mercredi 25 février 2009

la torsion des fumeurs
Pendant les vacances je ne change pas souvent de vêtements, je jongle entre trois chemises et trois pulls. Je pense en avoir déjà parler : comme je ne vois pas quotidiennement les mêmes personnes je m'autorise le luxe de la simplicité et de la répétition. Je m'en rend bien compte, mes pulls vraiment chauds sont limités, j'en ai trois Benetton, tous les mêmes et de
différentes couleurs :
bleu marine, gris, vert
sapin. Tous très larges excepté le bleu marine qui a un peu rétrécit au lavage. Ce qui gêne sur ces pulls c'est le logo Benetton que personne ne reconnaît.
Mes premiers rendez-vous avec T. vers Noël, je portais ses pulls avec rien en dessous ou alors un t-shirt, mais pas de chemise et le V du col encadrant, présentant ma peau, indiquant : ici aussi il y a de la peau. Le V ne tombe pas bien loin, je trouve les décolletés trop inconfortables, s'assumant tout en ne s'assumant pas, je n'ai pas encore clarifier mes rapports avec le décolleté, je vais y réfléchir parce qu'il le faut.
Ce n'est que très récemment que j'ai eu l'idée de les porter sur des chemises, blanches, bleues, quadrillées, rayées. Quand la chemise toute seule ne suffit plus, quand le pull tout seul ne suffit plus il fallait bien commencer à penser autrement, voir plus loin. J'avais mes rendez-vous avec T. et il y avait ce box vers Montparnasse avec une vitre où je pouvais me voir de profil. Je n'hésitais pas à m'y regarder franchement de peur de jeter un regard en coin qui aurait paru beaucoup plus narcissique. Il fallait jouer de ça et assumer le fait que je voulais m'arranger, que j'existais en tant que fille qui s'arrange, que ce pull, cette coiffure, ce visage doucement maquillé (de l'eye-liner je crois) n'était pas le fruit du hasard mais des partis pris.
Je portais le gris quand il m'a prise au dépourvu par les lèvres, la première fois, je repense encore à la sensation : comme un torchon qui se tord à l'intérieur de moi. Il aimait bien mon parfum, maintenant quand je le revois en société je n'oublie pas d'en remettre juste pour le provoquer, lui faire faire un bond d'un an en arrière, chaque touche de parfum est un "souviens toi" inscrit sur mon cou.
Ces pulls c'est ma paresse vestimentaire, ma valeur sûre, quand je les porte, quand je les porte avec mes chemises je me sens loin du déguisement, je me sens moi, déguisée en moi. Quelque chose de net, de propre, de présentable, d'une élégance qui ne s'use jamais,d'un peu sérieux mais de tout de même facile : pull col V et chemise, je n'ai rien inventé mais je ne désire rien inventé. Je pioche dans les choses qui sont là. l'élégance quotidienne de la chemise, "il a mis une chemise, il s'est fait beau". Je n'envisage les hommes qu'en chemise aussi je suis contente que les profs ne trouvent à mettre que ça. La chemise est une douce discipline.
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Dans le métro pour Montparnasse une fille qui devait sûrement être en train de fêter son "enterrement de jeune fille", m'a demandé si je voulais un "petit bonbon" tout en me tendant un sac contenant un fond de bonbons : les bonbons rectangulaires au fruit peint sur l'emballage blanc et qui se mordent comme des chewing-gum et puis des bonbons ovales et aplatis, durs et dont la couleur annonce le goût. J'ai dit "non merci" en pensant que même un refus souriant était méprisant et puis au fond de moi peut-être bien que je voulais un bonbon mais par principe et peut-être en souvenir de l'époque où nous devions tous refuser les bonbons que nous proposaient les "vieux Monsieur" je lui ai dit non. Elle était entourée de ses amies et ils parlaient fort avec le sourire qui se devinait dans la parole mais on sentait bien que l'évènement les dépassait et que ce n'était pas aussi fun que dans les films. La fille m'a dit quelque chose comme "oh s'il vous plaît, aidez moi à les finir". J'ai donc pris un bonbon au cassis que je n'ai pas osé manger devant elle mais un peu plus tard, en sortant du métro.
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Dans le train pour Bécon-les-Bruyères, je viens de quitter Dimitry et je lis Qu'est-ce que la littérature ? avec un porte-mine orange translucide entre les doigts. Pendant l'arrêt du train l'homme en face de moi me demande si je suis étudiante en lettres, je lui dis non, il cherche un tuteur et il me tend les papiers qu'il a entre les mains. Nous descendons, il me dit qu'il est à Paris III en Lettres Modernes, comme Dimitry que je viens de quitter. Il me fait comprendre un peu confusément qu'il est perdu, je lis les papiers, les mots n'accrochent pas mon regard : il y a des textes comme ça, qu'on sent trop inhumains pour pouvoir les lire. Je parcours les feuilles du regard et lui fait savoir par la simple expression de mon visage, comme il me le demandait sans doute, que je n'y comprends rien. Il me conseille de taper je crois "organisation de texte" sur Google "vous tomberez sur un pavé, lisez le". Il me dit "bonne fin de soirée" mais je lui parle encore et lui demande "mais vous êtes en licence ?", oui. Il me dit que ces filles ont toutes fait lettres et que lui continue ses études alors qu'il a fait du droit en 70, "vous imaginez". Je ne me souviens pas de la raison qui le poussait à continuer ses études, pourtant je l'ai bien écouté, je crois qu'il parlait d'avoir "quelque chose en plus". Il ne parlait pas de les "refaire", mais bien de les continuer. Il me disait "travaillez plus pour gagner plus, y'a une part de mensonge là-dedans". C'était la première fois que quelqu'un réagissait à une de mes lectures et en marchant vers chez moi je sentais un noyau de joie simple et pure rouler en moi.
Un livre dans un métro suscite des réactions, pose des questions. Une personne qui lit dans un métro me paraît toujours très hostile à l'idée de métro : elle y refuse son ennui, son improductivité, le temps qu'on y gâche, qu'on y laisse, elle y refuse ses passagers et les jeux de regard qui peuvent s'installer, son regard à elle n'évoluant qu'entre deux cadres blancs. Par principe, jamais elle ne décolle de ce cadre, et ce même si elle est distraite par une conversation ou une "pensée de transports", de celle qu'on laisse se développer mais qu'on n'a aucune peine à laisser tomber au milieu d'une phrase une fois arrivé à destination. Celui qui lit dans le métro c'est celui qui malgré lui, demande "pourquoi ne lisez-vous pas ?". En un sens, le lecteur dans le métro est un homme pressé, lui qu'on voit pourtant comme le parfait exemple de "celui qui a le temps" alors qu'il n'en aura jamais assez.

Beth Gibbons & Rustin Man - Tom the Model
Il n'y a jamais rien eu de plus élégant que la voix de Beth Gibbons, ses cheveux oranges et ses vêtements noirs et à sa taille sur son corps sec, ses jambes légèrement arquées par la maigreur, l'impression qu'elle laisse de n'être entourée que d'hommes à la façon de PJ Harvey.

lundi 23 février 2009

Alice,

j'ai bien lu la lettre ouverte qui m'était destinée. Je l'ai lu peu de temps après ton envoi du lien par mail mais l'idée que j'avais des choses importantes à te répondre me faisait toujours remettre à plus tard ma réponse. Je débute donc ce mail sans savoir si j'arriverai à te fournir des explications valables, dans ma tête je vois simplement des tâches de bonnes intentions, de sentiments à ton égard qui ne demandent qu'à être clarifiées par l'expression.
Je ne sais pas trop comment procéder, par où commencer, parce que tu me dis beaucoup de choses, que tu m'en reproches d'autres, enfin c'est un doux reproche, doux et caressant. Et j'imagine qu'une réponse complète devrait pouvoir répondre à tout les "chefs d'accusation".

Tu dis, tu crois que je te méprise, que je parle de "Alice" comme d'"une fille facile", "un truc sympa", une "autoroute" pour reprendre tes termes (Kraftwerk sort de ce corps). Je ne peux que le comprendre. On est toujours très au courant de l'image qu'on renvoit et de l'image qu'on reçoit de l'autre: on sait ce qu'il pense de nous, il sait ce qu'on pense de lui. J'ai toujours cru à cette forme d'intuition et j'ai souvent travaillé à savoir si elle s'approchait de la vérité ou au contraire s'en écartait. On en avait parlé, ce regard que l'autre nous renvoie conditionne notre comportement à son égard, c'est une affaire qu'on avait été contentes de résoudre et qui pourrait résumer partiellement mon comportement. J'ai le sentiment que mes actes me trahissent d'une mauvaise façon, que la somme de mes actes peut tout à fait te faire dire cela, que je te méprise, mais que ces actes m'échappent, disons plutôt leur signification alors qu'ils ne me représentent pas. C'est très bizarre, c'est comme vouloir chuchoter et se rendre compte que l'on crie. Je t'estime énormément, je te trouve vivante parce que pleine d'idées, épanouie à un point qui ne sera jamais le mien, je te suis de près, je lis tes productions, j'ai l'impression de te couvrir d'une sourde et lointaine bienveillance. Depuis que je te connais ça n'a jamais changé.
Tu me reproches le silence qui a suivi notre dimanche ensemble. J'ai toujours procédé comme ça : ce qui suit une bonne journée ne peut qu'être un commentaire superflu de cette journée, et il nous faut nous laisser digérer (indéfiniment ?) ce qui s'est passé, il n'y a rien à ajouter. J'y repensais silencieusement, dans l'intimité de mes songes : en cours, avant de dormir, dans les transports, bref, là où on peut y repenser. Les choses ne sont pas vouées à se figer dans le passé mais reviennent comme des vagues et tu revenais comme une vague. Te parler de ça me semblait inutile, un peu puérile, tu n'avais pas besoin de le savoir, et comment te le dire sans passer pour une fille complaisante ? Tu as toujours été là, même si je parle si peu et presque jamais de toi. Ce qui compte n'est pas forcément sur mon blog ou alors il l'est mais partiellement. Ça me semblait trop prévisible de parler de notre journée. J'ai essayé plusieurs fois et d'ailleurs j'essaye encore, mais rien ne sort, parce que je te sens derrière moi, peut-être à attendre, et que rien n'était finalement à commenter. Tout était trop réel, figé dans le réel et pas du tout prêt à l'être dans les mots.
Je ne sais pas tellement faire autrement que ces ellipses entre deux rendez-vous. Et puis je ne sais pas, même pour les personnes que j'aime, que j'admire, que je suis, etc. les rencontrer m'est toujours comme une sorte de contrainte, quelque chose qui me fait peur, me panique pour rien, me fatigue de par l'effort que cela réclame. Je ne mens pas, même avoir un rendez-vous avec A. ou n'importe quel autre "fantasme trentenaire" me fatigue d'avance. Je ne sais pas comment l'expliquer mais tu dois me croire, tu parlais "d'aventure" à l'idée qu'on se rencontre, ça m'avait marqué et maintenant le mot raisonne à chaque fois qu'il est question de rencontrer quelqu'un. A l'opposé il y avait moi qui avait vraiment peur et qui préfére le confort de personnes que je connais déjà bien, avec qui je n'ai pas besoin de faire de nouveaux efforts, où les conversations sont déjà toutes tracées, et même, plus que ça, je crois que je préfère être seule, c'est moins contraignant. J'ai été rassurée parce que mon amie Cécilia ressentait la même chose de son côté quand je lui en ai parlé. Deux personnes qui le ressentent me poussent à dire que tout le monde le ressent. C'est sans doute pour ça qu'on aime tant les livres, parce que les livres sont ces deuxième personnes qui valident nos sentiments, nos impressions les plus singulières. C'est peut-être en cela qu'ils sont "nos amis".

Ça va faire quelques jours que je passe la majorité de mes journées toute seule, j'ai eu une semaine "chargée" où je sortais beaucoup et assez tôt avec mes amies, nous n'avions pas forcément quelque chose de prévu, on traînait beaucoup, ça me changeait les idées, disons plutôt que ça me privait de réflexions trop violentes sur moi-même "les questions existentielles" comme on dit, mais les idées était toujours là. Les idées ambitieuses, joyeuses, vivantes et brillantes, des idées comme autant d'invitation à agir, très loin des lourdes réflexions qui aujourd'hui me traversent. Puis les choses se sont calmées et j'ai passé quelques jours d'une assez pénible tristesse et d'un manque de volonté foudroyant. Je passe d'une semaine où le monde me paraissait neuf, incompréhensible et bourré de promesses à des jours où il est tout ce qu'il y a de plus prévisible, de plus répétitif, déprimant à en pleurer et où je suis condamnée à évoluer entre ses murs et ses maigres possibilités. J'étais seule, à ne pas trop savoir quoi faire, à finir Oblomov dans mon lit, à écouter des émissions de radio en podcast, ou sur le forum. Cette période passe, elle passe toujours et je finis par m'accommoder d'une solitude tranquille, d'un temps libre qui est le mien et dont j'use par improvisation. Dans la solitude des vérités finissent par affleurer, parce que tout redevient calme elles peuvent enfin affleurer. Et sans le vouloir on revoit l'ordre de nos priorités, on réforme notre vie, on devient plus sérieux, plus critique envers nous-mêmes, on repense à des détails, à certains comportements et phrases dites lors de soirées, de rendez-vous, on repense à tout. Je me suis par exemple rendue compte que je devais changer ma façon de faire pas seulement avec toi mais avec plusieurs (deux ou trois) personnes qui m'ont toujours témoigné un intérêt, une affection que je n'ai pas su leur rendre, par puérilité, négligence et paresse. Je fais ma maligne avec mon blog mais je n'ai jamais été humainement à la hauteur de ce que je prônais. Aujourd'hui je me rends bien compte de l'importance des personnes autour de moi, de toutes les personnes, et que la minutieuse attention, le méticuleux travail que l'on effectue sur une seule de ces personnes est peu de chose mais contribue, s'ajoute à quelque chose de plus grand. Tout ça est une affaire morale qui me travaille de plus en plus. Je le réclame des autres mais je ne sais toujours pas me l'imposer.

Je me souviens de ce que Baptiste me disait, je crois t'en avoir parlé, mmh oui je t'en ai parlé et j'ignore en quelle occasion mais quand il me demandait grosso modo à quoi servait de lire autant si c'était pour rompre de cette manière, faire des choses pareilles. Cette phrase me revient et je te disais donc qu'aujourd'hui, de manière périodique, j'essaye de travailler à réduire le fossé qu'il y a entre mon comportement et ce que la lecture est censée modifiée en moi. Le problème est là, à quoi sert la littérature si ce n'est en une discipline immédiate et efficace, pourquoi je me sens nourrie de quelque chose si je me comporte d'une façon si malpropre avec toi, où passe la nourriture littéraire ? Autant arrêter. Autant arrêter si je ne sais pas faire des efforts, si je ne sais voir les choses comme des aventures, des choses forcément bonnes pour moi.

vendredi 20 février 2009

Depuis le début de ces vacances je dors bien, je mange bien, je vais tous les jours au restaurant : croque-madame, chocolat chaud, salade rodéo, coca light, cappucinno, fraise melba. Une fille, un homme, venant de ma gauche ou de ma droite dépose poliment quelque chose devant moi, il voit que je discute, il ne veut surtout pas m'embêter. La commande est secondaire. C'est que nous ne pouvons pas toujours être à courir les rues dans le froid et dans les voitures.


C'est peut-être cela les vacances : le luxe d'une vie bien ordonnée, comme il le faut. Raccomoder ce qu'en période de cours nous n'avons pas le temps de raccomoder : raccomoder le sommeil et l'alimentation, rattraper son retard, se tenir tranquillement au courant du monde, des sorties cinéma, sérieusement avancer dans ses lectures et non plus entre deux stations de métro. Plus de télévision depuis bien longtemps, plus le temps d'écouter la radio; la vie dans tout son égoïsme et son autonomie, absolument rien pour les autres. L'impression d'être une sorte de bébé bien nourri, épanoui, les joues roses de temps libre. Ma mère, ma soeur me disent "tu sors tout le temps, t'es jamais à la maison", je ne peux que leurs répondre "les humains c'est comme les chiens, ça a besoin de leur promenade quotidienne". Il y a quelques années je pouvais rester à la maison plusieurs jours de suite (trois au maximum je crois, je m'étais amusé à en faire un record personnel) sans ressentir le manque de tout ce qui n'est pas mon appartement, aujourd'hui une journée sans sortir et voilà que je pense "ce que ça peut être curieux le ciel...les trottoirs...les cafés...le métro, et le cinéma, drôles d'inventions". Et me voilà repartie.


Mercredi. A la Filmothèque Sauve qui peut (la vie) avec Cécilia. Il y a Nathalie Baye qui a 30 ans et Isabelle Huppert qui doit en avoir un peu moins. Nathalie Baye ressemble à quelqu'un, ce n'est qu'un jour après que je comprends qui : Laura Smet. Très vite je comprends pourquoi un tel rapprochement : c'est vrai, Nathalie Baye est la mère de Laura Smet. Tout semble être rentré dans l'ordre, je me dis alors "Si Laura Smet est la copie conforme de sa mère c'est que Nathalie Baye portait déjà en elle Johnny Hallyday." Je connais des couples comme ça, physiquement comme frère et soeur.

lundi 16 février 2009





Quand on coiffe la chevelure, une dizaine de cheveux tombent dans le lavabo. Le lavabo est blanc alors on les voit très distinctement, leur vision en est d'ailleurs presque choquante, on dirait de fines veines, des capillaires, comme on les appelle si justement. Le mot m'avait frappé, en 4ème. Les tristes cheveux prennent des poses figées de vers de terre désarticulés. Je finis de les rassembler vers le siphon avec le bout de mes doigts joints et de tirer l'eau sur eux, et ils sont aspirés et ils disparaissent. Ses cheveux étaient (à) moi, aujourd'hui ils ne sont plus (à) personne et ils coulent. Dans ce genre de moment c'est facile d'éprouver de la tristesse, une tristesse assez simplette, une tristesse au premier dégré, rose pâle et puérile, de celle que l'on éprouve à la vue d'un objet abandonné et qu'on image pourvu de sentiments.

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Elle s'habille, littéralement pour la ville. Parce qu'elle compte sortir mais qu'elle n'a rien de prévu, (quelques vagues affiches d'exposition en cours, quelques noms délavés de parc en tête) et qu'elle se rend en ville comme on se rend à une fête, sans savoir à quelle heure elle compte rentrer. Tout dépendra de comment ça se passe une fois là-bas, si les gens seront gentils et si elle sera d'humeur à faire quelque chose. Aujourd'hui elle a de l'argent alors la ville est à elle et elle est en ville. Elle a déjà marché fauchée dans la ville. Elle y repens comme à un long plan-séquence. C'est dans ces moments-là que les envies de café et de livres se sont faites les plus pressantes, on aimerait pouvoir avoir 3€ sur soi simplement pour pouvoir entrer quelque part et s'y asseoir une heure. Lui venait à la tête des raisonnements bizarres et précis : "3€ c'est tellement rien, plusieurs fois dans ma vie j'ai eu 3€ sur moi, je ne comprends pas. Tous ces gens autour de moi ont 3€ sur eux, je sens rouler les pièces, au fond de leurs poches, au fond de leurs sacs, en toile, en cuir. Ils ne pourront pas en faire un usage plus utile que celui que je voudrais en faire, tendez-les moi sans que je vous les demande ces 3€."

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Il faut dire les choses : j'aime profondément ce manteau, il m'a même semblé qu'en l'achetant je pensais ne jamais en acheter d'autres avant que celui-ci ne rende l'âme de la façon qui lui convient, seulement après celui là j'en ai encore acheté deux. Je l'ai vu et le mot qui m'est venu à été "intemporel". Aujourd'hui je me dis qu'il n'est pas forcément démodé mais que c'est moi qui vais trop vite, moi qui l'ait trop vu et qui n'arrive pas à m'habituer à l'habitude. J'approche mes lèvres près du col et j'articule ses mots, "j'aimerais qu'on fasse une pause". Les vêtements souffrent de l'habitude et de notre inconstance.
Dans ce manteau, ma silhouette ne me plaît plus, la silhouette que j'entrevois dans les différentes vitrines des différents quartiers que je parcours ne m'intéresse plus, il faut que je change, que je prenne autre chose. Quand je porte un vêtement mon corps devient ce vêtement : mon corps devient chemise, mon corps devient polo, mon corps devient bottes de cuir ou baskets de toile. Je donne à mon corps la forme de mes vêtements, je m'en rends bien compte. Si mon cou se tient sérieusement c'est à cause de la chemise, si mes pieds sont féminins c'est à cause de ces chaussures.
Le plaisir que je prends à m'habiller est exactement le même que je peux prendre à me déguiser. Nous nous composons nos propres déguisements, entre chaque déguisement les nuances sont très faibles, nous restons finalement le même dans ce vêtement comme dans l'autre, nous ne passons pas de la princesse à la sorcière. "Je suis ceci", "je suis cela", c'est autre chose qui est dit, quelque chose de moins définitif, il s'agirait plutôt de dire "je suis ce pull rouge", "je suis ce polo bleu marine". Je ne peux pas aller jusqu'à dire que mes vêtements influencent ma personnalité, mon attitude, non, mes amies me reconnaissent, mais je crois que dans le rapport que je peux avoir avec les gens qui me voient dans le métro, alors oui ça change tout, et alors dans une tenue plus adulte que d'habitude mon visage et ce que je laisse deviner de moi se fait plus dur, plus strict, plus opaque, "femme fatale" me persuadent mes bottes. Avec des baskets je souris parce qu'avec des baskets j'ai 17 ans.

Brian Eno - By this river

dimanche 15 février 2009


Ma mère est sortie de la clinique mercredi, il fallait qu'elle se fasse opérer, qu'elle se refasse opérer. Des problèmes lui viennent, elle part se faire opérer, elle revient, on n'a jamais eu le temps de s'inquiéter. Elle est partie dimanche, avec ses valises en cuir marron, le lendemain elle se faisait opérer. Mon père est resté toute la journée à la clinique "de 9h à 18h, il est juste sorti pour aller au Mcdo", m'a raconté ma soeur. Pour nous ça veut dire qu'il doit encore un peu l'aimer ou qu'il l'a aimé un jour et qu'il lui en est redevable et il tient encore à elle. Tenir encore à quelqu'un, dans ma tête ça ne produit aucune image ce "tenir". Ca doit vouloir dire qu'on s'accroche encore à quelqu'un, qu'on le tient, qu'on le tire par le t-shirt comme les enfants dans les cours de récréation qui se tirent par le t-shirt ou la capuche.

Avant d'y aller il devait m'accompagner au lycée en voiture, je me suis dit "aucun risque que j'arrive en retard". Je dis ça parce que j'ai un peu du mal le lundi matin, sûrement parce que j'ai espagnol et que ça m'arrange d'avoir du mal ou de rater mon bus. Au dernier moment mon frère a voulu qu'on l'accompagne et sur le trajet encore froid et sombre qui menait à son collège, au moment de tourner à droite, un camion-poubelle reculait en plein dans notre voiture. Nous n'avons ressenti aucun choc, aucune secousse sinon la peau de la voiture se faisant profondément égratigner sur toute sa largeur. Mon père a bien gueulé "oh putain de merde" pendant 5 minutes, je crois qu'il était tout à fait prêt à chialer un coup, parce que déjà c'est la voiture de son travail et puis parce qu'il a toujours des problèmes avec ses voitures. Mal garé, excès de vitesse, accidents, rayures, ou la dernière fois encore : trois dans une voiture deux places, et ce jour-là le pire c'est qu'on récidivait. Je commence à réaliser que tout cela n'est pas l'effet de causes extérieures mais qu'il faut simplement lui retirer son permis. On le sentait traversé d'une colère aveugle et très vite j'ai compris qu'il n'était plus question de m'accompagner au lycée. Emile me demandait s'il devait descendre pour continuer à pieds, je lui ai dit "ouais ouais descends, fonce", avant que mon père ne se décide à se calmer sur lui comme on peut le faire sur un cendrier dans les films. Quant à moi mon père m'expliquait implicitement que ce n'était plus le moment pour mes caprices de trajet d'école. Je suis descendue et je suis rentrée chez moi en attendant l'heure prochaine. Dans ces cas là il m'arrive souvent de ressortir un vieux CD et de l'écouter jusqu'à entrer dans la zone rouge du retard. Je parcours du regard mes CD avec un vague arrière-goût de chaque album dans la tête, puis je me dis "oui ça, c'est le moment de le réécouter", cette matinée il s'agissait de Sean Lennon. Je me souviens bien, Baptiste avait vraiment du mal avec les groupes que je lui faisais écouter, il avait des goûts un peu plus sérieux que les miens, c'est ça que je me dis maintenant. Il avait du mal avec Sean Lennon mais j'avais quand même réussi à lui faire aimer On again off again. Aujourd'hui je peux comprendre ce qui ne va pas, l'album est trop gentil, trop fade, presque trop bourgeois, je peux comprendre. J'arrive de plus en plus à comprendre des trucs qu'il pouvait me dire et qui donc remontent à 2 ans, ça me fait très souvent ça. On réfléchit encore sur le passé à deux, on passe sur lui comme un scanner, on le reconstitue à la lumière de ce qu'on est actuellement. Parachute reste tout de même une chanson qui à chaque écoute arrive à me faire cesser toute activité.

Ma mère a eu très mal, elle est sortie à 18h au lieu de 15h, mon père a dit aux infirmières "c'est inhumain ce que vous faites" parce qu'il attendait sans nouvelles. Je l'imaginais faire les cent pas dans le couloir, j'ignore s'il y a une autre façon d'attendre dans un hôpital qui puisse exister. je pense qu'en matière d'attente dans les hôpitaux le cinéma a tout fait. Tête prise entre les mains, retrouvailles d'une famille autour d'un accidenté, "va te reposer à la maison, je m'occupe de tout" "non je reste", etc.
Ma soeur est allée lui rendre visite le jour même. "Elle avait une couverture chauffante, tu sais comme pour les accidents, elle avait rien en dessous, elle parlait bizarrement, elle faisait trop peur". Elle lui a apporté des Celebration et des magazines. Les magazines c'est bien, ça rassure, il y a de la vie dedans, la vie des autres, la vie des gens connus de tous ou celles des brunes qui cherchent un shampooing ou des filles qui stressent pour leur entretien d'embauche et qui ont besoin de conseils, il y a les interviews des autres et la vie des couples, et des critiques sur des livres, des films et des albums, des critiques coupées du monde et rigoureuses. Alors que j'imagine que le livre a quelque chose d'aussi froid et d'aseptisé et d'aussi vrai que les hôpitaux, les gens n'ont pas besoin de vérité dans ce genre de lieux; le divertissement est alors vu comme un cadeau. Pendant ce temps je m'occupais d'Emile, je lui faisais à manger, oeuf au plat sur toasts et soupe. Je le tapais aussi pour qu'il fasse ses devoirs et qu'il se mette en pyjama. Il dormait au milieu de nos deux lits, dans un sac de couchage Quechua à même le sol, il me demandait de baisser la musique et la lumière.

Emile et moi sommes allés la voir mardi, après ma journée de cours option mardi gras anticipé. J'avais du talc dans les cheveux, une veste en laine avec des ronds de cuir sur les coudes, une chemise blanche et une cravate moche, un pantalon à pinces bleu marine, les desert boots marron de ma soeur, Cécilia m'avait apporté la veille la malette en cuir de sa soeur. Vendredi en revoyant mon prof de littérature je me suis rendue compte qu'en invoquant simplement le vague souvenir de son look j'avais en fait réalisé un sans fautes. C'était finalement assez facile, les profs de littérature sont vestimentairement prévisibles et je me dis qu'à défaut de leur imposer un uniforme ils se l'imposent à eux-mêmes. Je me dis aussi que cette belle veste en laine je ne pourrais pas la remettre cette année, elle est trop connotée déguisement, alors que je l'ai déjà mise en début d'année, je la porte depuis la 3ème et je l'aime depuis la 3ème. J'avais demandé un peu d'argent à mes parents pour pouvoir me la payer le jour où je l'avais rencontrée. J'étais très heureuse, presque émue à l'idée de l'avoir. En rentrant chez moi je la sentais frémir dans le sac plastique. Qui aurait cru qu'elle me servirait un jour pour ça.
Mon dernier déguisement remontait au mardi gras de 3ème où avec une amie, Agathe, nous nous étions déguisées en "caillera". Dans tout les cas, le déguisement doit s'assumer et se vivre pleinement. C'est déjà beaucoup d'audace que de vouloir se déguiser qu'il est hors de question de faire dans la demi-mesure. L'objectif premier est clair : être tout sauf soi, à partir de là j'imagine qu'il faut se prendre au sérieux et que çela peut devenir très intéréssant. J'angoissais assez, je tenais de tout mon coeur à ce que tout soit parfait, les cheveux, la cravate, la veste, ma venue en cours. Le prof en question ne m'a pas vu, il était pourtant bien présent. C'est que des gens me racontaient qu'à la nouvelle qu'une élève était déguisée en lui il ne disait rien, je ne m'imaginais pas me planter devant lui et attendre que l'amusement se manifeste sur son visage : il ne me devait rien, je ne lui devais rien. Ce n'était pas par sympathie que je m'étais déguisée en lui mais il me semble qu'il est le seul professeur reconnaissable à sa tenue. Sinon vous vous doutez que je me serais déguisée en Monsieur Delmas, soit porter une chemise, des baskets noires et un jean, soit ma tenue quasi-habituelle. Je me suis donc faite une raison : les échos qu'il allait avoir des autres professeurs et des élèves suffiraient.

Il avait suffit de me secouer les cheveux pour que le talc s'en aille, le talc ne colle pas à la chevelure, il ne fait que se déposer comme de la neige et s'enlève aussi facilement. J'ai enfilé un pull et mon manteau d'homme noir et nous y sommes allés. Le matin même ma mère nous avait appelé très tôt le matin, elle voulait que quelqu'un vienne, elle s'ennuyait, elle disait "ne marchez pas sous les arbres" à cause du temps. Moi je partais à l'école, j'allais dans les transports avec un bonnet pour ne pas qu'on me regarde bizarrement à cause de mes cheveux blancs et de mon costume. Je me suis dit, "une famille ça sert surtout pendant les maladies et les séjours à l'hôpital. est-ce qu'elle se sent abandonnée et est-ce que c'est permis qu'une mère se sente abandonnée, est-ce que c'est pas trop cruel". En revenant des cours je l'ai appelée, elle disait que ça allait mieux, qu'elle s'était habillée, coiffée, maquillée, que tout le monde l'avait appelée et qu'elle regardait la télé. Je lui ai demandé si elle voulait que je lui apporte quelque chose,
le chocolat noir à l'orange ou à la framboise qu'elle aime bien et qu'elle mange avec ses collègues.
Non ça va, j'ai pas le droit au gras.
Alors des yaourts ? des fruits ?
Oui apporte moi une pomme.
Au moment de partir j'ai pris trois pommes et deux yaourts avec une cuillère. La clinique se trouve près du Trocadéro, elle a déjà été hospitalisée ici, les chambres sont calmes et snobes, il y a des écrans plats et les robinets sont assez design pour ne pas que je réussisses à les ouvrir. Mon père lui avait acheté des fleurs exotiques mais elle n'y avait pas le droit. Quant à ma nourriture, elle insistait vraiment pour n'avoir qu'une pomme. Je ne sais pas vraiment pourquoi, personne ne peut prévoir s'il aura faim ou non dans la soirée, il faut penser "au cas où", les mères sont pourtant censées avoir cet "esprit d'au cas où".


mardi 3 février 2009

Le corps enseignant



En cours d'histoire.géo j'ai vu une femme se poster devant sa fenêtre et sans doute regarder la classe. J'imagine que le spectacle doit toujours être très curieux, lui rappeler quelque chose ou lui faire prendre conscience de sa liberté, femme seule dans son appartement et qui regarde le trottoir et qui a envie d'écumer le trottoir et qui se dépêche de s'habiller et de descendre. Elle était trop loin pour que je puisse voir l'orientation de ses yeux, et il y avait Monsieur Delmas, qui se déplaçait, comme ça, de ma table à la table de Hubert dans son nouveau pantalon noir qui lui faisait des jambes fluides, je me suis dit "cette femme ne sait pas qui est cet homme". Elle est retournée au fond de son appartement.

Jeudi c'était la réunion parents/profs et ma mère avait rendez-vous avec M. Franck, mon prof de philo, Monsieur Delmas et ma prof d'espagnol qui elle avait demandé à la voir. Toutes mes copines accompagnaient leurs parents, disons leurs tuteurs. Je n'ai pas voulu accompagner ma mère, je crois que ça rejoint l'idée que je ne sache pas gérer deux personnes que je connais et qui ne se connaisse pas, peur de l'imprévisible et du silence, peur de ce que pourra dire ma mère, du regard du prof sur ma mère, du regard de ma mère sur le prof, je redoutais trop, montrer ma mère c'est révéler quelque chose de moi et je ne voulais pas être là quand ça arriverait, j'imaginais aussi qu'en ma présence certaines choses ne pourront être dites, bonnes ou mauvaises. Elle est revenu de la réunion vers les 21h, dans sa jupe en tweed Infinitif et ses bottes en daim, elle n'avait vu que mon prof de philo, me sortant tout un baratin sur le fait qu'il n'y avait pas de numéros sur les portes et plus aucun parent dans les couloirs. Je l'ai engueulé, "ça fait 3 ans que j'y suis, bien sûr qu'il y a des numéros sur les portes", j'ai ensuite réussi à comprendre qu'elle n'avait été que dans le premier étage, soit celui qui ne contient qu'une seule salle de classe. C'était absurde, j'ai rigolé "mais je pensais qu'il n'y avait qu'un étage", elle me dit ça. Je suis partie du salon avec une phrase définitive qui maintenant m'échappe mais où je disais entre autres "je suis au lycée, c'est important" même si je ne le pensais pas j'étais certaine que ma mère pouvait comprendre et penser que je le pensais. Que ma mère s'intéresse à mes études ça m'est égale, rien dans mes études ne dépend d'elle, ce que je ressens c'est surtout de la honte pour elle et pour mon père, il devrait se sentir honteux mais ils ne se sentent rien. En rentrant dans ma chambre j'ai eu la ferme impression de jouer seule dans tous les domaines qu'englobe ma vie, et j'ai voulu dormir, le sommeil apaise forcément n'importe quel état d'âme ou mauvaise pensée, même les plus violents.

Le lendemain je savais que j'allais devoir m'excuser auprès de Monsieur Delmas. En descendant pour la philo je l'ai vu, parlant avec un élève.
Bonjour
bonjour Murielle, alors on m'a raté hier ?
oui...enfin je vous expliquerai ça toute à l'heure.
vu la situation de crise dans laquelle notre couple se trouvait j'estimais avoir besoin de temps pour lui expliquer et pour qu'il me pardonne, je pensais devoir reporter l'entretien jusqu'au moment le plus approprié, jusqu'à ce qu'il se décide à m'inviter au Chistera pour qu'on clarifie la chose autour d'un café pour ensuite aller se promener et faire de timides et ingénieuses considérations sur la vie et notre amour. J'imagine son visage dans un café. Je n'arrêtais pas de penser à ce que j'allais lui dire, j'y réfléchissais en philo, j'y réfléchissais au Franprix où je prononçais les phrases à voix haute à Marie qui me disait "ah oui ça c'est bien", je comptais lui en parler pendant les dernières minutes de l'heure du déjeuner, quand il vient fumer après avoir mangé à la cantine, où j'imagine la nourriture glisse lentement dans son corps. Je commence à connaître les moments de la journée où j'ai la possibilité de venir lui parler : il y a les récrés et certaines intercours quand il descend fumer en vitesse. Les débuts de cours et les fins de cours, mais tout ça est très limité et aléatoire : certaines fins de cours sont monopoliser par d'autres élèves plus rapides que moi, c'est à dire tous, moi je mets du temps, vu que j'ai très peur et qu'il me faut me répéter les phrases un certain nombre de fois avant de pouvoir convenablement les prononcer. Quand je lui parle je me fixe un texte pour me rassurer, comme au karaoké, un texte que je récite avec un rythme que j'estime naturel. Je fais ça en rangeant mes cahiers et ma trousse pour me calmer mais alors je prends le risque de le voir partir avant.

La dernière fois que j'ai pu vraiment lui parler et que ça s'était bien passé pour moi, calmement, et où j'ai senti le renforcement de notre complicité, c'était un lundi où je venais lui dire que Philippe Djian était passé à la télé, au Café Littéraire. En parcourant la liste des invités que je consulte toujours avant de regarder l'émission je m'étais dit que cela ferait un très bon nouveau prétexte de lui parler et même de lui envoyer un mail. Je ne lui ai pas envoyé tout de suite après, j'ai voulu faire passer du temps, non pas par pur calcul ou pour lui montrer que le week-end je suis occupée, je ne suis pas trop du genre à tout miser sur la distance pour tenter une approche, je suis trop impatiente et trop maladroite dans mes démarches et le calcul fait perdre trop de temps. Il m'a dit "vous auriez dû m'envoyer un mail", puis je lui ai dit que je voulais le faire, que j'allais le faire ce soir. Puis je lui ai dit que Djian parlait très bien à la télé, et que j'avais acheté Maudit Manège mais qu'il était introuvable en poche et que j'avais trouvé une édition des années 80, "François Barrault?" "euh...oui, oui c'est ça". Il m'a raconté comme quoi la maison d'éditions avait fermé tout de suite après que Djian signe chez Gallimard, et que le contrat avait coûté 2 ou 3 millions d'euros. Après il a dû partir ou j'ai dû partir.
Une autre fois il avait été triste sinon préoccupé pendant tout le cours parce qu'il y avait 8 absents et qu'il mettait ça sur le compte de ces cours, il doutait de ses qualités de prof et il s'était arrêté pour nous dire "excusez moi je suis distrait mais j'arrête pas de me demander si c'est ma faute s'il y a autant d'absents". J'avais pris mon inconscience à deux mains pour aller le voir devant le lycée pendant l'intercours et pour lui dire qu'il ne devait surtout pas s'inquiéter, que ce n'était pas sa faute, qu'il y a toujours beaucoup d'absents dans notre classe. Il m'avait dit "merci Murielle c'est très gentil de venir me dire ça" puis au moment de partir il m'avait interpellé, "Murielle, ne désespérez pas pour la compile, je l'écouterai".

Le cours commençait, Monsieur Delmas nous laisse entrer et part fumer, j'ai le temps de me mettre en situation, de savourer l'heure qui s'annonce. J'ai demandé à Rafaël si je pouvais me mettre devant, je suis déjà devant mais à gauche et je voulais être au milieu collée au bureau pour inciter Delmas à se confier à moi. Il a accepté, il m'a dit "oui mais alors tu seras à côté de moi", j'ai répondu "ah non mais avec Julie", il a accepté mais il a dit que demain il reprendra sa place, je l'ai remercié à deux reprises, j'avais l'impression de l'avoir vexé. Sur le bureau était posé Le Jourde et Naulleau, j'étais à la fois contente et surprise qu'il ne l'ait pas encore fini, ça faisait un moment, ça faisait presque deux mois. Une idée que je m'étais faite de Monsieur Delmas refaisait douloureusement surface :
Le problème avec Monsieur Delmas c'est qu'il soit sans cesse occupé. Quand il n'est pas au lycée il fait cours dans une prépa ou il corrige des copies. Il se plaint souvent, enfin il me le fait remarquer souvent, quand je lui demande s'il a écouté la compilation il me dit qu'il n'a pas du tout le temps en ce moment. Une fois je lui avais demandé s'il allait bien, c'était un "vous allez bien ?" enjoué, frais et matinal, avec mon petit bonnet multicolore sur la tête et mon caban bien fermé, toute plongée dans le froid et dans la semaine. Sur le moment ça me choquait moi-même de me voir lui demander ça mais la formule pouvait se comprendre, je n'aurai rien pu sortir d'autre pour introduire une conversation. Il m'avait répondu qu'il était fatigué, qu'en ce moment c'était une période assez dure avec toutes les corrections. Je lui avais demandé "vous n'en pouvez plus ?" et il m'avait dit "là ouais ça commence" accompagnant d'un signe de la main voulant dire "ça me pèse". Je pensais.
Il a un visage blanc. Il me fait penser à Bruno Ganz dans les Ailes du désir, qui découvre la cigarette, le sang et le café. Cigarette, sang, café. Ses membres ont l'air toujours froids et fragiles, ses bras ses mains son visage. Je me demande pourquoi il ne porte pas d'écharpe, Julie aussi n'en porte jamais alors que c'est important, et même plus que ça, c'est un vrai plaisir de se bander le cou avec une écharpe, d'y coincer ses cheveux, quand on est une fille. Il est toujours un peu crispé et fume toujours d'une façon qui fait se deviner sa fatigue et un certain isolement, il fume sur le côté, d'ailleurs ça lui arrive depuis quelques temps de fumer de l'autre côté, je l'appelle le côté "Courbevoie" parce que c'est par là que je vais pour prendre le métro, ça me permet de le voir avant de rentrer chez moi. Il est tourné vers le trottoir, une main dans la poche, et quand il ne parle pas à des élèves ou plutôt quand des élèves ne viennent pas lui parler il pense à des choses mais il ne reste pas assez longtemps pour qu'une sérieuse réflexion se fixe, il ne pense pas au trottoir ou à l'origine du trottoir, c'est ce qui arriverait s'il restait là 30 minutes. Non, il pense au cours qu'il vient de faire ou à une chanson, je crois qu'il faut passer par toutes sortes de préliminaires et de bêtises avant de penser, véritablement.

Puis je lui avais demandé si le week-end il ne se reposait pas et il m'avait dit que ça lui arrivait de regarder un film avec sa compagne mais c'était tout.

j'ai remarqué que nous avons tous tendance à user d'un langage très simplificateur et visuel, Delmas plus que d'autres. On le sait, la réalité n'est pas "aller au ciné avec ma copine", c'est toujours plus compliqué mais il faut user d'un imaginaire simple pour que les images montent vite en tête, aussi quand il m'a dit "je regarde un film à la maison avec ma compagne", j'ai tout de suite imaginé un plan sur le couple, la fille allongée avec la tête sur un coussin près de la cuisse de Monsieur Delmas assis, la lumière mouvante de l'écran se projetant sur leurs visages concentrés. C'est comme quand il nous parle d'un livreur de sushis en bas de chez lui alors qu'il n'y en a pas, qu'il est beaucoup plus loin. Parfois des raccourcis s'imposent, nous n'avons pas le temps pour la rigueur de la vérité.

Je lui avais dit très sincèrement "c'est triste". C'était triste pour lui et puis pour moi parce que si nous devions être amis il n'aurait pas de temps pour moi, il semble ne pouvoir effectuer qu'un éternel aller-retour entre sa compagne et son travail, ne laissant ainsi qu'une infime chance au hasard et aux rencontres, aux rendez-vous ou même aux divagations de la pensée et du corps, à l'ennui, à ces choses importantes qui ne se réalisent que dans la solitude et l'oisiveté. De plus en plus il m'apparaît comme quelqu'un de secrètement opaque et de très sérieux.
J'avais essayé de lui parler après le déjeuner mais il était parti fumer sa cigarette avec la prof qu'il aime bien et une surveillante, je m'étais retourné pour voir si le champ était libre et au même moment lui-même me regardait. Il y a une façon de regarder une personne qui consiste à la fixer et à rassembler toutes les opinions qu'on a sur cette personne, à les envoyer sur elle, à les projeter et à les lui faire ressentir si jamais cette personne croise notre regard. C'est ce que j'ai cru ressentir quand nos regards se sont heurtés, je venais de le prendre en flag et lui aussi, nous étions tout honteux, c'était un regard de coin, un regard non maquillé de l'indifférence habituelle que nécessitent nos rapports.

Il m'a pris au dépourvu, au milieu du cours d'histoire, "je vous ai attendu jusqu'à 9h, pourquoi vous êtes pas venu?" sur un ton de reproche feint. J'étais pliée sur mon cahier, en train d'écrire sa phase précédente, j'ai du comprendre au milieu de la phrase qu'il s'adressait à moi, je me sentais devenir rouge et honteuse, c'est comme si tout à coup il venait de pointer le projecteur sur quelqu'un dans le public et que ça tombait sur moi. Je n'ai réussi qu'à lui dire "nan mais je préfère vous le dire après le cours, parce que c'est pas très intéressant" pour le reste des élèves je voulais dire. Il était parti dans ses blagues, "je vous ai attendu, j'ai dormi ici", etc. j'étais déjà ailleurs, dans mon discours préparé et ma honte.
Quand ça a sonné il nous a dit de nous dépêcher parce que "les cafards" (il appelle comme ça ses secondes) arrivaient et qu'il voulait partir fumer. Il veut mes explications ou pas, il ne me laisse le temps de rien, il ne pense qu'à lui alors que je dois me soulager d'un poids. Quand ça sonne il ne peut penser qu'à sa cigarette, d'ailleurs il n'y pense même plus, il y va, c'est tout.
Je pouvais lui adresser la parole, ça l'obligerait à rester, un peu. Le rideau s'ouvre.
je m'excuse pour hier
non mais c'est pas grave
bah si, enfin...si vous voulez, c'est assez représentatif de l'intérêt qu'elle porte pour mes études
oui mais vous travaillez pas pour elle
oui, mais je suis toute seule
bah bonne chance
bah merci
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Tout de suite après les cours il était question d'aller voir avec Cécilia Morceaux de conversation avec Jean-Luc Godard. Dans le métro elle a partagé son Twix avec moi et nous sommes allées attendre notre séance au Reflet, le début du week-end s'annonçait rose pâle et tranquille, encore à traîner vers les cinémas de St-Michel, dans des restaurants discrètement fréquentés et dans des magasins. J'ai l'impression de ne connaître plus que ça. Quand on ne doit pas aller à St-Michel pour voir une reprise on y va pour le Reflet, le Lutèce ou pour Gibert, on essaye d'aller autre part mais au final on aime bien notre manque d'imagination. Je pensais croiser Baptiste au Reflet. Nous en parlions avec Cécilia : elle pense qu'elle sait gérer les rencontres entre deux catégories d'amis, moi je dis que non, je ne sais pas faire et mon esprit se préoccupe de savoir si chacun de mes deux amis sont à l'aise ou s'amusent. Le Reflet est petit et toujours plein, quand on y entre on a toujours la crainte de ne pas pouvoir trouve de places, ni en salle ni au bar et les gens vous regardent et s'amusent à vous voir chercher une table libre. Cécilia a pris un chocolat chaud et moi un Coca light, en attendant de pouvoir commander nous avons décalé les bouteilles vides de Perrier sur la table d'à côté, le serveur aux yeux clairs nous a dit sur un ton las mais qui rigolait de pas faire ça parce que ça lui faisait nettoyer une table en plus "ça à l'air de rien comme ça". Je me sentais honteuse, Cécilia était passée à autre chose depuis le moment où il avait ouvert la bouche. A un moment j'ai pris un gros glaçon tout rond dans ma bouche et j'ai articulé "y'a un problème ?", elle a rigolé, elle m'a dit de garder cette scène pour le court-métrage que j'aie à faire pour mon option Cinéma.
La salle de cinéma était remplie surtout en son milieu, il était 17h45. Je me souviens être allée avec Cécilia voir La nuit du chasseur, tout de suite après les cours. Elle n'avait pas eu le temps de manger alors je lui avais préparé mon sandwich habituel avec une clémentine et puis nous avions ensuite passé 2h au Reflet, à discuter à discuter à discuter, encore et toujours, à raconter des faits de nos vies de manière plus précises ou sous l'influence d'une autre humeur.

Là où on pouvait imaginer Godard enfermé seul chez lui on le trouve entouré d'amis calmes, de VHS et de projets, avec ce sens de l'humour un peu spécial qui m'a semblé s'acquérir avec l'âge : un mélange de plaintes et d'insolence comme pourraient en faire les enfants. On le voit visiter un festival d'art contemporain et par la suite les commenter devant les jeunes artistes concernées. Il critique avec intelligence et dérision toute tentative trop zélée de modernité, en face de lui, les étudiants font la gueule.

Charlette, Julie et Marie nous attendait au Lutèce, on les a vues à travers la baie vitrée qui les faisait comme imprimées sur du papier glacée, protégées du froid et de la nuit, installées autour d'une table, je leur ai envoyé des coucou, nous allions manger. Je sais qu'on rigole énormément quand on va au restaurant en début de week-end, rien que la semaine dernière au Rive Droite on avait fait trop de blagues, ça ne s'arrêtait jamais et j'avais été à 4 doigts d'aller chanter au karaoké. J'avais beaucoup d'idées, des idées qui me venaient du film et des idées qui me venaient du dîner. A côté de nous il y avait un homme qui avait une vue imprenable sur notre table, on le sentait nous fixer et même nous prendre en photos, c'était irréel, puis il est parti. J'ai mangé une salade du cantal avec une crêpe au sucre et j'ai fini le pain toasté du club sandwich de Julie. Vers la fin du repas on parlait surtout de nos costumes pour le mardi gras anticipé par le lycée qui arrivait. Je pensais me déguiser en écolier, puis en tenniswoman puis en papa puis finalement en Monsieur Lambert qui est un de mes profs de littérature façon veste en tweed et cravates à motifs rigolos. Je comptais surtout m'inspirer de lui pour atteindre quelque chose de plus général, un genre de prof bien particulier. Une fois mon cas réglé il fallait penser aux copines : Marie serait en Amy Winehouse, Julie était contre le déguisement dans la vie des gens, Cécilia pensait à se déguiser en papa et Charlette en geisha mais c'était encore très flou.

Julie se souvenait d'une chose qu'elle avait apprise il y a une semaine. On lui avait dit que l''élève préférée de Monsieur Delmas s'appelait Lou, une blonde que j'ai réussi à me figurer pour l'avoir eue en sport avec moi. Elle m'a dit que tout les mecs étaient à fond sur Lou et que Monsieur Delmas l'aimait trop, et qu'à une époque le mec qui racontait ça à Julie soupçonnait même des trucs. La crêpe au sucre arrivait et j'étais très jalouse, je me souviens avoir fixé des affiches de cinéma plaquées sur des kiosques à journaux et avoir eu des envies de fiction comme ça arrive souvent. La jalousie me faisait du bien, j'imaginais une main de femme enfoncer ses ongles dans un coeur comme on se les représente en dessin. La jalousie me faisait me sentir extrêmement vivante malgré le désespoir qui me paraissait sérieux. Je m'imaginais Monsieur Delmas homme comme les autres, attiré par Lou jeune lycéenne comme il fallait qu'elle soit dans mon lycée, belle, blonde, bronzée. Et moi au milieu qui agite les bras, avec ma fascination mal placée et déplacée.
Après le Lutèce où le serveur italien nous faisait nous sentir à la cantine avec son "les filles" et ses carafes d'eau j'avais lancé l'idée de passer voir où Monsieur Delmas habitait. J'y suis déjà allée un samedi de septembre, j'étais dans le coin, je ne sais plus très bien ce que j'étais partie faire mais je suis passée à côté et j'avais repéré les cafés alentours pour les jours où je devrais partir l'espionner. Je ne sais pas très bien ce qui se passe dans ma tête pendant ces moments-là, on peut me voir comme une fille pas nette mais il serait plus juste de me voir comme une fille désoeuvrée qui trouve ça amusant et pas si grave de repérer où habite le prof pour qui elle a un faible. J'ai toujours été un peu comme ça, inconsciente et motivée. J'avais le chiffre de l'adresse en tête mais Julie m'en disait un autre, c'est quand nous avons remarqué que son chiffre était un immeuble entièrement réservé à une boutique Sonia Rykiel que nous sommes allées au numéro auquel je pensais et qui était le bon. Je reconnaissais le café presque en face et l'immense porte cochère qui dans la nuit finissait de me rendre la personne de Monsieur Delmas définitivement lointaine et glaciale. Sur le trottoir d'en face on pouvait essayer d'apprendre quelque chose à partir de ce que montrait les fenêtres. A un étage étaient tirés de lourds rideaux sombres où se laissait deviner une lumière allumée, plus haut c'était l'angle d'un mur et des moulures, sans les rideaux ça nous paraissait déjà plus sympathique. On pouvait se dire que c'était lui, y croire suffisait, ça n'avait aucune importance.

David Byrne & Brian Eno - Life is long