dimanche 29 novembre 2009

Je suis allée faire des courses, des croissants, une baguette, quatre aubergines pour la purée d'aubergines, c'est bon les aubergines, du Nutella parce qu'il m'avait demandé si j'en avais et que j'en avais que du faux, de la crème fraîche pour maman, de la crème pour les mains, du Coca, des barquettes trois chatons au chocolat. J'ai même pris un cabas bien résistant parce que les petits sacs rouges je voyais venir d'ici le trou au milieu de la rue et le ventre tendu et plastique qui à mes pieds se vide de son contenu. C'était la première fois que je payais avec la carte de crédit de maman, ou la deuxième, en tout cas j'arrivais pas à voir la fente pour l'introduire, c'était la honte, j'ai dit "c'est la première fois que je l'utilise", j'avais peut-être l'air aussi sérieuse que les gens autour de moi, très sérieux, très concernés par je sais pas quoi, ils font des courses avec une arrière-pensées qui mobilise toute leur force, leur attention : le lait > pour le matin, les mouchoirs de poche > pour le nez dans le métro, l'autre fois c'était la galère, la pizza > le mercredi les gosses ont rien à manger, etc.
Oui donc j'avais l'air sérieuse, fermée à tout ce qui n'était pas moi, mes courses, mes besoins, et puis là, une faille, une inadaptation à la réalité bien dure, un manque cruel de professionnalisme, dans la vie on ne tâtonne pas, et une phrase qui devait embarrasser la jeune caissière qui dans un autre monde que celui du surmoi m'aurait répondu "on en a rien à foutre". Le cabas était pratique à porter, il y avait deux longueurs de anses pour le porter à la main ou sur l'épaule. Dehors ça crachinait un peu, de ce crachin qui nous fait croire qu'on hallucine la pluie, on doute, on sait pas trop, on cherche sur le sol ou sur notre main la goutte. Après-midi grisâtre et modeste à Courbevoie où il n'y a jamais rien de plus que ce qu'on a sous les yeux, ça n'inspire rien sinon une poésie forcée. La lourdeur des bâtiments et de l'atmosphère, la torpeur généralisée, dans les banlieues. Je suis allée acheter un briquet de merde chez l'épicier, j'ai même pas pu en choisir la couleur alors qu'il semblait en avoir un large choix, je me suis dirigée vers l'Espace Carpeaux où nous avions rendez-vous et où il prend ses cours de violon. Il devait arriver d'une minute à l'autre, je me disais "il arrivera avant la fin de ma cigarette", je l'ai vu se diriger vers moi avec son scooter, couper net, passer de la chaussée au trottoir.
De loin je reconnaissais la forme de son corps, son visage aussi peut-être, il s'est garé devant moi et je le regardais se garer, ensuite je lui ai dit "la classe", il était d'un chic qui faisait plaisir à voir, j'ai remarqué ses bottines en cuir camel. Il a enlevé son casque, ses cheveux sont retombés de part et d'autre de son visage. Je l'avais pas vu depuis mercredi et j'avais perdu le goût de son visage, je savais à peu près comment il s'agençait mais j'en avais oublié les grandes lignes, le voir remettait tout en place, j'ai ressenti comme un soulagement, quelque chose qui s'épanouissait en moi, je reconnaissais tout ce que j'avais aimé la première fois et dont je doutais. L'harmonie, la forme si ovale, ses yeux clairs, sa peau blanche, quand il met ses cheveux derrière l'oreille, ça j'aime vraiment. Il m'a parlé du récital qu'il avait vu la veille justement ici à l'Espace Carpeaux. Il m'a demandé si j'étais déjà montée sur un scooter et si chez moi c'était loin, il avait un deuxième casque. J'ai frétillé de joie et d'appréhension, c'était trop coul.
J'avais mes courses et ma clope visiblement pas terminée, je ressemblais à je sais pas, une femme au foyer sexy, Gena Rowlands quoi. Il attendait que je finisse ma cigarette, je l'ai écrasé avant même de la finir, je lui ai offert ma tête et il m'a mis le casque comme on pose une couronne sur la tête, petite Daft Punk. Une fois la tête bien compressée entre deux tranches de casque il m'a dit qu'il devait m'expliquer deux trois choses : "surtout si le scooter se penche tu le suis pas, tu restes bien droite" et des trucs comme ça. Les canettes de Coca étaient dans un sac à part du cabas, il l'a mis dans le coffre et a accroché le cabas à un crochet qui se trouvait à ses pieds. Il s'est installé, je suis venue me coller derrière lui, "où je mets mes jambes?" il m'a pris la cuisse pour me soulever la jambe et l'a posé sur le rebord. Tu peux te tenir aux trucs sur les côtés ou à moi, j'ai posé naïvement mes mains sur ses épaules, il m'a dit non plutôt en bas si ça te dérange pas. Je l'ai timidement agrippé par les hanches, plutôt le manteau qu'à même le corps tout en me disant que c'est quand même fou cette proximité que le scooter rend nécessaire, d'une sensualité urbaine, exécutée au grand jour; mais là encore tout dépend du caractère de la relation qui lie les deux personnes s'y aventurant parce que ça peut aussi ne vouloir rien dire, être totalement dénué de sensualité et de plaisir.
C'était rigolo, ça change de la voiture parce qu'il y a du vide de part et d'autre de son corps, on se sent encore proche des piétons mais prétendant à rivaliser avec les voitures. Et puis ça roule, ça glisse, j'aime quand ça glisse, quand ça ne rencontre pas d'obstacles, est-ce qu'on s'habitue au plaisir de cette légèreté ressentie, de cette liberté bon marché, est-ce qu'il s'est habitué? j'ai l'impression d'avoir vu mille fois cette scène dans les films, la fille derrière le garçon qui conduit et qui se repose sur son épaule, récemment Fish Tank, mais pas sur un scooter. Derrière on a tellement l'air passif, on s'agrippe par faiblesse et on ne fait rien d'autre que de ne rien contrôler. et puis cette rivalité brève et tacite entre un scooter et un autre et qui s'installe par pur divertissement, on y prend mollement goût et on s'y défait tout aussi facilement. Je lui ai dit trop tard de tourner pour entrer dans ma rue, il a dû continuer tout droit et prendre un rond-point un peu plus loin, ça prolongeait la promenade.
C'est fou comme la loi de la route semble ne tenir qu'à un fil, qu'à la volonté de chacun de ne pas forcément faire comme il le désire, ça peut très vite partir dans tout les sens, ça se sent parfois. Il disait qu'on sentait que je paniquais aux accélérations. Je regardais l'extrémité de ses cheveux s'échapper bucoliquement de la lourdeur de son casque, de dos il a l'air si courageux, son manteau était râpeux, je me tenais droite comme il avait dit. Dès le début les règles avaient été établies : le prof et l'élève qui s'abandonne à la toute puissance du premier et exécute poliment. Autant d'ingénuité de ma part, ça remontait à longtemps. Je lui ai pointé du doigt ma résidence, il s'est arrêté devant, je suis descendue, Florian s'est garé un peu plus loin, retour à la terre.

jeudi 5 novembre 2009

"L'imagination qui fait tant de ravages parmi nous"

On devrait aimer sans réserve les bons profs, ne serait-ce que pour leur capacité à nous dérober pour un instant au monde, à faire de la salle de classe un refuge brillant où le langage se fait incantatoire, précieux, où il se suffit à lui-même: nul besoin de bouger, de boire un peu d'eau ou de prendre un chewing-gum, on écoute le ventre vide et ça pourrait ne pas avoir de fin.
Je ne sais combien d'élèves par jour M.Franck nourrit mais il y passe ses journées, déjà il nourrissait ma soeur et puis je suis passée par là en comprenant que jamais de ma vie je ne le lâcherai ne serait-ce qu'en pensées ou dans l'acte d'écriture pour la simple raison qu'il y a eu un après et un avant M. Franck, une période en noir et blanc qui se passait sans lui et dans l'ignorance de ce qui m'attendait, et une période en technicolor où je jouis à chaque fois qu'il m'est donné d'y penser, des multiples circonstances (et plus elles sont nombreuses plus l'évènement aurait pu ne pas être) qui ont posé cet adorable petit être sur mon chemin (et si j'avais réellement changé de lycée en seconde?). A présent que la terminale est finie j'assiste discrètement à des cours d'esthétique générale qu'il donne à la fac et à des cours en entrée libre qu'il donne sur le Discours sur le fondement et les origines des inégalités parmi les hommes qui me font retrouver le goût d'un an de cours de philosophie matinale, cours qui progressait en même temps que, par la fenêtre, la lumière du jour, ça je m'en souviens.

Il y a une montée de tension dans son discours, un paroxysme à atteindre où la beauté du propos se fait dans une stable et parfaite progression : un mot fait sens, nous interpelle, puis deux mots bien combinés brillent ensemble et c'est ensuite la phrase entière, la phrase scandée qui naît, qui fait prendre à Julie son stylo rouge, qui me fait prendre mon plus beau sourire. J'en ai plein le cerveau de ses phrases, je n'ai absolument rien oublié, surtout pas l'anecdotique.
Je me souviens quand il me disait qu'écrire pour lui ne l'intéressait pas, je lui avais répondu "je comprends très bien" et tout de suite dans mon esprit cela restreignait mon champ d'imagination à quelque chose de plus austère : spectateur plutôt que créateur, une sensibilité et des opinions entièrement détenues par la sphère privée et la jouissance personnelle s'ajoutant à une modestie érudite, de celle qui consiste à ne pas trouver qu'il soit nécessaire de créer soi-même, qu'on laisse ça aux autres mais qu'on s'y intéresse de très près. Je m'étais trompé, M. Franck ne cesse de créer, et la façon qu'il a d'orner de mille détails son métier -et sa vie j'imagine- est tout simplement déchirante. Il est en tout point mon modèle.
Lors de la soirée passée avec les trois grecs je me souviens que Ianis le Très Beau m'avait dit qu'il avait réalisé un court-métrage sur le thème de l'admiration et qui consistait à démontrer qu'elle n'existait pas. Je lui avais demandé tu entends quoi par elle n'existe pas? si elle existe. Il disait que l'admiration n'était toujours qu'ignorance des défauts de l'autre, que c'était une illusion, qu'elle n'était jamais fondée. Il voulait dire qu'elle n'avait pas à exister. J'avais spontanément examiné ce qu'il en était de mon admiration pour M. Franck, je n'avais pas l'impression de me tromper, mille choses étaient à découvrir mais j'avais l'impression que cette admiration englobait par l'imagination même les plis les plus obscurs de sa vie, que j'étais prête à tout concevoir et à tout accepter et que cette admiration se faisait malgré les découvertes, les représentations les plus désavantageuses à son sujet. Je dirais même que l'admiration se nourrit des aspects les plus triviaux de la personne, c'est par contraste d'avec tout ce que l'on sait de peu glorieux de la vie et qu'on a en commun avec les autres, que l'admiration s'installe. Par un respect solennel on remercie l'autre d'arriver, malgré le poids de la vie pratique et des défauts des hommes, à donner l'illusion d'y échapper. Il y a quelque chose de l'ordre de la volonté d'être trompé.

M. Franck m'a toujours inspiré une terreur sacrée et j'ai toujours mis ça sur le compte d'un halo de fiction délirante que j'ai pu construire autour de lui mais dont il en est le seul responsable. Voilà un peu plus d'un an que je le connais et qu'il a intégré ma conscience plus intensément qu'aucun autre. Il était devant moi, cours en entrée libre sur Rousseau, dans une belle chemise blanche et une veste noire qui ressemblait étrangement à mon manteau et qui est en tout point sa veste en plus long (considération qui n'intéressait que moi), devant lui deux Pléiades colorées et très belles, Lévi-Strauss et Rousseau. Dans mon sac, deux livres : Lévi-Strauss et Rousseau. Il a commencé le cours par un hommage à ce premier sans pour autant dévier du sujet Rousseau en nous lisant un passage de Tristes tropiques, il était d'une austérité émouvante et solennelle. Il y a toujours une connivence qui s'installe quand on évoque publiquement quelque chose qui a été appris par des moyens différents dans le secret de notre vie quotidienne et qui concerne l'actualité, un léger sourire, ou un sourire en pensée se dessine.
Je me souviens que l'année dernière il parlait de Lévi-Strauss avec des mots qui semblaient se contenir eux-mêmes, il n'est pas souvent enclin au superlatif mais je me souviens qu'il en avait utilisés. Il les utilisait toujours très posément et dans un seul souffle, et quand cela arrivait je le voyais devenir capable de parler comme un enfant qui perd toute idée de proportions et de relativisme pour n'écouter que son coeur tendre, il disait que le plaisir de l'érudit était celui de l'enfant. Cela voulait aussi dire que le rapport secret que ma conscience possède avec lui et bien il avait le même avec d'autres. Aujourd'hui encore je me dis que c'est une chose sublime que l'émulation fidèle, amoureuse et respectueuse d'un modèle et j'ai décidé que j'assumais dans sa totalité ce que tout cela suppose de puérilité, de spontanéité, d'impétuosité, de maladresse et d'erreurs que j'ai pu commettre auprès de lui (et elles sont nombreuses); j'ai compris que c'était précisément là, dans une passion délirante d'immaturité, que se situait le sucre même de la vie.

lundi 2 novembre 2009

La vie extérieure

Aller au cinéma c'est parfois avoir peur de ne plus "croire à tout ça", pousser la réflexion trop loin pourrait nous mener à un état de dangereuse lucidité, le règne du "c'est pour de faux" mais ce qui est bien, ce qui est beau, c'est qu'à chaque fois que les lumières s'éteignent, que le générique commence, que son voisin se tait, et bien tout recommence, on se laisse embobiner, si j'ose dire.

Il disait, "l'homme a inventé un truc génial, ça s'appelle le prétexte", c'est en extrapolant cette phrase, en me disant "tente n'importe quoi jeune fille" que je me suis glissé comme une furie dans la rangée de Florian, Murielle, ou tu meurs sans avoir rien tenté, ou tu tentes gentiment. Insérer la mort lors d'un dilemme, ça marche toujours chez moi. En dehors de lui la rangée était vide, c'est comme au cinéma : si une rangée est vide tu ne vas pas te foutre à côté du mec, tu te places assez loin pour ne pas qu'il sente ta présence, pour qu'il se croit encore seul dans sa rangée. Deux places entre nous deux, voilà qui est convenable. Puis les deux personnes handicapées sont venues et m'ont fait comprendre qu'il s'agissait de leur place, il y a la prise. ce qui me faisait avancer de deux tables, juste à côté de Florian. Je souriais à ses blagues et parfois il ne suivait plus alors il jetait un coup d'oeil à l'écran de mon Netbook en chuchotant avec une tendresse infinie "bouge pas". La semaine d'après, aujourd'hui en fait, je ne l'ai pas vu attendre devant la porte, ça voulait dire qu'il allait être en retard et qu'il allait me faire souffrir, je crois que nous devenons tous un peu sédentaires de semaine en semaine, il suffit qu'une personne choisisse de rester à une place pour que son voisin se repère en fonction d'elle et ainsi de suite, ce qui fait qu'on en arrive tous à avoir des places fixes. Je lis mon journal docilement à ma place et le voit arriver, c'est à lui de jouer. La veille je me disais "tu te mets à côté de lui mine de rien et tu sors une phrase marrante pour lui dire que tu viens juste de décider que tu veux te mettre ici, que c'est un choix indifférent, que tu viens juste de remarquer que la semaine dernière tu étais là". 10 secondes après il s'installait en me disant "je me remets là hein". J'ai un excellent scénariste. S'il savait, mais il ne sait rien, il croit que je tiens à ma place de la semaine dernière alors que je ne tiens qu'à
faire sa connaissance mais aucun signe ne le laisse le deviner, merveille des apparences. Oui donc, "les prétextes", je lui parle de textes pas encore reçus en cours de méthodes (il aura compris que je l'ai remarqué),
la prof est coul,
oui j'aime bien mais à la fin ça devient un peu soûlant;
il lit par dessus mon épaule dans mon agenda, il est mignon ce con
Histoire de l'art?!
oui mais c'est pas ici, c'est dans le centre culturel de ma ville
tu fais une mineure?
oui, sciences politiques
moi sociologie
je feuillette son livre,
aaah j'aime pas les livres de droit, ils sont moches

Des polycopiés manquent, on en prend un pour deux
si tu veux je peux te le scanner ou tu me le scannes
j'ai pas de scanner
je lui tends mon agenda
tu peux m'écrire ton mail
je préfère que tu le fasses, j'ai une écriture illisible comme tu peux le voir
il m'épelle son adresse, s'il savait que je la connaissais déjà et que j'aurais pu devancer sa dictée, je fais mine de m'étonner
Ah Gmail, comme moi, c'est le meilleur
oui l'interface est bonne.
To be continued...

Plus la librairie est petite plus c'est mal vu de sortir sans rien acheter.

Le petit con de St-Michel a rappliqué avec ses cartes postales hideuses d'étudiants aux Beaux-Arts, sa technique, "mademoiselle, je vous ai vu me regarder du coin de l'oeil, ne fuyez pas", la première fois c'était le cas, la deuxième pas du tout, rien à battre, je mangeais mon sandwich en marchant, c'était déjà assez compliqué. Je lui ai tout de suite dit que je lui avais déjà acheté une carte, en me souvenant de ce que B. m'avait dit, "c'est pas un étudiant aux Beaux-Arts", je m'étais ravie d'autant de naïveté de ma part, Candide à Paris, je lui avais donné 1€, c'était le prix de la tranquillité.
Elle est où maintenant la carte?
Euh...quelque part dans un livre
vous avez senti une différence? (il commençait à me parler de l'éventuel âme soeur au moment où je l'ai coupé, faisant mine de chercher dans ma tête)
euuh...oui, je dors beaucoup mieux
aah bah voilà
bonne journée
bonne soirée
Le soir je raconte l'histoire à ma soeur, elle me dit qu'elle aussi elle lui a dit aujourd'hui même qu'elle lui en avait déjà acheté une.

Dimanche près du MK2 Beaubourg, la table à côté de moi est inondée de pluie, depuis ma place je ne reçois que des postillons. j'ai demandé un chocolat chaud, j'ai raté ma séance, j'attends la prochaine, il est délicieux, préparé avec amour et moins cher que partout, l'endroit est parfaitement situé, si vous connaissez le MK2 Beaubourg, vous le connaissez forcément. On voit de jeunes papas intellos sortir du cinéma et croiser votre regard, de toute façon l'allée qui va du flunch et passe par Leroy Merlin, une boutique de DVD et une librairie allemande est vraiment l'une des meilleures de Paris pour croiser du beau monde. Il fait nuit, dans le métro je me disais, nuit tôt + pluie + dimanche= il y a deux fois moins de monde partout, on a l'impression d'être des résistants, on fait les fous, on fait cinquante minutes de trajet rien que pour aller au cinéma, qu'il vente ou qu'il pleuve, rien ne nous dégonfle, absolument rien. Je demande à une femme si c'est pris ici, elle a la poésie de me répondre "mmh mmh", la bouche pleine de soda, cinquante ans dans la vraie vie, huit ans à ce moment précis. Un très beau touriste vient manger sa crêpe à côté de moi, les cheveux trempés, une belle écharpe. on est vraiment l'un en face de l'autre, je ne décolle pas mes yeux du journal, c'est ma façon à moi de faire comprendre à quelqu'un qui me plaît : impossible de le regarder. le propriétaire a pour habitude de toujours parler à ces clients, surtout si ce sont des femmes, il demande au serveur s'il connaît le temps de demain, il dit que le vent à partir de 50km c'est foutu, "on se prend toute la pluie", il me demande si j'ai pas la météo dans mon journal, je lui dis "si justement j'allais chercher", je lui dis qu'il y a pas la vitesse du vent, qu'il fera entre 11 et 15°C, qu'il pleuvra pas. Le silence revient, je souris comme une dingue de la perfection de la situation et poursuis ma lecture du commentaire d'une photo de Lautréamont par Nadar, comme quoi si on prend séparément les deux côtés de son visage on croirait que ce n'est pas du tout le même visage, j'ai l'impression qu'on dit ça de toutes les photos, de tout les portraits, je mets ma main sur la moitié de son visage, effectivement effectivement. Oui je souriais de la situation parfaite, Cécilia qui s'approche insensiblement du lieu où je me trouve, le petit beau gosse à côté de moi qui mange sa crêpe en polo à manches courtes, le serveur qui prépare silencieusement ma crêpe, oui j'ai vu trop de monde passer et demander des crêpes-au-nutella-s'il-vous-plaît que je me suis lancée, la phrase me gonflait la bouche, puis ça a explosé en un coup "jepourraisavoirunecrêpeausucres'ilvousplait". Elle était peu sucrée, je crois qu'il dose le sucre à la tête du client : petite femme cernée = complexée = peu de sucre. Il me demande s'il y a un truc drôle dans mon journal, parce que je souris en le lisant, je dis non y'a rien de drôle. S'il savait que le bonheur est précisément ici là maintenant, mais le plaisir à la vie se garde comme un bonbon au fond de sa poche. Et puis Cécilia arrive. 4,40€ la crêpe et le chocolat, qui dit mieux?

Un mec sort son portable de sa poche, je lis mais la blancheur des deux tickets qui tombent entre les deux sièges (entre les deux sièges, pas par terre) attire mon regard. Je me dis "si en remettant son portable dans sa poche il ne s'en aperçoit pas je le lui dirais". Il ne voit rien. "excusez moi mais vous avez fait tomber deux tickets", phrase qui m'autorise à le regarder dans le visage, plutôt beau. je ne regarde jamais les gens dans le métro mais toujours à côté d'eux. Après je pense à mon cours de philosophie morale puis à quel point le métro est le terrain privilégié de la bonne action : poussettes à porter dans les escaliers, pièces à la "faune non-voyageuse" (dixit cours de socio), strapontin à offrir, objets à ramasser, personnes à faire passer avec soi dans les tourniquets, portes à tenir.