mardi 10 mars 2009

Tentative d'épuisement du sujet Prof de philo (1)



Je suis en train de vivre un amour neuf et respectueux pour mon professeur de philosophie. Un amour qui s'est appris en même temps que s'est apprise la philosophie. Je voulais ne pas en parler, pour ne pas que ça existe, que ça encombre, parce que j'en avais un peu honte et parce qu'il y a toujours une trahison quand on exprime le ressenti : c'est comme traduire un livre, ce n'est jamais à 100% fidèle, quelque chose se perd. Puis j'ai estimé que clarifier et résoudre la situation par l'écrit n'était finalement pas une mauvaise idée, qu'en faire de la littérature était la meilleure issue pour ce poids qu'est la fascination amoureuse et qu'est par définition tout sentiment excessif.
Je ne crois pas qu'il soit vraiment utile de revenir sur les raisons qui font qu'on tombe sous le charme de son professeur de philo, c'est tellement prévisible, tellement programmé. Je vais alors essayer de dresser un portrait exhaustif et en plusieurs temps de ce professeur, et peut-être qu'au fil des lignes se dressera en creux le portrait d'autres professeurs de philosophie. Je fais ça pour mon bien, parce que parler d'une personne qui prend de la place en nous c'est aussi jouissif que parler de soi, j'ignore pourquoi. Aussi, j'imagine que tous les élèves l'ayant eu ont désiré à un moment ou à un autre lui rendre hommage sinon parler de lui de manière complète et précise, ils ne savent pas comment utiliser leur respect pour lui. Certains ont créé un groupe Facebook, d'autres se sont essayés à une imitation filmée devant lui, quant à moi je décide d'écrire ici. Je commence par n'importe où, par le plus frais, qui finira forcément par me faire revenir sur des évènements antérieurs. Je peux tirer sur n'importe quel bout : "toute la pelote finira par se dérouler". C'est ce qu'il disait du programme de philosophie et c'est ce que je dis de ma modeste entreprise.

Jeudi mon professeur m'a rendu deux bonnes notes. Il y a eu mouvement violent, explosion de quelque chose. J'étais très émue, parcourue d'une sorte de choc solaire, de douce chaleur qui glisse sur le corps et finit de frapper le cerveau, une chaleur intellectuelle. Ce choc est là le temps que la note s'assimile, s'accepte. Une fois acceptée, j'ai fini par avoir les yeux humides d'une joie pure d'écolière. Tout est bon et légitime dans la joie que procure une bonne note : de bout en bout, il s'agit du fruit de notre travail. J'ai eu quelques minutes sinon quelques heures de pur égoïsme, de pure introspection : que signifiaient ces notes pour moi, quelles exigences et responsabilités supposent-elles pour la suite, comment devais-je procéder pour ne pas me décevoir à l'avenir, qu'est-ce que je devenais. Ces notes faisaient suite à mes réflexions et considérations personnelles sur le travail, débutées avec la lecture de Jean-Paul Sartre puis poursuivies avec les cours de philosophie sur le travail et la technique.
J'ai conscience d'un parcours assez prévisible : la jeune fille qui découvre l'existentialisme et qui prend ça très au sérieux, qui le vit de l'intérieur, qui confronte l'idée aux circonstances de sa propre vie et qui à chaque fois se rend compte que c'est la solution, que rien n'est encore perdu, qui éprouve "l'angoisse et le délaissement" et une sorte de vertige face au pouvoir dont elle est potentiellement porteuse. Je me suis penchée sur le travail dans ma vie, sur le manque de travail qui a jalonné la totalité de ma scolarité, je n'y pense pas comme à un gâchis parce que je sais que les choses sont rattrapables et que la plupart des matières qu'on m'enseigne encore sont autonomes comme de petites îles dont les compteurs sont remis à zéro à chaque début d'année. Mais avec la négligence qui caractérisait mon travail des années passées, un savoir s'est forcément perdu.
La question s'est alors posée, pourquoi ne pas se mettre au travail, pourquoi ne pas sauter le pas, pourquoi préférer la paresse à tout. Depuis que je suis élève j'aurai dû comprendre comment s'élabore le piège : projetter de travailler, puis avoir la flemme, puis commencer le dernier jour; c'est une routine qu'on finit par accepter. Parfois je sens que je suis aux frontières de quelque chose, qu'un pas suffirait à ce que je me mette au travail. On sent cette limite, on peut presque la toucher du doigt : cette énergie qui en même temps qu'elle nous garde aimanté au fond du lit trace en pointillé le parcours mental d'une action, d'un travail accompli. Ce qu'il y a avec le travail c'est qu'il s'impose à nous et qu'on ne peut le contourner, le travail se tient devant nous, son corps est gris et anguleux, il ne nous laissera pas passer sans qu'on lui soit passé dessus. "Agir, voilà la vraie intelligence" dit Pessoa.

Mon professeur de philo, appelons-le Monsieur Franck, doit être dans la deuxième partie de sa trentaine, 37 ou 38 ans, peut-être 36. Son corps ne dit pas son âge et Charlette s'est déjà engueulé avec sa grand-mère qui pensait qu'il avait entre 40 et 50 ans alors que Charlette pensait 30-40. C'est donc un sujet sensible sur lequel personne ne se met d'accord et dont on ne saura jamais la réponse. Il n'a pas de cheveux blancs en dehors d'une petite mèche blanche sur le devant et qu'il lui arrive de plaquer en arrière avec un peu de gel je crois, car la mèche tient vraiment bien mais l'utilisation du gel me paraît, de sa part, curieuse, enfin je ne le vois pas acheter du gel au Monoprix : mon imagination rejette l'image. Il porte des costumes d'une belle matière épaisse, il en a un marron et un noir et on aime à penser qu'ils sont fait sur mesure, qu'il en a les moyens et l'envie. Il porte des chemises, il en a beaucoup, des unies et des quadrillées, mais pas de rayées, surtout des blanches mais aussi une bleu et rose pâle : elles me font penser à mes deux chemises rose et bleu pâle Benetton que je ne mets pas souvent. Il arrive qu'il ne porte que la veste avec un jean Levi's foncé,il a aussi une veste bleu marine qu'il n'a mis que récemment. Le jour où il la portait je revenais des toilettes et il était dans le couloir en train de parler à mon ancien professeur d'histoire géo. Je suis restée derrière lui, fixant sa veste et ses cheveux, je me sentais en train de capturer un bout de lui qui lui échappera à jamais : son dos mis en mouvement par la discussion, la forme de son crâne légèrement atténuée par la surépaisseur de ses cheveux, c'est la seule fois où je me suis sentie en situation de supériorité par rapport à lui. Il possède aussi une veste d'hiver en tweed d'un vert caca d'oie et qu'il portait uniquement par dessus un pull à col roulé noir quand il commençait à faire très froid. Il n'a jamais de manteau et ne s'est trahi qu'un seul jour en portant une petite écharpe grise qui avait l'air doux et dont j'essayais tant bien que mal d'en distinguer la marque. Savoir que ses vêtements proviennent d'un lieu précis me rendrait sûrement le personnage moins fascinant.
Je vois, en ce refus de vêtements plus élaborés qu'une simple veste ou un pantalon, le refus d'une sorte de faiblesse vaguement ridicule sinon d'une dépendance au temps qu'il fait comme aux vêtements que l'on porte, qui nous réchauffent et nous protègent. Porter un bonnet, une écharpe et des gants traduit notre conscience poussée du temps qu'il fait, une sorte de faiblesse assumée.
Pour les jours de pluie il a un très grand parapluie noir. Un jour l'alarme du lycée a sonné pour un essai et nous nous sommes tous retrouvés dans la cour et sous la pluie. Monsieur Franck avait ouvert son parapluie et continuait le cours : nous nous rassemblions autour de lui comme de petits enfants autour d'un marchand de glaces, certains arrivaient à se loger sous le parapluie, d'autres à moitié, quant à moi j'en étais complètement rejetée mais j'avais un bonnet. Nous étions tous d'accord pour juger du mignon de la situation.

Il range ses affaires dans une petite besace plate et marron qu'il pose sur le bureau et où il y a de la place pour son Macbook gris. Il en avait un blanc au début de l'année mais paraît-il qu'il l'a fait tombé par terre lors d'un cours donné au ES : le lendemain il en avait un nouveau. Il a aussi un Iphone, c'est toujours assez curieux de réfléchir sur ça, sur ce petit pêché mignon qu'il ne peut réfréner, son attirance esthétique pour les objets Apple comme une sorte de faiblesse. Il possède aussi un vélo pliable qu'il enfourche pour venir au lycée mais je crois que le plus souvent il vient en métro. Chanceuses sont les personnes qui ont pu le voir rouler sur son vélo, qui ont pu le voir plus en mouvement que d'habitude lui qui est connu pour son calme de gestes et de paroles.
Beaucoup de rumeur circule sur lui, énormément, là où il y a mystère sur sa vie il a forcément rumeur, et avec mes amies, que ce soit au restaurant où lors de nos heures de pauses matinales que l'on passe chez Hubert, nous nous livrons trop souvent à un exercice d'imagination, imaginant son appartement, sa vie sentimentale, son opinion sur., ses comportements face à., ça peut aller très loin, en sachant que ce qui nous tracasse le plus reste sa vie sentimentale.

Je me souviens du jour où j'ai su qu'il serait mon professeur de philo. C'était en première et on avait une heure d'initiation à la philosophie par semaine que ma prof de français avait négocié avec Monsieur Franck et qui est aussi très très amie avec lui. J'étais très déçue, de son visage, de sa sévérité, je le trouvais beaucoup trop opaque; je me sentais au début d'un long chemin à parcourir avant qu'il n'arrive à se faire à mon existence, à l'envisager.
Le premier stade est le jour où le professeur vous appelle par votre prénom, cela provoque toujours un léger sursaut d'amour-propre, il conçoit votre existence autonome, il s'y est fait. C'est le produit d'un travail quotidien, comme un bébé qui après avoir vu pendant un certain temps évoluer sa mère devant ses yeux l'identifie enfin comme "maman", la fait exister. Vous existez enfin en cours, la belle et prudente relation prof/élève peut alors commencer. Je me souviens du jour où pour la première fois il m'a appelé "Murielle", il savait qui j'étais et tenait à me le faire savoir. Plus qu'une identification il semblait que mon corps redevenait mon prénom, et mon prénom retrouvait sa souplesse, son utilisation libre, facile et à portée de tous et dont le prof en question venait d'en acquérir l'usage : aucun retour en arrière n'était possible, je devenais Murielle, définitivement. Progressivement il a fini par distinguer toute la classe et j'ignore à quel moment il avait fini de tous nous appeler par nos prénoms : c'était la fin d'un processus. La deuxième étape est le rendu de votre première dissertation soit votre premier échange : il commence à connaître votre écriture, la façon que vous avez d'agencer les mots, d'occuper l'espace d'une copie double, les mots que vous utilisez le plus souvent. Plus ça va plus vous avez le choix de vous impliquez dans le travail rendu, plus le travail rendu se personnalise, créer une sorte de rituel quotidien et intime entre vous et le professeur, de dialogue respectueux entre deux personnes vouées à ne connaître que le travail de l'autre : le travail de réflexion, le travail de correction, rarement autre chose.

Tears for Fears - Sowing the seeds of love

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Ce qui est cool, c'est que le connaissant il doit googler son nom à peu près tous les jours (faut bien rentabiliser le nouveau mac) donc ta vie vient de s'achever à peu près maintenant.
Signée ta voisine en philo (je tiens à garder mon anonymat)

ashorlivs a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Murielle Joudet a dit…

Franchement Julie t'abuses trop, "Monsieur Franck" sur Google ça doit rien donner, et ******* Franck sur Google y'en a 50, alors arrête de faire flipper une famille libanaise pour rien. Tttssss.