouge à lèvres, vous n'auriez pas vu mon visage décoloré. Ce rouge c'était la vie et c'est aussi la femme; je n'en veux à personne, mais promettez moi de ne pas être déçu s'il nous arrive de parler plus longuement ou si vous vous apercevez qu'un visage vaguement aperçu et parfois plus attrayant qu'un visage observé. Je ne sais plus me présenter, j'ai peur d'oublier les politesses, j'ai du mal à dire "au revoir", je veux que l'on se départage équitablement la parole. Je ne me méfie absolument pas, un homme n'est pas un loup, ou alors on en fait un loup quand ça nous arrange, quand il est un peu lourd, mais la plupart du temps on est juste un peu embêtée de devoir hausser le ton pour s'en débarrasser.

Les choses ne changent pas, malgré nos individualités, on est empêtrés dans toute une série de codes et de précautions, c'est un peu fatigant, et notre discussion n'est qu'une série de tentatives pour pouvoir en sortir, comme l'avion dans le film qui cahote longuement, ondulant au ras du sol avant de s'envoler franchement.
Nous marchons soudainement à distance égale, vous êtes bien habile, "le film vous a plu?", comme si la discussion reprenait, vous étiez bien mignon et bien sûr de vous-même. Alors je vous ai fait partagé mon avis, initialement programmé pour n'être partagé avec personne, oui c'était magnifique. Vous aviez aussi adoré, et êtes passionné d'aviation "c'est pour ça que je suis venu", aussi conscient que moi qu'il s'agissait d'un Wilder rare, le mot qui revenait c'est qu'il s'agissait d'un film très humain.
J'ai parlé en des termes très élogieux, très superlatifs, de Billy Wilder, disant qu'il était proche selon moi d'une sorte de sans fautes dans sa filmographie. On longeait toujours la rue des Ecoles, c'est une longue ligne droite et sereine. Je sais que c'est en traversant la rue Saint-Jacques que vous m'avez dit "mais pour être passionnée comme ça de cinéma, vous faites des études?". La suite consistait à parler de soi le plus objectivement possible, on délivre à l'autre la première couche superficielle de soi-même, de toutes manières sur soi-même il n'y a que ca à dire d'à peu près sûr, le reste est encore un peu confus. Je n'étais pas contre, ma situation me résume bien, alors qu'un employé de banque voudra certainement défendre qu'il est autre chose, pour ma part je suis ce que mon activité dit de moi, avec l'imaginaire que cela suppose. Quant à vous vous enseignez la sociologie politique du Moyen-Orient, d'Afrique aussi je crois, enfin votre ton me faisait comprendre que ça ne servait à rien de préciser. Vous êtes revenu à Paris il y a quatre ans, après avoir travaillé à l'ONU, enseigner vous laissait du temps pour aller au cinéma, étudier et lire. Arrivé boulevard Saint-Michel je vous ai demandé par où vous passiez, comme pour interrompre un peu la rêverie des épanchements mutuelles. On aurait pu certainement aller à la dérive, mais il est suspect de changer ses projets pour un inconnu, même quand on en a pas et que l'on va juste rentrer chez soi.

Il y avait deux choses possibles qui auraient été brusques de votre part, le "vous prenez un café?" que j'aurais je pense accepté, parce que j'ai du mal à aller au café la nuit toute seule et que j'en avais envie. Il était encore tôt, notre rencontre apportait quelque chose de festif à la soirée, bref, on aurait bien discuté jusqu'à ce que j'entame une deuxième interruption d'ordre pratique, portant sur l'horaire des derniers métros. Je dirai la deuxième chose plus tard, poursuivons un peu.
J'en étais à cracher un peu sur Chabrol et vous à me demander si "Le beau Serge" était bien, "puis de toute façon, le cinéma français...", j'étais dans les grandes lignes d'accord avec vous, et gardais mes exceptions au fond de ma bouche. J'habite Courbevoie, vous connaissiez la piscine olympique de Courbevoie et vos parents habitent toujours en banlieue, vous habitiez Nanterre plus jeune, maintenant dans le 18ème. On a parlé de choses qui personnellement m'intéressent ou qui finissent par intéresser quiconque fréquente beaucoup les cinémas du quartier. J'aime bien voir que d'autres personnes y sont sensibles, cela concernait les programmations des cinémas, la carte UGC et les quelques rebelles qui ne l'acceptaient pas encore. Vous m'avez dit que les cinémas qui l'acceptaient étaient apparemment soumis à certaines programmations, je vous citais quelques cinémas qui y échappaient quand même, vous avez dit qu'au fond vous ne saviez pas. Je regardais devant moi, m'autorisant parfois à fouiller votre visage de profil et qui dépendait beaucoup des éclairages, je le voyais changeant et coloré, creusé d'ombres lisses, je pense avoir été fixée sur une tranche d'âge approximative : début de la quarantaine. Il fallait aussi me décider : étiez vous plaisant à la discussion et même physiquement? Vous aviez une bonne voix, votre profession et votre vie large comme un monde m'intéressaient, votre visage était compliqué à saisir, on pouvait vous définir comme un quadragénaire séduisant, au visage sec, qui gagnait à perdre en jeunesse.

Vous m'avez demandé mon prénom avant que je ne vous quitte Métro Odéon, et vous ne m'avez pas demandé mon numéro de téléphone, ce qui est la deuxième chose que j'ai apprécié de voir manquer. Vous m'aviez confié aller souvent à la Filmothèque, et je vous ai beaucoup parlé du Reflet Medicis, bref soit vous comptiez encore une fois sur le hasard pour nous réunir, ce serait alors un peu dérangeant : faudrait-il par exemple s'asseoir l'un à côté de l'autre au cinéma? Soit vous comptiez seulement agrémenter votre trajet d'une discussion avec la fille des toilettes.

D'aucune façon on ne s'engageait l'un envers l'autre, et j'ai aimé cela même si d'un autre point de vue on peut trouver que c'est vexant, je mets cela sur le compte de votre intelligence: les moyens mis en oeuvre pour entrer en contact avec un être humain diffère selon qu'on soit un rustre ou un homme délicat, soucieux de ne pas irriter. Il faut en toutes relations et malgré les désirs de posséder certaines personnes, toujours laisser l'autre absolument libre parce que justement, il reste au fond absolument autre. La meilleure façon de prévenir les désirs est encore de ne pas imposer les siens. C'est bien ça que j'apprécie dans certaines amitiés, sentir des liens transparents qui ne dépendent ni de la fréquence des rendez-vous ni de je ne sais quel autre détails pratiques,
comme une lien assez long et lâche pour qu'on ne puisse pas en ressentir la résistance lorsqu'on s'éloigne un peu. La fidélité se construit dans une approbation mutuelle des intelligences, quand elle a lieu, rien ne l'annule, sinon le fait de décevoir par certains comportements.
Vous espériez qu'on se revoit dans le coin un jour, espoir que j'estime fragile et en même temps facile à contenter; tout peut arriver, il y a tellement de séances, on peut être dans beaucoup d'endroits différents, nos corps prennent si peu de place et sont si peu visibles.
Vous m'avez laissé à mon métro, vous comptiez marcher dans la nuit alors que j'étais condamnée à une ballade moins fluide et plus nauséabonde dans les transports souterrains. Dans la rame, de jeunes musiciens insupportables avec des voix molles de branleurs se racontaient qu'ils avaient la flemme de plein de trucs, cruauté des contrastes. J'ai écrit un sms à Juliette pour lui raconter, cela apaisait le vertige de la rencontre. A mes yeux les rencontres sont toujours pleines de gravité.