mercredi 16 septembre 2009


Il me faut 40 minutes pour aller de Courbevoie à la rue Tolbiac. Je portais ma récente chemise bleue, j'en aime la couleur au motif assez petit pour qu'elle paraisse, à un mètre de moi, simplement bleue. La matière, ce fin coton. Dedans je ne me sens pas du tout travestie comme dans certaines choses un peu trop féminines pour moi, je me sens plutôt très moi. J'avais un pull sur les épaules et mes Adidas. Quand j'y pense, j'ai ces adidas depuis la 3ème, en temps normal je change trop souvent d'affaires pour les voir vieillir mais les chaussures on les garde, ça vieillit dans son coin, trop chiant à vendre sur Ebay peut-être. J'y ressens comme une fierté mal placée, contente d'être capable de constance, de fidélité, c'est un peu ridicule. Ce qui fait tout sur les stan smith c'est la petite languette verte (ou bleu marine) derrière.
Je lisais la presse en attendant debout devant le Centre Pierre Mendès-France. Lire le journal me permettait de me départir de ma gêne à être là, debout, à attendre qu'il soit 11h, j'étais concernée par autre chose (une interview de Roselyne Bachelot, lol) et ne prenais pas part à la gêne générale (c'était peut-être dans ma tête) qui englobait tous les jeunes étudiants hésitant à franchir l'enceinte ou à attendre encore un peu, peut-être se disait-on qu'à partir de 11h notre présence en ces lieux deviendrait légale.

L'amphi n'était pas très grand. Sur le site ça disait "la plus grande université de philosophie en nombre d'élèves" qui m'avait fait imaginer quelque chose d'assez important pour que ça en devienne décourageant. Plus tard j'ai fait remarqué aux gens, aux amis que j'avais pas réalisé à quel point la philo restait un truc peu demandé, ils me répondaient des variantes de "tu croyais quoi?". Je m'étais jusqu'à maintenant figuré le contraire, c'est comme ça quand on étend sa pensée, ses préférences au reste du monde; il finit par nous surprendre. On pouvait penser qu'à ces premières années l'amphi devait être beau du moins propre et qu'il n'a enlaidit qu'à force d'années et de graffitis, mais en fait on se rend bien compte que sa laideur réside dans sa conception même, ses murs de briques positionnées de la façon la plus moche qui soit, et réhaussées d'un "TRAVAILLE PLUS, CONSOMME PLUS, TU MOURRAS PLUS VITE".

Ce qui me gênait c'était ce manque de renvoi d'image de moi-même, cette immersion un peu trop totale dans l'anonymat, disons plus que l'anonymat, une sorte de néant, où l'on ne s'envisage pas autrement par les autres que venant de naître, de pousser au milieu de l'amphi et prête à se désactiver avec la fin de la réunion. J'essayais de ne pas les considérer ainsi, de ne plus avoir cette prétention là, au lieu de ça je pensais à leurs mères, je les imaginais parler de la réunion dans la cuisine, essayant de décrire vaguement ce qu'ils avaient pu ressentir au milieu de ces autres gens qui ambitionnent de connaître les mêmes choses qu'eux, la philosophie, la liberté bon marché, la machine à café, tout ça.
Alors que j'entrais au lycée avec une place, un rôle à jouer, certains terminales me connaissaient, je pouvais dire bonjour aux profs des années antérieures, tout ça s'était sédimenté sur trois ans, à présent il fallait revenir à zéro: une zone de plus sur le pass navigo, une carte d'étudiant, de la place à faire pour les livres, un petit netbook bleu marine, Paris à la place de Neuilly, un peu plus d'argent de poche, une vie de grande personne libre à organiser. J'ai trop pensé à ce jour pour ne pas en parler, plus jeune mon père me disait "faudra que tu apprennes à prendre le métro toute seule", les chiffres dans les ronds de couleur m'étaient d'un charme incompréhensible et je pensais au jour où j'irai m'acheter des vêtements toute seule, où je remplirai mon frigo, j'y pensais beaucoup. On se responsabilise trop naturellement pour que ça nous saute aux yeux. On acquiert beaucoup de liberté en peu de temps et on peut s'amuser à aimer ça, à trouver que ça suffit, que c'est pas mal, que c'est du plaisir, au lieu de trouver ça naturel. Je peux me dire, je suis seule à 23h en train d'attendre le train au milieu d'autres personnes aussi responsables que moi et depuis mon réveil je n'ai fait que choisir ce que je faisais, mangeais, disais. J'ai choisi ma coiffure, ma veste, mon attitude, ma façon d'aimer la vie, mes chaussettes, mon portefeuille, le magazine dans mon sac, les stylos dans ma trousse, mon écriture. J'en suis là.

Devant moi il y avait une fille dont l'acte a trahit le manque insupportable de maturité. Au moment où la réunion commençait elle n'a rien trouvée de mieux que de poser son exemplaire des Mémoires d'une jeune fille rangée à côté d'elle, malgré le peu de place que lui laissait la tablette. Trois ans sans aucun vrai contact avec mes semblables (mon lycée ce n'était pas vraiment mes semblables), j'avais du mal à concevoir que des comportements pareils puissent encore exister. Sur le moment ça m'a désespéré, tout autant que cette nana pleine de décontraction venue largement en retard avec short en jean, chapeau sur la tête et sac Louis Vuitton. Je ne supporte pas l'idée qu'on puisse ne pas penser à enlever son chapeau "à l'intérieur", je ne comprenais pas son absence de désir de faire bonne figure sinon de ne pas se faire remarquer, d'être à la hauteur d'une politesse fondamentale, aussi arbitraire qu'elle puisse être. Il y avait aussi une nana avec de longs cheveux rose fuschia et quelques mèches blondes. Je me disais que j'avais jusqu'à là imaginer qu'on était tous revenus de cette individualité étalée à outrance que peut être l'adolescence et qu'on avait compris qu'il fallait vivre en faisant de la place, la plus grande possible, aux autres. Enfin il y avait quand même une majorité de personnes normale comme je les aime et qui par leur apparente normalité laissent le champ large à l'imagination.
Je pensais à mon vieux voisin devant se sentir n'importe où mais pas à sa place. Je comprenais mal le visage de la directrice de l'UFR, je voyais son visage de façon imprécise, presque floue, comme on regarde une scène depuis les gradins du Zénith. En sortant j'ai pu voir qu'elle était plutôt jolie, avec des yeux clairs (tout les yeux paraissent noirs vus de là où j'étais) et des traits maigres, elle portait de grosses Nike Air Force noir et rouge.


L'enfance d'Ivan d'Andréi Tarkovski

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