lundi 28 décembre 2009



"Elle n'était jamais plus heureuse que lorsque la vie pouvait se réduire à l'état de métaphore; mais la vie à ses hauts sommets de réalisme l'accablait."

Les Consolateurs - Muriel Spark

Elle se disait que l'important n'a jamais été d'être seul ou non mais plutôt d'avoir des personnes à emporter avec soi à chaque fois qu'il lui arrivait de marcher toute seule dans la rue. Des personnes, des amis si l'on veut, avec qui le dialogue ne s'interrompt jamais et qu'elle pouvait invoquer à chaque moment de la journée, sans formule de politesse ni point de rendez-vous. Juste penser à elles pour que leur masse corporelle se trouve placée devant elle, dans le regard de ses pensées. Il n'y avait que dans sa tête qu'elle pouvait mélanger les relations sans crainte d'incompréhension, d'antipathie entre les personnes, ils étaient tous là, comme dans un collage idéal, un peu comme la pochette de Sergent Pepper.
Il lui arrivait même de solliciter l'attention de personne qu'elle ne connaissait que de vue ou d'écriture, très vaguement, vaguement c'est-à-dire, sans que la personne ne soit au courant de son existence sinon de son intérêt pour elle. Ces personnes qu'elle ne connaissait pas assez et qui de ce fait lui semblaient admirables, et bien elles aussi étaient invoquées, et dans le creux de cet univers à son image et à son écoute elle trouvait parfois le monde des pensées bien trop beau pour être vrai et de la même façon qu'un caprice avait rassemblé tout ce beau monde, il l'effaça d'un coup de pensée. Et la rue devant elle apparaissait dans toute sa matérialité; froide et géométrique.
Dans le métro elle s'amusait mollement à deviner ce qui chez les gens semblait assez neuf pour avoir constitué il y a deux jours un cadeau de Noël. Baskets trop blanches d'un adolescent, bracelet qu'une femme tripotait un peu trop souvent, tout ces objets avec qui maintenant il fallait faire, qu'il fallait s'approprier, combien de temps mettrait l'adolescent avant d'enfiler ses baskets devenues crades en pensant qu'il lui en faudrait des autres? Les objets réceptionnent deux choses : le temps et les désirs des hommes, c'est ce qu'elle se disait un peu mollement, sans trop y croire.
Pour elle-même il s'agissait de cette paire de gants en cuir qu'elle n'arrêtait pas de sentir, d'enfiler comme on glisse sa main dans une main plus grande, à leur vue elle se disait "vraiment un bel objet", peut-être trop beau pour se l'approprier tout à fait. Il y a comme ça, deux trois choses qui lui appartiennent, qu'elle aime et désire comme au premier jour. Des objets qui par leur étrange et durable beauté lui échappaient. Elle qui a toujours réussit à se lasser de tout en en usant jusqu'à plus soif : objets ou personnes, comme on mangerait précautionneusement sinon cliniquement un poulet jusqu'à la moelle avant de s'en débarrasser et d'en laver l'assiette pour recevoir autre chose. Elle aimait cette idée, l'idée que son monde était régit par ses lois, ses caprices, que nul n'y sortait de son plein gré, un peu comme dans les films "vous ne démissionnez pas, c'est moi qui vous vire", alors qu'il avait plus souvent été question de se résigner à la perte d'une présence.
Elle faisait attention à ne pas les perdre, "ils sont coûteux", le pire pour elle serait de perdre un gant et de se retrouver avec un seul inutilisable. Voulant s'éviter l'ennui de la perte d'un objet elle vérifiait obsessionellement qu'ils étaient bien dans son sac et dans un second temps, qu'il y en avait bien deux.

Officiellement Noël n'avait été pour tous "qu'un mauvais moment à passer", pour elle cela avait été une simple et longue soirée où il n'y avait eu qu'à se laisser aller, recevoir, offrir et se nourrir, se glisser du canapé jusqu'à la table dressée, dire des bêtises à son voisin de gauche, à son frère, ils riaient ensemble de bonnes répliques élaborées à deux "- tu veux du saumon? -ouais mais j'ose pas il est trop loin.", autant de remarques qui n'étaient que la cristallisation tardive d'une même expérience des dîners de famille et qui avaient suscité les mêmes intimes et anodines réflexions en eux.
Ne pas forcément faire d'effort quant à la tenue ou à la politesse, on était en famille, elle faisait de toute façon de moins en moins d'effort pour tout. Cela provenait d'une volonté de ne privilégier aucun moment de sa vie, elle sentait que plus elle grandissait et plus tout se valait. Une fête n'était qu'une fête, un anniversaire, qu'un anniversaire, Noël, un jour de fac, un rendez-vous galant, tout dans le même sac. Parfois elle se satisfaisait plus d'une douche que d'une soirée qu'elle avait patiemment attendue et le signifiait dans sa façon de ne rien modifier de sa tenue ou de son attitude, il n'y avait pas d'apogée mais partout et sans discontinuer, de la vie, "c'est ce qu'on apprend quand on lit des romans".Elle jalousait mollement la fille d'avant, hypersensible, excessive, admirative et maladroite, se donnant comme incompréhensible aux adultes. Maintenant ce n'était plus que sagesse de surface, opinions sur, intelligence froide et dandysme balbutiant.

Un couple d'amis avait été invité, leur présence avait été longuement redoutée, puis une fois arrivé et officiellement introduit dans l'environnement, il s'agissait soit de résignation soit de la prise de conscience silencieuse que ce n'était pas si catastrophique que cela, elle hésitait encore. Elle avait eu peur, peur que son père se comporte mal, peur que personne n'ait rien à se dire, peur de se sentir trop concernée par le ratage de la soirée alors qu'elle avait voulu adopter l'attitude de celle qui se contente de ne considérer que deux choses: son interlocuteur de frère et son assiette, extérieure à tout le reste. Elle jouait très bien l'immaturité.
Plus que la peur, chez elle c'était l'impatience qu'une chose
a priori désagréable arrive au plus vite qui l'oppressait. Si la réalité était généralement plutôt confortable son imagination la faisait se confronter à des monstres de pensées. Tout les problèmes viennent du fait que les choses ne sont jamais seulement matérielles mais ouvertes à l'imagination de tous, prête à être manipulées, modelées, interprétées, ressenties par chacun. "Sur quoi pouvait-on se mettre d'accord?", c'était la question, aussi désespérante que passionnante se disait-elle, c'était la question qui remet sans cesse tout en jeu. Heureusement personne n'était vraiment tatillon et sur beaucoup de choses on se permettait l'entente commune, on devenait raisonnables quant à la vie en communauté. La nuance, la subtilité étaient réservées à la sphère individuelle sinon intérieure (la thèse lui plaisait), l'art a toujours été l'art du détail, de la nuance, du pinaillage, mais on avait eu besoin, pour que ce monde se permette d'exister de manière autonome, de le retrancher totalement, du moins en apparence, du vrai monde raisonnable. Les questionnements apportés par l'art sont des questionnements que l'on doit porter en soi, une déraison que l'on porte en soi et à partir desquels on interroge le vrai monde raisonnable. Mais il s'agissait toujours de tout garder pour soi. La simplicité du monde était déjà bien trop compliquée à admettre sans souffrance, on ne pouvait se permettre de compliquer les choses en supposant des trésors de questionnement chez toutes personnes passant devant soi. "Quel est votre rapport à l'art?", oui vraiment une très belle et très intéressante question, mais qui devenait flippante à partir du moment où elle s'aventurait dans le vrai-monde-raisonnable. C'est ainsi que l'adolescent aux baskets blanches resta l'adolescent aux baskets blanches, et avec sa disparition de la rame, c'était en fait sa disparition totale que chacun devait s'entraîner à envisager. En sortant elle-même de la rame elle captura au creux de l'oreille la remarque d'une petite fille à sa mère, "Châtelet c'est comme un chat,c'est comme un chat", elle n'y avait jamais pensé, peut-être parce qu'elle ne considérait plus le monde sous l'unique prisme de la figure du chat. Elle envoya par sms la remarque à deux de ses amies et une fois en état de sortir un stylo et d'écrire, la nota dans son carnet en hommage à la créativité qui se contente de peu de la petite fille, précisément ce qui lui manquait.
Dans un couloir de métro démodé, passant devant une affiche pour l'exposition Fellini au Jeu de Paume, la pensée fulgurante de prendre cette affiche en photo la traversa. Photo, séquence du film d'une beauté commentée et appréciée un nombre insupportable de fois et qu'il fallait redégager dans toute sa pureté. Elle s'efforça de comprendre et d'apprécier l'affiche comme s'il s'agissait de la première publication devant le premier regard; il avait toujours été question d'être un enfant devant le beau, jamais un être cultivé. Elle fit demi-tour -car elle avait pensé tout ça très vite, en une seule boule de pensées et tout en marchant, le métro n'étant qu'un lieu de marche en avant- et activa l'option appareil photo de son portable, et devant l'affiche se délesta pour de bon de son habitude à considérer laid tout ce qui prend place dans le métro. La photo n'était pas très bonne mais l'intention venait d'être matérialisée, c'est ce qui comptait. Et remettant son portable dans sa besace elle vérifia si ses gants étaient bien encore là.

Nick Cave & Warren Ellis - The Rider Song

jeudi 17 décembre 2009


La fenêtre ouverte de ma chambre m'offre une modeste vue, fraîche et rectangulaire sur un bout du monde, l'air qui me frappe les yeux et les pores, me redonne le goût du dehors, l'envie du dehors, les pieds encore sur la moquette, le corps dans un pyjama. M. Franck disait, faites l'expérience, sur une vitre embuée, tracez le contour de votre visage, on a l'impression que ça prend toute la place, tracez le contour, c'est en fait ridiculeusement petit. Je ne prends pas de douche assez longue et assez chaude pour que la buée se fixe, mais je prends mon visage dans mes mains, je sens que c'est tout petit, alors que c'est vrai, je pensais "mon visage est tout", je réceptionne et envoie tout depuis ce visage, et c'est si petit c'est vrai,un galet. Faites pareil avec votre corps, mesurez à l'aide de vos mains la largeur de vos hanches, de vos cuisses, constatez à quel point on a beau se sentir en train de prendre de la place, avec un corps envahissant, l'épaisseur des hanches est en fait ridicule, un petit espace mou et vulnérable.

Un peu de dentifrice et quelques cheveux sur les parois du lavabo, j'ai changé de brosse à dents, les poils se tiennent droits et me font mal aux gencives, je les écrase et les frotte contre mes dents, un jour ils seront souples, avachis. Un jour ils formeront un bouquet de tiges se ramifiant dans tout les sens, résultat de cet écrasement répété matin et soir sur mes dents. Je me fais boire à la main, je crache, je passe ma langue sur mes dents et j'éprouve la première satisfaction de la journée, la netteté, la chose bien faite. C'est agréable, c'est agréable les dents alignées mais aussi et surtout propres.

Cahier, carnet, agenda, livre, manuel, journal, magazine, tract, copie simple, copie double, l'étudiant appartient à un monde de papier, c'est ce que je me disais l'autre jour. Du papier partout. qu'il manipule, rend, consulte, jette, gribouille.

Virgin Megastore un 24. Acheter la saison 4 des Griffins pour Emile, autour de soi des adultes qui cherchent et choisissent, ils ont le recul de ceux qui ne font qu'acheter ce qui leur a été demandé, ils tiennent des livres du Petit Ours Brun, de Marc Lévy, des saisons de séries télé inconnues, des mondes qui appartiennent à d'autres, à leurs proches, ils font la queue les bras chargés de choses qui ne les concernent pas, ils emballent et puis ils offrent. Ils ont l'air tendrement "à côté".

On a déjà cherché, on cherche toujours la personne qui lors d'une séquence d'un film oublie qu'elle joue. Le figurant qui est tellement au fond qu'il pense qu'il n'est plus dans le champ. Et on ne trouve jamais car au cinéma tout le monde est sérieusement concerné, tellement concerné que l'histoire en devient vraie, que ça existe. Je n'ai jamais douté une seule fois de la véracité de l'histoire que me racontait un bon film, ça a existé, et si vous me demandez des preuves et bien je vous tends le DVD. Dire que "c'est pour faux" serait désespérant. Le cinéma est une bonne religion.
Et de salle en salle il s'agit toujours de se désintéresser temporairement du monde pour ensuite mieux s'y intéresser.

L'effort produit pour être une meilleure personne, on ne le retrouve pas chez les autres, on n'emporte pas le monde avec nous dans cette volonté d'être comme il faut ou dans la souffrance morale qui résulte du constat de justement ne pas l'être. Quoique je devienne, le monde lui reste tel qu'il est, il s'accorde avec ma médiocrité fondamentale mais rejette et contrarie mes efforts pour m'en extirper. Alors peut être que c'est ça qui peut désespérer, décourager dans cette grande entreprise qu'est le perfectionnement de soi-même. Il faut donc rejeter, nier l'existence de ce qui ne nous plaît pas, on choisit sa réalité, c'est à dire qu'on choisit amis, principes de vie, habitudes, lectures et centres d'intérêt, on se crée un monde et on s'arrange pour penser qu'il n'y a que celui-là. Il arrive que ce monde soit perturbé, bouleversé par un élément étranger, qui gêne et qui fait souffrir, tout est alors à réajuster.


photo : Night on Earth de Jim Jarmusch

lundi 7 décembre 2009

























"Je me disais donc que le monde est dévoré par l'ennui. Naturellement, il faut un peu réfléchir pour se rendre compte, ça ne se saisit pas tout de suite. C'est une espèce de poussière. Vous allez et venez sans la voir, vous la respirez, vous la mangez, vous la buvez, et elle est si fine, si ténue, qu'elle ne craque même pas sous la dent. Mais que vous vous arrêtiez une seconde, la voilà qui recouvre votre visage, vos mains. Vous devez vous agiter sans cesse pour secouer cette pluie de cendres. Alors, le monde s'agite beaucoup."
Journal d'un curé de campagne - Georges Bernanos


Cours de grec ancien, j'aurais passé trois heures à faire semblant d'être concernée par le problème de la compréhension, alors que j'en avais juste rien à battre. Les autres étaient tout autant pressés que moi d'en finir, ils se plaignaient comme convenu, parfois plus que moi, mais pour avoir balayé la salle plusieurs fois du regard, je les voyais tous rivés sur leurs cahiers et sur ce foutu manuel à vingt-cinq euros dont les pages se détachent dès que la caissière vous en tend le ticket de caisse. S'il y en avait un qui s'ennuyait vraiment je l'aurais surpris en train de balayer comme moi la salle du regard et nous nous serions aimés pendant longtemps.
Ils avaient compris qu'étant obligés de rester là autant rendre rentable ces heures de cours, ils produisaient un effort d'attention et de compréhension que je ne trouvais pas dans mes ressources propres, ne retenant juste que ça ne m'intéressait pas. On s'ennuie, c'est tenace, il faut juste savoir prendre l'ennui comme une forme particulière de vie mais toujours toujours de la vie. Les informations se heurtaient à mon esprit borné et distrait. Le jour où j'avais décidé de décrocher avec les mathématiques ou l'espagnol, on pouvait dire que s'en était fini pour la vie, chez moi tout s'établit et se développe durablement sur le socle solide de l'intérêt éprouvé à. Le reste est considéré comme superflu, et même si dans mon esprit dire au revoir à certains domaines me donne l'amer sentiment d'une perte de réalité, je me dis qu'au fond nous n'avons pas le temps pour tout. J'admire les personnes qui ne font pas entrer en considération leur goût personnel quant à l'apprentissage d'une matière: j'aime les gens qui étudient, de ce point de vue toute bibliothèque en impose. Je n'arrive que trop difficilement à jouer le jeu de ce dédoublement, d'un moi autoritaire qui en contraindrait un autre, je suis remplie de moi de toute part et ce moi est définitivement paresseux, ce qui fait que je ne connais que peu de choses, deux trois trucs enrobés d'affectif et encore que je crois connaître. De toute façon et de manière générale j'avance à tâtons dans un monde que je ne connais que de manière approximative.

Je sors du cours avec mes deux copines, deux filles en master d'histoire qui à ce niveau de leurs études ont été obligées de prendre grec. Je porte mon bonnet multicolore et je marche, le visage mangé par l'air frais, en mordant dans mon sandwich au Kiri que je m'étais préparé, pleine d'attention pour moi-même. Entre deux tranches de pain de mie un Kiri ne suffit pas, il faut en mettre deux pour que le goût se rééquilibre, pour ne pas que le goût du pain surpasse celui du Kiri, c'était bon, un peu mou et frais en bouche, j'aime quand le pain de mie s'écrase sous le papier aluminium et sous les cahiers. A la pause du cours de grec je regardais calmement la ville depuis la fenêtre du 21ème étage en me disant que oui, j'y reviens encore mais c'est bien la ville, ça oblige à la modestie, la ville c'est un monde et dans ce monde, encore un monde et un monde, ça n'en finit pas, ça n'est pas appréhendable, ni par le regard ni par l'imagination, ça nous dépasse et rien d'autres, cette opacité de la ville comme source inépuisable de frustrations m'a toujours faite souffrir. J'étais donc là, au 21ème, au chaud dans mon pull, protégée d'elle, l'observant comme on observe un malade derrière une vitre comme dans les films, et même si je la surplombais c'est elle au fond qui me surplombe toujours, ses immeubles et son oeil immense, et j'étais là et je pouvais la regarder sans qu'elle me malmène mais je savais qu'à un moment ou à un autre je finirais par redescendre gesticuler dans ses organes, et je sentais qu'elle le savait.
Ce chemin qui mène de Paris 1 jusqu'au métro Olympiades, je l'aime beaucoup, j'aime ces petits hommes vieux qui nous regardent posément passer, assis au bas de la tour HLM et j'aime la douceur des travailleurs prenant le métro et qui n'ont rien de l'agressivité de ceux de la Défense, ils sont comme il faut, ici le réel ne s'impose pas par la force et on y verse nos pensées comme une pointe de lait dans du café. Oui en marchant je me disais que vraiment il y a des moments où mon environnement accordé à mon état d'esprit font que je trouve de la saveur à tout, comme quand je fais le trajet pour aller au cinéma et que ma vision du monde est conditionnée par cette séance de cinéma imminente, je trouve tout le monde très bien, parfaits dans leur rôle, je les couvre mentalement de fleurs, je les enrobe de curiosité affectueuse, je les sers contre mon manteau avant de m'enfoncer dans la salle, égoïstement.