lundi 26 octobre 2009

"A Porto Rico, j'ai donc pris contact avec les Etats-Unis pour la première fois, j'ai respiré le vernis tiède et le wintergreen (autrement nommé thé du Canada), pôles olfactifs entre lesquels s'échelonne la gamme du confort américain: de l'automobile aux toilettes en passant par le poste de radio, la confiserie et la pâte dentifrice: et j'ai cherché à déchiffrer, derrière le masque du fard, les pensées des demoiselles des drug-stores en robe mauve et chevelure acajou".
Tristes tropiques - Claude Lévi-Strauss

Il y a quelque chose dans cette rue de Tolbiac, on a l'impression, on a jamais été autant
dans la rue, avec toute la violence que cela implique, ce dialogue piéton-voiture, "non toi vas-y, non vas-y c'est à ton tour",ces étudiants partout, qui pullulent dans les entrailles du métro pour enfin sortir à la chaîne par l'escalator, et des cours qui commencent à toutes les heures, l'école de journalisme en face, mon sac lourd, le métro, les gens qui courent, les gens pressés, les gens qui attendent, les gens qui fument, les groupes, les cafés où la pluie tombe aux pieds des fumeurs sous la bâche, se sentir joyeusement agressée de partout. Maintenant je comprends quand Monoprix disait "dans ville il y a vie", la ville est une bonne invention où l'on passe son temps à passer devant des formes géométriques. Je doute très sérieusement que quelqu'un puisse me voir. Déjà trois semaines que j'aurais appris à cultiver ce que je pressentais déjà dans mes premiers journaux intimes, à savoir mon potentiel d'invisibilité, cette capacité à se croire très libre parce que très transparente, ça a longtemps été ma façon à moi de me guérir d'une timidité à toutes épreuves, je n'avais pas d'autres choix car toujours en moi l'impression de devoir sans cesse justifier ma place quelque part. je me faufile avec le numéro de ma salle dans la tête, dans l'ascenseur je regarde par terre, je regarde mes nouvelles bottines. j'ai passé plusieurs semaines à penser au genre de chaussures que je voulais, j'avais deux trois paires en vue et dans ces cas-là il s'agit de marcher en s'imaginant successivement avec chacune de ces paires, contextualiser le désir, et puis aussi ne pas jouer les inconséquentes mais aussi prendre en compte les couleurs dominantes de sa garde-robe, très important. finalement ce sont ces bottines en daim marron, avec un talon, B. m'a dit qu'il voulait les mêmes mais sans talons. je viens tout juste de réaliser que c'est le grand truc de l'hiver ces chaussures, toutes les filles en portent, mais ça ne donne pas le même rendu selon qu'on soit archi-lookée ou femme-passe-partout. Au café j'ai demandé à une fille qui lisait quelque chose comme le Nouvel Observateur si le journal posé là était à elle et si je pouvais le prendre merci, elle m'a tendu son visage autobronzé et a enlevé ses écouteurs, surprise de retrouver l'usage de la parole. Je savais qu'il n'était pas à elle (sinon je n'aurais jamais demandé), je l'avais observée depuis le début, le journal avait été là bien avant elle mais ça me plaisait de lui parler et je me voyais mal prendre le journal sans m'annoncer, comme s'il m'était dû, non je ne suis pas comme ça. Je n'aurai plus besoin de l'acheter, il y en a toujours un qui traîne quelque part, dépenser un minimum c'est presque possible pour l'étudiant, les cafés sont à cinquante centimes, la presse payante on la trouve dans le hall. Les étudiants aiment à se nourrir de panini Nutella, la nourriture du CROUS acquiert du fait de son prix une petite tête fade et sympathique, les madame et monsieur de la caisse sont bienveillants et comme il est convenu de procéder je pense à la vie de la madame qui me sert mon pain aux raisins, des pensées prévisibles, oui j'imagine la vie des gens dans le métro, etc. La machine de la cafétéria, le liquide tombait dans le vide, je n'avais pas compris que le gobelet n'était pas inclus, de la matière se perdait devant mes yeux et j'ai essayé d'en rire avec la fille à côté alors que je trouvais ça terrifiant, je ne me suis jamais sentie aussi impuissante.

Je monte le sucre au niveau quatre, j'attends que la machine inscrive "merci merci merci" sur l'écran, je réfléchis à pourquoi trois merci, cette machine n'a pas d'âme et on essaye de nous faire croire le contraire. je ne peux pas m'empêcher de prononcer "merci merci merci" dans ma tête, la dernière fois une fille a carrément lu à voix haute à ses copines "merci merci merci". Le verre est lourd de liquide, il ne faut pas le déloger de sa position verticale. Je le bois discrètement sur une longue tablette en aluminium, face à des affiches rouges et noires, dos à tout le monde, j'espère seulement que depuis deux semaines personne n'a souligné mon embarrassante solitude, toujours devoir tout justifier alors que je ne sais jamais pourquoi je suis là et pourquoi je fais ça. Cécilia avait raison, mais j'y reviendrai. La dernière fois un mec est venu arracher des annonces pour la location d'un studio d'enregistrement qui avaient le malheur d'être collées par-dessus les affiches d'un syndicat d'extrême gauche, il les arrachait à pleine main, feignant un énervement contenu.

Les tentatives de lien social par le biais de soirée et de week-end d'intégration nous paraissent trop programmés et vendus avec trop d'enthousiasme pour que l'on s'y fie, nous sommes de ceux qui n'avons jamais cru en tout cela. Je sais que les relations se nouent soit naturellement, sans précipitations et d'un commun accord, soit cela ne se fait jamais, j'ai trop conscience des étapes par lesquelles passent deux êtres humains avant de pouvoir se tutoyer et manger la bouche ouverte ensemble que je me sens incapable de repasser par là avec qui que ce soit: c'est dans ces moments-là qu'internet a facilité beaucoup de choses. je n'aime pas à être rappeler à la nécessité pour l'être humain de nouer des liens sociaux pour être content sinon équilibré, j'aime persister dans ma solitude, leur montrer à tous que je me débrouille et la plupart du temps c'est le cas, je me sens une heureuse observatrice : moins on parle plus on voit.

Mais même quand je parle à quelqu'un, à Karine qui a remarqué par l'appel que faisaient les chargés de TD que nous avions tout nos cours de philosophie en commun, "Murielle, c'est ça?" même quand je lui parle, c'est creux, surjoué, exécuté à contrecoeur. Deux gifles mentales. Tu as tout faux murielle, il faut changer les codes de la discussion, parlez comme dans les films, commencez in medias res comme nous apprennent les profs de français, que les gens aux alentours puissent vous entendre et vous trouver sensass', dire d'abord ce qu'on pense avant de dire ce que doit penser un étudiant : un étudiant est fatigué et à trop de travail, mettons nous d'accord. c'est à nous de réinventer le réel par la discussion et cela fait beaucoup trop longtemps que je n'ai pas bien discuté comme on prendrait un bon repas. Refaire intelligemment le monde, avec la brillance que suppose notre jeunesse, l'arrogance inhérente à la jeunesse, l'arrogance que je n'ai pas et qui m'impressionne chez certains. voilà ce qui manque, voilà ce qu'il faut faire. Le parcours est bien trop long, connaître les autres un peu plus en profondeur, c'est à dire dépasser la discussion sur les cours, le travail et la fatigue, cela suppose du temps que personne n'a plus et qu'on avait lors des récréations, condamnés à se trouver ordinaires les uns les autres, j'essaye de me dégoûter des autres faute de pouvoir leur parler un jour : c'est la bonne tactique.

Parfois je lève le doigt en TD de philosophie, je pose une question alors que j'en ai mille mais je fais attention, je prends en compte les autres, et le cours doit avancer, et de toute façon la prof rigole à ma question, j'aimerais savoir si j'ai bon mais elle préfère rire et me dire que je vais trop vite, M. Franck lui il m'expliquait, il me corrigeait, je sortais et tout était clair, tout était propre, je pouvais faire du cours d'aujourd'hui mon miel, on se regardait avec les copines et on se disait que le cours était "ouf" et on allait boire des chocolats chauds chez Hubert. J'aimais amener M. Franck à la digression, son savoir est aussi confortable qu'infini, il tourne les choses bellement, quand il s'exprime on éprouve le plaisir ressenti devant une chose parfaitement exprimée et sur laquelle il n'y a plus à revenir. Il ne se complaisait jamais dans la beauté de son propos, c'était toujours juste ce qu'il faut, il en imposait, il était d'une classe inouïe. Ici le savoir est triste, le savoir est gris, comme si nous nous étions tous mis d'accord : tout le monde ici dans cette salle aime la philosophie à présent il va falloir la bosser, la disséquer, l'écarteler dans l'austérité de l'ennui, en haut d'une tour, au 21ème, parmi les nuages, j'avais dit à mes copines "j'ai l'impression de faire cours dans un avion", la fille qui était dans l'ascenseur avec nous avait rigolé. L'ennui est le critère d'un bon cours de philosophie ça ne me prend plus au coeur, tout s'est perdu, dilué, mon enthousiasme intellectuel est proche de zéro, on vous parle de libre-arbitre et de conscience morale alors qu'un élève sur deux baille dans sa manche tandis que l'autre moitié pense à sa pause clope, que mon voisin dessine les étudiants de la classe et qu'une indifférence polie régit nos rapports. Je me sens abrutie, je n'ai plus de questions à poser aux profs, plus d'étonnement philosophique. A côté je lis des livres, je fais mes choses, comme toujours comme tout le monde, mais rien ne compte si je n'ai pas l'occasion d'en parler, de m'enflammer, et à force de ne pas parler, de ne pas dérouler mes opinions je finis par me demander si je n'ai jamais été capable d'avoir une opinion sur quelque chose. Je garde pour moi mes impressions sur le monde, dans cet état sauvage et inarticulé que suppose toute chose élaborée uniquement pour soi-même. Je ne suis pas contre mes chargés de TD, je les trouve tous assez compétents, on devine leur érudition à travers quelques détails et ils font preuve d'une fade bienveillance qui à force de s'étaler sur l'ensemble des étudiants finit d'appauvrir la part octroyée à chacun.

Le Jardin du Luxembourg a une odeur de mort, j'ai toujours trouvé que les parcs et les jardins sentaient la mort, la gravité, la gravité de l'enfance, du couple, de la vieillesse, il y a tout cela en même temps et ça toujours été trop pour moi. Ne jamais passer devant un couple, un couple déteste tout ce qui n'est pas lui, disons que ça l'indiffère, ils pensent que les bancs et les cafés ont été conçus pour eux et que les gens sont la réalité à laquelle ils essaient justement d'échapper, non vraiment les éviter, ne pas prendre le risque d'être chosifié par leur regard, ça ne vaut pas le coup, ce n'est vraiment pas la peine. Par terre il y avait des feuilles d'automne géantes, encore fraîches, encore plates, il était dans les sept heures du matin, je rentrais d'une soirée où le but avait été de prendre ma revanche sur ma semaine où je n'avais presque parlé à personne, les gens transvasaient leurs flots de paroles en moi et j'en faisais autant, parfois ça revenait, l'envie de mettre pause, de leur dire "s'il te plaît ralentis je dois noter ta dernière phrase". comment ça se passe la fac, bah écoute j'ai toujours pas d'amis. Regardez Cécilia, elle a des amis pour chaque TD, son visage rayonne d'une manière un peu factice, preuve d'une sociabilité qui en est à ses balbutiements avant que ses nouveaux amis ne deviennent des compagnons d'ennui. Je déjeune avec eux, elle joue sur deux fronts, elle sait faire ça, moi pas du tout : en même temps me contenter, parler de ce qu'il y a dans le Pariscope, parler de la bande du lycée, puis contenter l'autre groupe, ça ne lui fait pas peur, personne n'est vraiment lui-même, on se croirait dans les photos des premiers manuels d'anglais où des jeunes d'un autre monde sortis des années 80' font mine de discuter, se tiennent bras dessus bras dessous, elles étaient fascinantes ces photos. J'ai peur de commencer à avoir des devoirs envers des gens,commencer à devoir me mettre à côté de., elle avait peut-être raison quand elle disait aux trois très beaux hommes grecs rencontrés à son TD d'italien "alors murielle c'est simple, elle se sent seule partout, où qu'elle soit elle pense qu'elle est seule, mais le truc c'est qu'elle cherche à rester seule". C'est là qu'on se rend compte que cette fille-là à côté de vous est bien son amie : elle nous a cerné en silence, sans le dire à personne, gardant pour elle les informations et les sortant pour l'occasion. C'est bien, je n'avais pas à me retrouver au milieu d'une phrase à me demander si je jouais la solitaire de base, c'est elle qui faisait tout le boulot, je me disais, je me sentais bien, quelqu'un sait pour moi, pour mon cas, je pouvais aller dormir, elle passerait après moi pour justifier, certaines personnes sont vraiment comme de gros coussins.
Il y avait un des grecs, son visage me prenait au coeur, ravagé, élégamment désabusé, quelque chose qui a dû s'en aller en même temps qu'il acquérait de l'intelligence, des cheveux dorés, une grande fossette sur le menton, une peau tellement criblée de tâches de rousseur qu'à distance raisonnable le teint semblait unifié, littéralement aspirée par son visage, éclatée par terre. Les visages, leur beauté, c'est tellement rafraîchissant, trop de choses concentrées dans un ovale, ils sont là, ils se promènent librement dans la ville et on laisse faire. Ce grec, Ianis, avait-il seulement conscience de ce qu'il nous donnait à voir? à quel moment avait-il arrêter d'être halluciné par son propre visage? le soir il dormait, enfermé en lui-même, et des femmes l'avaient aimé et il avait aimé des femmes. Emportez un visage, au creux de ses mains, comme un peu d'eau. Le visage, il n'y a que ça qui me manque chez les autres, que ça qui me fait courir, qui mérite que l'on court, qui mérite que l'on actionne notre mémoire, nos appareils photos, ce qu'ils en font et comment ils les portent, comme de doux fardeaux, à travers les villes et les pièces, "j'ai vu ses yeux de fougère s'ouvrir le matin sur un monde" je dois absolument revoir Ianis comme on réécoute, assoiffé, une chanson qu'on a voulu écouter toute la journée. Rendez moi Ianis.
Donc six heures du matin, et ces énormes feuilles par terre, je me disais que ce n'est pas parce que je suis habituée à les voir que je ne dois pas m'autoriser à aller à leur rencontre une bonne fois pour toutes. Les feux tricolores tournent à vide, on est dimanche matin, comme il disait, en banlieue les gens dorment, c'est ça, ils dorment, je viens en banlieue pour dormir et la journée je me jette à corps perdu dans la ville, je me baisse pour en ramasser une, elle est majestueuse, la taille d'une grande main d'homme. Dans l'autre main je porte une grande assiette blanche que j'avais oublié de ramener et qui contenait un gâteau; une assiette dans une main et dans l'autre une feuille. Je la pose à côté de mon lit avant de dormir, en espérant que ma soeur se demandera ce qu'une feuille fait dans la chambre et trouvera ce moment mollement poétique. En me réveillant à 15 heures la feuille s'était recroquevillée sur elle-même, elle craque sous les doigts, elle ne supporte pas la civilisation alors elle se durcit, rétrécit et brunit dans des tons qui rappellent mon salon, je décide d'aller l'offrir à ma mère qui l'accepte telle qu'elle est et l'insère dans un grand vase au salon parmi de grandes et arrogantes fleurs de perles.

Tom Waits - Little trip to heaven (on the wings of your love)

image : La vie de bohème - Aki Kaurismaki

jeudi 22 octobre 2009

Un certain Florian

J'ai connu Florian au moment du mail collectif envoyé par Quelqu'un à l'ensemble des étudiants en Sciences Humaines concernant le "week end d'inté". Dérouler la liste des destinataires et relever le nombre d'adresse Gmail fait partie d'un de mes plus grands et plus rares plaisirs. Florian était de ceux-là et son nom et prénom étaient écrits en toutes lettres avant le @, ma curiosité (dont la démarche ci-après à tout d'un automatisme et rien d'original) me portant jusqu'à la "vitrine" de sa page FB, l'avatar me laisse deviner un visage caché derrière un masque vénitien à la Zorro, je reconnaissais un garçon remarqué lors d'un cours de philo, arrivé en retard et prenant le cours sur une chaise contre un mur près de la porte. A première vue je l'avais trouvé très distingué, un peu éfféminé quoiqu'un peu ridicule, bref, le genre de remarque que l'on se fait dans l'égoïsme et la bêtise de ses pensées spontanées, je me parle à moi même comme à une bonne copine avec qui je pourrais me permettre la vulgarité. En TD les personnes en retard et qui n'ont pas de place (une place = une chaise et une table) doivent accepter d'être violemment exposées aux regards des autres. On aime à voir comment ils se débrouillent, ou tout simplement, ils sont face à nous, la lumière naturelle de leur visage toujours à portée de regard, ce sont des proies faciles, le regard aime les visages, il les mange tout crus.
Florian est tout frêle, il a de longs cheveux fins châtain foncé, des yeux bleus, une peau du blanc prévisible qui va de pair avec la couleur de ses yeux, une mâchoire un peu carrée, un peu enflée. C'est un physique qu'on sait très bien classer , on le voit et on comprend : on en a vu mille des comme lui. J'ai remarqué qu'il avait un peu d'acnée au niveau des joues, c'est très localisé et le reste est immaculé, ce qui fait que son visage se retranche tout à fait de ces deux trois boutons, ils ne sont pas lui, ça ne le concerne pas. La forme lisse et maigre de son corps m'effraie un peu. Je ne le sens pas à la hauteur de me protéger, j'ai l'impression que je pourrais le tabasser et gagner à tout moment, alors je le regarde comme, je ne sais pas, un beau vase qui n'irait pas avec mon salon.
Alors Florian est assis devant moi, ou derrière, et pendant les inter-cours, tandis que je suis pétrifiée de solitude, lui semble ne parler à personne. Il sort son bel exemplaire du
Léviathan (la veille je m'étais renseigné sur ce livre et son nombre de pages (1500 et quelques) l'avait tout de suite placé à la toute fin de ma liste des priorités, j'ai toujours un peu de mal avec les jeunes qui de façon un peu immature sautent des étapes dans leur lecture, je veux dire qu'il y a des raccourcis à ne pas faire et une hiérarchie qui s'établit au seul flair de l'intuition. Ils lisent un livre au capital culturel plus important qu'un autre pourvu que l'acquisition d'une culture de surface soit rapide et efficace, Florian n'est sûrement pas comme ça et je le pense plein d'innocentes intentions de gros lecteur mais il me fallait remettre les points sur les "i" avec cette catégorie de lecteurs malheureusement très présente autour de nous) qu'il lit distraitement, sort son Moleskine de sa serviette en cuir, il fait mumuse avec ses beaux jouets. Je le sens encore un peu snob dans ses rapports avec les autres, avec ce que cela suppose d'exigence mal placée, de gêne face à ce que l'on n'approuve pas au nom du bon goût. Sa vue m'est reposante, il vit dans le luxe et la volupté de ses petites affaires, le voir tranquillement plier son écharpe en soie bleu marine m'a relativement bouleversé, c'était tout un petit cérémonial. On le sentait encore en train de manipuler un objet neuf à ses yeux et qu'il n'aurait pas eu le temps de s'approprier. Son jean était très beau (non vraiment on voit tellement de jeans moches de nos jours qu'un beau jean mérite d'être salué sur ce blog), son manteau noir agrippé à sa chaise traînait un peu par terre et il aimait à faire bouger, à tortiller ses pieds pour faire plisser le cuir de ses Repetto Zizi blanche : c'est un peu comme ça que cela se passe quand on en revient pas d'avoir d'aussi belles chaussures, ça m'arrive aussi et c'est très bien : on a le recul approprié sur nos pieds et pas forcément sur le reste de notre corps.
Cet homme est une petite fille précieuse, accumulant assez de détails pour pouvoir rendre le tout cohérent et beau à contempler, mais je ne sais pas, il y a toujours chez la petite fille précieuse plus que la conscience de plaire, une forme de compréhension du style, de l'élégance qui est une des nombreuses manifestations que peut prendre l'intelligence et qu'on aime à rabaisser au profit d'une forme plus austère.
L'histoire n'a jamais commencé, je n'ai jamais adressé la parole à Florian, nos regards se sont déjà croisés, seule preuve qu'il doit être vaguement au courant de mon existence. J'ai remarqué que nous avions deux cours en commun et me demande toujours ce qu'il y a de mieux entre être placée devant lui (cela suppose qu'il vous regarde au moins une fois, surtout si vous avez un Netbook, on lui laisse l'occasion de nourrir une forme de curiosité à votre égard) ou derrière lui: dans ce cas-là on s'amuse à fixer les subtils mouvements et ondulations de son pull le long de son dos, un demi profil nous ravit et nous semble être le début d'une attention, d'une rencontre. De toute façon, il est toujours en retard en cours, ce qui me permet aucune marge de manoeuvre et à lui toute la liberté de se placer plus ou moins loin de moi, c'est un moment terrible à vivre où son choix indifférencié d'une place conditionne pour moi les trois heures qui suivent. Au final je dirais que Florian n'est finalement rien d'autre que la preuve du neutre ennui et de la neutre solitude que je viendrai d'atteindre en ces premières semaines de cours. La personne qui au premier abord nous indifférerait devient par un évènement ridicule le centre de notre attention, le coeur d'un jeu entre nous et nous-même, le personnage d'une fiction minuscule, trop bête pour être articulée, avouée, mais qui constituerait peut-être l'attrait principal d'un cours de philosophie morale de trois heures. En attendant de pouvoir parler à quelqu'un en cours (avoir un ami en cours ne signifie pas forcément bavarder sans arrêt avec lui, il y a aussi une forme de conversation qui se fait dans le silence et par le seul fait de la relation qui unit deux amis entre eux; ils continuent d'avoir des intentions l'un envers l'autre, n'hésite pas à penser ou à éprouver à la place de l'autre, dans le regard de certain ils ne fonctionnent qu'à deux, un peu comme une photo de famille où à sa simple vue se laisserait deviner dans leurs moindres détails les rapports entre chaque membre; c'est précisément cela que je recherche quand je parle d'amitié) je brode autour de lui et à son insu, je nous imagine parler dans les couloirs, il met sa serviette sur la chaise d'à côté pour me la réserver, j'en fais autant si jamais c'est moi qui suis en avance, on ne se voit pas vraiment en dehors des cours et l'apprentissage de nos points communs se fait lentement mais sûrement et dans une joie toute naïve et acceptée comme telle. Peu à peu je retrouve goût à la vie et parler de mes problèmes d'étudiante tragique et comprendre qu'ils sont partagés m'allège très simplement le coeur. Je le trouve plein d'humour, il n'est pas contre mes cernes.

jeudi 1 octobre 2009

Ce que j'aime, c'est mélanger ma mousse au chocolat jusqu'à ce que ça devienne une crème un peu fluide, et attester de l'importance du rôle de la texture dans la perception du goût, faudrait que je pense à un cadeau pour le retour de ma soeur, hier c'était juillet et son départ, maintenant octobre et je dois ranger la chambre pour son retour, auréoles de tasses de café, chemises accrochées sur les poignets, piles de magazines, de feuilles, de brochures sur un film, le rangement c'est dépolluer la vue. Il y a forcément un changement imperceptible à rester de longs mois toute seule comme ça, on change, mais je ne sais pas vraiment par où je change, c'est seulement qu'un jour on se rend compte que voilà, notre esprit n'a plus la même couleur, que nous remuons d'autres grandes idées dans la rue ou le soir dans les transports, de ces idées qu'on trouve, qu'on garde et qu'on fait pousser, on se révolutionne lentement. Oui un cadeau, pour lui rendre son retour un peu plus doux, ce sera comme son retour de New York où l'on pressentait que tant de choses s'étaient passées mais où je lui avais dit de ne rien me raconter pour ne pas qu'elle se fatigue à vouloir retranscrire l'impossible. Ça lui appartenait. Maintenant elle revient et quitte son école pour un master à Paris III, c'est ça qui lui fallait, plutôt qu'une école de connards, j'espère qu'elle ne vivra pas avec toujours en filigrane le désir d'un retour à Dubaï, ou dans l'attente de son retour à Dubaï en décembre, parce qu'elle y retourne, et qu'elle finira bien par y habiter, là-bas ou ailleurs, elle y sera mieux, comment le comprendre: ce sont des histoires bêtes et simples de "mentalité" de libanais versus "mentalité" de français. et moi je serai en France, dans des cafés et des soirées je dirai "j'ai une soeur à Dubaï" et les gens auront l'esquisse d'une image brève et immédiate, celle d'une française esseulée dans une ville de verre et de climatisation, "enfer climatisé", oui. voilà, là encore ce n'est qu'une question de temps. je suis chez moi, je passe mes après-midi au lit à écouter la radio,je ne sais pas où je regarde, pas forcément le plafond mais en tout cas j'allume la radio et j'écoute tout sans exception et pendant qu'une boîte dans ma tête s'occupe de mettre des images sur le flot de paroles une autre s'occupe de penser à bouger, mais le désir de faire quelque chose de sa journée n'est plus aussi pressant qu'avant. j'ai désormais atteint une quiétude de premier choix, d'abord on s'étonne de la tranquillité puis c'est une fois habitué à elle qu'on est vraiment tranquille, le seul plaisir d'être là, d'avoir des choses à se remémorer, à se raconter et d'autres à attendre calmement, la respiration tranquille et le corps en bonne santé, entamer comme un check point en soi-même, des pieds à la tête, attester de son bien-être. dans la rue je passe devant les vitrines, les cafés et les bacs à livres devant Boulinier, et j'ai très clairement conscience de vivre dans un monde en paix et que c'est ça le monde en paix, le monde libre. si on me demandait, je dirai que le monde en paix c'est quelque chose entre cet homme au regard que n'accroche aucun titre de livres à 20 centimes ou cette femme qui retire de l'argent, c'est un monde apaisé, peut-être sans enjeux apparents mais je ne vois pas ce qu'on pourrait demander de mieux, tout est peut-être très bien, quelqu'un doit le décider pour moi, je vois les anomalies, les détails, mais dans l'ensemble voilà le boulevard Saint-Michel comme hier et demain, peu importe le degré de nos souffrances, tout le monde s'occupe avec élégance à ne rien laisser paraître. la violence des sans-abri qui tiennent des pancartes "j'ai faim", ça aussi c'est en quelque sorte apaisé, délavé, c'est vidé de sa violence depuis bien trop longtemps, c'est que tout le monde a déjà donné. dans le métro je pense à mes cheveux qu'il y a vingt minutes étaient encore tout plein d'eau et je me demande si les gens autour s'en doutent et est-ce qu'il y en a un qui pourrait faire mieux et dire "il y a 5 minutes j'étais dans ma douche", je me dis que je suis neuve, plus neuve qu'eux et que je commence ma journée quelque part dans l'après-midi alors que les autres sont tout sales de fatigue, ici et là depuis des heures, ils se trimballent eux-mêmes. et ce décalage, le fait que je me sois levée à 13h et eux à 8h change totalement notre perception de la situation, je vis cela comme une tranquille aventure, je pense à la douche que je viens de prendre, il pense à la douche qu'ils vont prendre, ils viennent de la rue, rentrent chez eux, perdent une première épaisseur en se délestant de leurs sacs, une deuxième en enlevant leur manteau, reprennent une forme normale, et cette lumière abricot caractérisant l'intérieur d'un foyer et qui coule sur eux, ils mangent du jambon? au cinéma j'aime sentir mon bras qui porte encore l'odeur de la crème hydratante, si on ne me connaît pas on ne sait pas bien ce que je suis en train de faire et peut-être que le geste qu'on devine du coin de l'oeil fait peur. je crois de toute façon que j'évite de faire de telles choses à côté d'inconnus, je n'aime pas laisser derrière moi une mauvaise image, ce serait comme passer devant quelqu'un et laisser un bref courant d'air nauséabond. Cécilia me dit ensuite "ouais je t'ai grillée au cinéma". Cécilia a dit à Charlette que je passais mon temps à bailler pendant la nuit milos forman, j'ai dû lui dire que je n'avais baillé que deux fois et quand même, à 5h du matin au bout du troisième film. Ça m'a irritée de devoir repasser après elle pour corriger en précisant, je me suis sentie insultée par ce "elle" employé pour me désigner, C'est que trop de gens disent "tout le temps", "tout le monde", parlent grossièrement des choses, avec un gros marqueur noir dans la tête, alors que tout est dans le détail la précision l'exactitude la nuance, par exemple je ne voulais pas dire aux gens "on était trois dans la salle" lors de la nuit milos forman, alors j'ai compté les gens. Je suis revenue des toilettes et j'ai balayé la salle du regard en additionnant très vite dans ma tête les points de clarté qui parsemaient les rangées de sièges, et on était huit. et l'organisateur de la soirée a rigolé "excusez moi mais c'est la première fois que je vois une salle aussi calme", il avait dit "calme", pour ne pas dire "vide", cela aurait fait du mal à tout le monde, mais c'est vrai que d'un côté, les premiers films de milos forman, qu'est ce qu'on en a à foutre.
Nous avions rendez-vous à la sortie du métro George V, là où quelques semaines auparavant je m'étais faite renversé par une Vespa noire, sous la pluie, elle m'a cogné assez fort pour que je tombe par terre d'une traite, sans préparation, debout/couchée, d'une seconde à l'autre, même que dans les films tu te demandes comment ils font pour ne pas avoir mal. Il y avait une pluie tellement folle que ma parka avait changé de couleurs, passant du beige clair à une sorte de papier kraft mouillé, j'avais la tête sous la capuche et le bonhomme était vert alors je n'ai pas regardée mais j'ai entendu klaxonner alors j'ai couru sans savoir qu'en courant je m'approchais en fait du point d'impact, et le bruit du klaxon se faisait de plus en plus proche, assez proche pour qu'il ne soit destiné qu'à moi.
Une fois par terre j'ai eu le temps de m'abandonner en victime pendant environ une seconde, l'intensité de ce que l'on s'apprête à vivre est tellement forte qu'on a pour réflexe de fermer les yeux comme pour l'éviter, mais c'est déjà trop tard. Ce clignement d'yeux c'est ce qui provoque l'impression d'un avant et d'un après l'accident. En les rouvrant ma capuche s'était enlevée et à la place la clarté du ciel et la pluie me dévoraient le visage, je m'imaginais avec quelques mèches humides zigzaguant sur ma joue. Je me suis relevée comme une grande, je me souviens précisément du talon de ma botte qui se réinstalle perpendiculairement au trottoir, je n'en voulais à personne mais il fallait fuir parce qu'autour ça médisait intérieurement et ça ne me connaissait pas. je voyais des hommes d'affaires qui de loin et en chemises fumaient sous un préau, le conducteur de la Vespa était aussi tombé par terre, la tête enflé par son casque comme une grosse sucette, d'un ton sans acrimonie il m'a dit de faire attention en traversant et il m'a demandé si j'avais quelque chose, je crois que j'ai répondu "un peu mal à la jambe mais ça va" car cela paraissait plus sincère que "nulle part", ou que "partout", disons qu'il me fallait quitter ce lieu, cette chaussée au plus vite et m'introduire dans un périmètre où les gens ne savent pas que je suis la piétonne imprudente. En prenant le trottoir une femme m'a demandée si ça allait, j'ai dit oui merci et j'ai marché, trempée comme jamais, je devais acheter un sac pour ma soeur, tout était impeccable calme et vide dans la boutique, sauf moi, trempée, bousculée, malmenée et arrivant quand même à demander ce qu'elle avait en bleu marine. C'est après coup, quand les sensations et le feu de l'action s'amenuisent, quand le corps est au clair et au calme que l'on repère quelques discrètes douleurs, un peu mal à la tête et un peu à la cuisse, puis un léger torticolis et des courbatures qui s'accentuaient de jour en jour pour ensuite s'apaiser decrescendo. D'abord on a peur pour soi, est-ce que la douleur doit être insurmontable pour comprendre que quelque chose est cassé? et trop la flemme d'attirer l'attention d'un médecin, d'une mère, d'une famille sur moi et pourtant le besoin d'en parler, parce qu'au delà de la douleur physique, cette expérience était en tout point un gouffre de solitude. Je n'ai même pas réussi à le dire à ma mère, à construire une phrase, ça ne sortait pas, et puis j'avais à la fois envie de lui raconter quelque chose de fou, de l'inquiéter en même temps que de la rassurer, je n'avais pas envie de prendre le parti de quelqu'un, c'était ma faute, elle me gronderait, c'était sa faute, pourquoi tu n'as pas pris son numéro? Une mère a tendance à tout résoudre, à tout laver et plier comme du linge, ça ne me plaisait pas. On devient pendant quelques heures son propre fait divers, "se faire renverser par une voiture", c'est quoi, c'est un film, un fait divers oui, l'histoire de l'amie d'une amie, quelque chose de bien loin, vu mille fois, vécu zéro, et puis ça nous arrive, on teste pour les autres, on peut en parler. Je l'aurais vécu au niveau 1, c'est à dire pas de sang, pas assez de dégâts pour que je me plaigne, deux trois autres circonstances auraient rendues la chose mille fois pire. J'ai pensé à nos corps et à l'état de permanent confort dans lesquels ils évoluent et passent leur vie, jamais ils ne se font violence à part quand on fait du sport, on passe sa vie à l'effleurer, à le nettoyer, à le faire s'asseoir, s'allonger, tout ça c'est des caresses, nous vivons dans du coton mais la brutalité n'est jamais loin. Cet accident m'a aussi donné l'occasion d'être attentive à mon corps et à son rétablissement, on se réjouit de sa faculté à tout remettre en ordre, à se régénérer, cette superbe machine beige, fragile mais sévère, sévère mais maternelle.
J'attendais Cécilia, un peu plus d'un mois après l'accident, elle a été très en retard et je lisais, mon livre posé sur un rebord près du megastore Louis Vuitton. Tiraillée entre un intérêt profond pour mon livre et l'envie de m'énerver tout rouge de son retard, bien calée entre deux mondes. J'avais peur que ses excuses ne soient pas assez sincères à mon goût, cela m'aurait laissée amère pendant encore longtemps et j'aurai dû me forcer à poursuivre la conversation car je ne sais faire qu'intérioriser. Quand elle est arrivée il était déjà trop tard pour ce qu'elle voulait faire, c'est à dire s'acheter un sac, dans un sourire timide et délicat elle m'a dit "Mille excuses" tout en exécutant une faible révérence, disons une inclinaison de la tête qui a eu le don de me faire tout à fait oublier ce retard, j'étais même de meilleure humeur, me repassant la scène que j'estimais être un petit miracle. Nous avions faim et pensions au même restaurant : la pizzeria rose pâle rue des écoles. Il faisait maintenant nuit et nous étions libres et responsables, se dirigeant vers la pizzeria, je lui ai dit "hé ce soir on peut commander des cafés après les pizzas", on s'en fichait, on allait rentrer avec le jour, on parlait de n'importe quoi, de mille fois la même chose, qu'il nous fallait de nouvelles chaussures, du donormyl, de nos licences, des livres chez boulinier, de ce qu'on aimerait comme rétrospective à la filmothèque, de ce qu'on aimerait comme nuit au champo, des actrices qu'on aimait, des textes qu'on aimerait écrire sur les réalisateurs et les acteurs, de sa famille, de ce qu'elle avait mangé chez sa tante, de ce qu'on commanderait au reflet, de monsieur franck, de monsieur delmas, de ses personnes placées de l'autre côté de nos vies et que les autres ne connaissent que par deux trois faits, j'en viens même à les numéroter, baptiste 1, baptiste 2, baptiste 3, aurélien 1, aurélien 2, julien 1, julien 2, derrière l'un des gérants de la pizzeria était attablé devant une grosse assiette de salades et une cuisse de poulet qui brillait un peu, il m'a rouvert l'appétit trop faiblement fermé par ma pizza aux aubergines. On est allé au Monoprix essayer des rouges à lèvres et acheter un paquet de biscuits, elle m'a dit que les tartelettes au citron meringué était trop bonnes, je ne les connaissais pas. quand on ne connaît pas quelque chose la personne s'empresse de nous demander si on aime une chose qui s'y rapproche, c'est marrant.