mercredi 26 novembre 2008





Dimanche soir au cinéma j'avais eu le temps d'y penser : il faisait trop froid pour que Monsieur Delmas ne sorte qu'en chemise. Les chemises constituent depuis le début de l'année la base de sa garde-robe, chemise rentrée dans le pantalon lui-même soutenu par une ceinture, parfois un bout de peau claire apparaissant au détour d'un haussement de bras, de quoi rendre folle une fille de la classe bien précise. Cette fille, toujours là, attentive, regardante, s'il savait ô combien elle était attentive peut-être ferait-il plus attention à sa gestuelle, à ses paroles, à tout. Il en serait tétanisé parce que chez lui et pendant une heure elle voit tout, elle entend tout, elle perçoit les imperceptibles changements de voix, le sourire au coin des yeux, la réticence face à l'objection d'un élève, les précautions qu'il prend pour lui répondre, quand il est agacé par la rumeur du fond elle ne peut s'empêcher d'être doublement agacée, de dire "chuuuuut" même à ses amies.
Je prévoyais donc que pour ce lundi Monsieur Delmas vienne en pull, ce matin en m'habillant j'y songeais déjà : pour les amateurs de chemise l'hiver n'opère pas de véritable changement vestimentaire, il suffit juste d'y enfiler par dessus des pulls col V et votre obsession des chemises s'en trouve respectée. Je pensais à ça en m'habillant, ce matin, je pensais à ça. J'en ai parlé aux copines, Monsieur Delmas + froid = chemise + pull col V, alors quant il est rentré en classe retardé par sa cigarette (si seulement je m'appelais Marlboro) le constat était sans appel : j'avais triomphé et Julie trouvait ça effrayant. Un pull col V noir faisait son apparition. Est-ce que ça lui allait bien? Ca lui allait super bien. (sourire)

mercredi
Chaque matin c'est le froid qui détruit mes pieds malgré les chaussettes et les bottes, qui détruit mes doigts malgré les gants et les poches, à la maison on a du mal à gérer le chauffage de la chambre et j'ai remarqué qu'il y en avait un dans la cuisine, je trouve que ça sert à rien, ça me choque un peu, mais pourquoi pas. J'essaye de faire gaffe, à l'eau chaude, au chauffage, le matin c'est comme si la pièce était nue et tremblante, j'aimerais pouvoir rester enroulée comme un pâté impérial dans ma couverture mais une journée doit se faire et il faut s'étirer comme un ours et se décider à lever. Quand je pense à moi au collège et au temps que je prenais pour me réveiller, mon père qui devait revenir pour s'assurer que j'étais bien en mouvements, je ne connais plus ça, désormais je suis domptée et chaque matin j'écoute les ordres de mes différents réveils.
Emile débarque vers 7h10 dans son pyjama en velours caramel, les cheveux à la Louis Garrel, la voix enrouée par les rêves, il essaye de calculer son coup et de ne jamais se lever avant que les toilettes soient libres. Je me souviens qu'avant aussi j'étais comme ça, la préparation ne pouvait commencer sans un pipi et j'attendais très énervée devant la porte des toilettes que ma soeur finisse, elle avait tendance à somnoler un peu, peut-être appuyée contre le distributeur de papier toilettes, qui sait.
Je suis déjà prête quand Emile et Myriam sont en train de manger dans la cuisine, après moi et après mon père. En enfilant mes lentilles dans l'entrée j'entends Emile dire à Myriam "tu trouves pas que c'est chiant de tartiner?", alors je me suis souvenue de mon petit-déjeuner, de la confiture de framboise sur la petite brioche et je ne trouvais pas ça chiant, recouvrir une surface à quelque chose de plaisant, c'est mieux qu'un jeu, c'est comme de la peinture, du coloriage.
Je dis "bye", j'attends que trois "bye" me fassent écho, ou au moins deux, sinon je répète.
Je sors de l'immeuble et j'attends d'être surprise par le froid, la marche est laborieuse, les lèvres craquelées. Je marche vers le bus, si des gens attendent autour de l'abribus c'est bon signe, sinon ça veut dire qu'il vient de passer, je sais que tout le monde sait comment ça marche mais on en a jamais parlé.
Sous l'abribus le nouveau programme du cinéma Abel Gance de Courbevoie a corrigé la faute qu'il avait faite au nouveau James Bond et à la place du "Quantum of Salace" on avait enfin droit au "o" qu'on réclamait. En ce moment Monsieur Delmas aime bien se comparer à Daniel Craig en cours, ça va faire depuis la rentrée qu'il le fait, j'ai pas vu le film, j'ai vu aucun James Bond.
Je marche vers le lycée avec mon sac tout neuf, au loin je discerne la façon de marcher de Julie, encore habillée tout de noir avec seulement les bottes camel qui se découpent du reste, dans un sens on dirait une cigarette. J'attends de pouvoir être à portée de voix pour crier son nom et comme elle n'entend pas j'entreprends de courir vers elle, je sais qu'elle porte son nouveau manteau, j'ai mon bonnet noir et mon écharpe noire, mon visage se réduit à une bande de regard, je suis le contraire de Zorro. En me voyant débarqué à sa droite elle pousse un "oooooh" d'attendrissement, on parle un peu jusqu'à qu'on soit stoppé par l'arrivée furieuse de Charlette et Cécilia qui sortent du lycée, elles nous annoncent que le prof de philo n'est pas là, drame pendant 10 minutes
"pourquoi il a pas envoyé un mail au délégué comme la dernière fois
putain j'en ai marre
en plus j'avais révisé mon cours,
j'ai pas envie de rentrer chez moi,
dire qu'on aurait pu dormir jusqu'à 10h,
en plus pour revenir juste pour une heure
je sais pas quoi faire,
en plus là c'est fini je peux pas me rendormir
c'est à quelle heure les premières séances de cinéma?
en plus là j'étais bien, maquillée, coiffée, habillée
putain mais laisse tomber"
En faisant demi-tour jusqu'au métro on croise Monsieur Delmas, le seul cours qui nous restait pour la journée. Quand tout le monde ne voyait en lui qu'un moyen de décaler le cours un tremblement d'amour me parcourait le corps, je m'étais toujours demandé à quelle heure il pouvait commencer, je rêvais de le croiser sur mon chemin, je rêvais de le voir autre part et plus loin que devant le lycée, de le voir évoluer dans la rue, s'arrêter au passage d'une voiture. J'imagine qu'à une certaine distance du lycée notre statut d'élève ou de professeur finit par disparaître derrière nous. Je commence toujours plus tôt que lui, il finit toujours plus tard.

On lui a sauté dessus, les autres parlaient pour moi, j'étais pas prête à rassembler mes idées et devant son visage c'est toujours l'histoire d'une première fois, d'une révélation, je le sous-estimais en pensées, voilà qu'en vrai sa présence me choque. On était tous rassemblés sur le bord d'un trottoir, autour de lui, moi le plus au bord, et sans me regarder une seule fois et plutôt en regardant mon manteau, peut-être plus intimidé qu'en train de m'ignorer, comme par réflexe il m'a touché l'épaule en me disant "attention à vous", me faisant faire un pas en avant. Choc.
Ce n'est qu'au moment de l'écriture que je me rends compte que c'est la première fois qu'il me touchait, qu'il y avait contact. Depuis cette année j'ai eu conscience du fait qu'on ne touchait jamais ses professeurs et que quand le contact intervient il trouble toujours un peu, on sent que c'est inhabituel. Nous sommes pour l'un comme pour l'autre des sortes d'images virtuelles impossibles à atteindre, la morale à trop dresser de choses entre nous.
Il a accepté de décaler le cours mais il fallait une autorisation du proviseur, "faut qu'une de vous demande une autorisation pour décaler le cours", j'étais la déléguée et tout le monde venait avec moi pendant que lui partait acheter des croissants. Quand il part je flippe, j'aimerais pouvoir lui dire "non restez un peu". Quand il est revenu nous étions encore dehors à parler à travers la grille au proviseur qui était en train de fumer. Il tenait un gros sac de croissants, ça m'intriguait vachement, je me suis demandé s'il en achetait pour tout les profs, ça doit être ça mais j'ignore s'il le fait tous les jours, je pense pas parce que ça coûterait cher, je me suis posée plein de questions et j'ai fini par l'imaginer en train de gérer son argent avec le peu d'indices que j'avais en tête :
les livres, qu'il doit acheter en grande quantité parce que dans un mail il parlait d'une pile à lire qui l'attendait. je l'imagine très gros lecteur aussi il est du genre à acheter compulsivement sans se préoccuper de savoir si oui ou non il peut se le permettre vu ce qui l'attend à la maison.
ses vêtements chez Gap parce qu'un jour il nous a raconté qu'il y était allé.
ses baskets, toujours des noirs, des Diesel, des Gola, des Adidas.
ses cigarettes, deux paquets par jour.

On avait fini notre journée, je devais appeler certaines personnes de ma classe pour les prévenir que le cours de géo était annulé, Monsieur Delmas finissait à 17 heures, ça me faisait quelque chose de "le laisser", de ne pas passer ma matinée à le chercher en récré, dans les couloirs, à le fixer en cours, la puissante exaltation des 5 minutes avant le début du cours, quand je marche vers la classe, que je rentre, que je pose mon sac sur la table pour marquer mon territoire, que je fais mine de m'intéresser à tout sauf à lui, seulement au début. Je me sentais particulièrement démunie face à cette journée, j'avais honte pour nous tous qui ne savions pas quoi faire quand du temps libre nous était accordé, avec Julie on était d'accord pour dire qu'on préférait aller en cours. On a passé plus de deux heures au Mcdo, la seule chose ouverte à 8 heures du matin, j'ai payé un croissant à Marie et les filles ont pris des chocolats chauds, je n'avais pas faim, j'avais mangé, je ne voulais pas dépenser pour rien, j'essaye de faire un peu attention, comme pour le chauffage. J'ai parlé à Julie ce qu'à dit Emile à ma soeur, elle m'a répondu qu'une amie à elle disait que justement tartiner c'était un peu le travail avant la récompense, j'ai trouvé ça brillant. Tout autour de nous s'installait de curieuses et solitaires personnes qui buvaient des boissons chaudes, mangeaient des pains aux raisins ou des croissants en lisant la presse gratuite, ce n'est qu'à partir de 10h30 environ que les odeurs salés faisaient leurs apparitions, les premiers hamburgers s'achetaient et dehors régnait une ambiance de flaques d'eau et de soleil. En rentrant j'ai recroisé dans l'ascenseur la femme au chien que j'avais déjà croisé à 2 heures du matin vendredi soir, cette fois-ci elle me parlait du temps froid et en coopération avec ma bonne humeur j'ai trouvé ça plutôt agréable de m'impliquer dans mes réponses, de prendre ça à coeur. Nous n'étions pas dupes, voilà bien une discussion d'ascenseur mais elle habitait au 5ème étage soit le dernier, et moi au 4ème, il nous fallait discuter vu le temps qu'on allait passer ensemble. Ca fait partie du jeu.

Belle and Sebastian - Marx and Engels

samedi 22 novembre 2008


J'ai l'impression d'avoir vécu cette semaine comme un immense rubicube, avec rien à sa place et tout qui se mélange, sommeil, travail, repas. La fin de la semaine s'est annoncée avec un dernier sourire de Monsieur Delmas s'embrouillant dans ses schémas et l'incroyable nouvelle qu'il allait nous accompagner au Louvre dans deux semaines avec notre professeur de philo. J'avais prévu plusieurs choses pour le week-end : vendredi soir rassemblement technikart, samedi soir cinéma avec D., ça faisait déjà beaucoup pour une jeune fille qui a l'impression d'avoir passé sa semaine près de sa trousse, de ses cahiers, de ses sandwichs et de ses rêves de siestes d'après-midi. La vie de lycéen à ceci d'étonnant que depuis toujours elle ne subit que de rares modifications et les principes sont les mêmes : réviser, remplir des copies doubles en collaboration avec sa mémoire et ses connaissances, se plaindre du manque de sommeil, les transports en commun.
Cette fois-ci il fallait sortir de chez soi avec autre chose qu'un sac à dos et ne plus rien apprendre mais tout improviser, et se vendre, et séduire, et faire rire, et rire, et plaisanter, et discuter, et argumenter sur autre chose que sur "le personnage de Mercutio" ou "les lieux dans les deux premières parties du Guépard".
Si Monsieur Delmas reste en semaine mon amour incontesté T. pourrait être le mec de mes week-end. Tout bien enfermé dans sa petite chemise au motif vichy très serré et ses cheveux longs qui semblaient pousser malgré lui, il ressemblait à un chanteur de groupe pop indé. C'est marrant, chez les filles on sent qu'elles consentent à laisser pousser leurs cheveux et qu'elles sont responsables de leur longueur, avec les garçons c'est autre chose, et dans une main qui traverse la chevelure ils vous annoncent que "ouais, j'dois les couper". Je lui ai dit "tu fais 17 ans dans ta chemise" et cet explicite et effrayant rapprochement d'avec mon âge a fait dire à P. que je devais me calmer. Si lui faisait 17 ans de mon côté j'ai eu droit à "ouais, avec ta marinière et ton caban, Christophe Honoré", j'ai trouvé ça plutôt gentil même si dans sa bouche ça voulait dire que j'étais conforme à mon image de petite minette. Un conseil qui ne cesse de me traverser à chaque rendez-vous : quand on ne voit pas assez les gens il faut toujours bien s'habiller car vos tenues vous résument, alors que quand vous êtes au lycée vous pouvez vous permettre des jours de relâchements, les gens de votre classe savent ce que vous valez, vestimentairement ils sont les seuls à vous connaître, et on ne peut pas être 200 fois bien habillé, mais on peut l'être une dizaine de fois. Nous étions 12 dans un bar à Bastille, nous mangions des frites et les gens commandaient de manière insouciante des bières pour remplacer les vides placées devant eux, je sentais que l'addition allait être foudroyante et elle l'a été, j'avais prévenu P., "on commande, on commande, on fait pas attention, on est euphorique et puis BAM à la fin...". Lui il avait sa théorie sur les frites, "ouais les frites du Mcdo c'est pour les jeunes mais quand elles sont bonnes elles sont pour les adultes". Quand je suis en soirée avec mes amis de technikart et même quand je vais en soirée il y a toujours de bonnes théories sur pas grand chose qui apparaissent sur un cas particulier qui devient alors généralité, j'essaye de les retenir parce que je peux pas toujours sortir mon carnet au milieu des personnes, au milieu d'une discussion et que je me force à jouer le jeu d'une soirée vécue "normalement", c'est à dire sans prise de notes. Je me souviens de ces deux-là, les frites et l'addition, je me souviens aussi de F. qui me rapportait une théorie sur les blancs dans les conversations, je me souviens aussi de sa très belle image : elle voulait partir à l'étranger mais ça voulait dire laisser derrière elle beaucoup de choses et c'était comme si elle sentait les racines d'un arbre s'entêter à s'accrocher, elle a fait le geste : les doigts d'une main qui essaye de s'extirper de la prise des doigts de l'autre avec le bruit d'un crissement, je m'en souviendrai toujours, ça faisait plus d'un an que je l'avais pas vu et je sais que son visage délavé et sa gentillesse facilement repérable auront largement marqués ma soirée.
Tout le monde était particulièrement beau, l'hiver a le don d'enrichir et d'illuminer considérablement les look et les visages des gens : cols roulés, gros pulls torsadés, chemises, écharpes, châles, pashminas, bonnets, doudounes, cabans, parkas, et même costume en laine et cravate pour B. qui venait de sortir de son travail. Qu'est-ce qui caractérise la bande et pourquoi je l'aime tant ? C'est pour cette vision d'ensemble où rien ne concorde, où personne ne va avec personne, où le "nous" n'existe pas et où chacun se distingue, rien ne se colle ensemble, tout le monde est impeccable dans son rôle, chacun semble fidèle à ce qu'il est vraiment, fidèle à ses désirs, j'ai de la chance de les avoir connus si tôt et de ne même plus avoir cette constante pression sur mes épaules qui caractérisait nos premiers rassemblements. Suis-je bien. Ai-je dis des bêtises. Et ma coiffure. Tout ça n'existe plus et dorénavant tout me passe dessus avec sérénité, j'ai l'impression de lentement me calquer sur leurs comportements, d'assimiler leurs influences, ils sont posés, je le deviens, et le recul qui nous traverse après avoir agit se fait cette fois-ci en même temps que l'action. Dans ces conditions la fête n'est plus possible, dans ces conditions je ne peux pas faire la fête et c'est pour ça que ces réunions me suffisent : l'amusement ne se mesure pas à la capacité à pouvoir se tenir le plus possible hors de soi, à la capacité à "faire le fou". La fête, solide, stable, non décevante, c'est les rencontres et j'aimerais pouvoir rendre mon texte aussi chaleureux, aussi chargé en énergie que le petit groupe que nous formions. Les rencontres ont toujours été le terrain de tout les bouleversements et il me suffit de prendre pour exemple ma rencontre avec A., de tous mes souvenirs celui-ci me laisse le meilleur goût en bouche, mais ce soir A. n'était pas là, ni lui ni ses looongs cheveux noirs mieux entretenus que les miens et ses 2 mètres...mais mes souvenirs fabulent, il n 'a jamais fait 2 mètres.
Vers 23 heures nous sommes allés au Mcdo de Bastille et B. dans son costume a viré des jeunes de mon âge à coup de "allez les techtoniciens, on va en boîte maintenant", ce qui lui a valu les regards foudroyants de la bande qui tentait de se défendre à coup de glaçant "j'peux prendre mon sac au moins?", "c'est gentil de nous laisser partir hein". De toute la bande B. est de loin le plus fidèle à son moi virtuel, d'ailleurs il me l'a dit "sur le forum, comme dans la vie privée et professionnelle je suis le même". Vers minuit, après les Big Mac, les frites, les cigarettes, les bières, les coca lights et les mojitos nous buvions les dernières canettes de l'amitié le vendeur de l'épicerie avait apparemment dit "buvez les loin d'ici", il avait du avoir des problèmes, nous étions donc en face du café Bastille. Les canettes nous glaçaient les mains même si on avait l'impression qu'on tenait des chocolats chauds, B². mangeait un nouveau sundae au citron dans son épais manteau beige et son écharpe bleu électrique, s'il fallait être un genre de femmes je crois bien qu'il me faudrait être elle, faire en sorte d'avoir cette voix de vase cassé qui me parle de mode comme d'une drogue futile. T. portait son bonnet, ça nous faisait un point commun, je le connaissais assez pour connaître ce bonnet, j'ai déjà vécu un hiver avec lui, j'ai aussi vécu l'été, je connais quelques unes de ces chemises, j'ai demandé des nouvelles de ses Geox, je lui ai proposé mon aide pour lui trouver de nouvelles baskets, en Springcourt en cuir marron ce mec serait trop classe. A un moment il m'a dit "ma vie est mignonne hein?" c'était précisément ce que je pensais de lui, les raisons pour lesquelles je l'appréciais autant même si j'ai le sentiment qu'en face de moi il ne fait pas vraiment d'efforts et que ce manque de séduction me vexe un peu, je veux dire séduction au sens global, la séduction qui s'installe entre toutes les personnes, vouloir plaire c'est estimer la personne qu'on a en face de nous, produire un effort, et T. ne produit pas d'efforts en face de moi, il sait qu'il m'a à peu de choses près dans la poche de son jean. J'aimerais qu'il me parle plus, et quand nous sommes rentrés ensemble et sa parole a su prendre l'envol que je lui réclamais, des phrases, des opinions, des impressions, mais ça n'a pas duré longtemps. Dans le métro je lui ai demandé "elles sont belles mes bottes hein?" et dans sa réponse j'ai repéré dans son ton qu'il était justement en train de se dire la même chose parce qu'il me voyait les regarder et me tordre les pieds pour les voir dans tous les sens.
Dans le métro ligne 3, je lis La tâche pas loin d'un beau garçon la tête en arrière, loin dans les pensées que lui suggère la musique de son I-pod, quant à moi je ne demande qu'à retourner à mes lectures personnelles, finir La Tâche délaissée il y a des mois.
La voiture qui s'est arrêtée au feu ne s'attendait peut-être pas à ce que quelque passe si tard dans Courbevoie et le passant que j'ai croisé à dû se sentir vexé à l'idée qu'il n'était pas le seul à rentrer tard chez lui, il n'avait qu'à s'y préparer : mes talons en bois m'annoncent longtemps avant qu'on puisse me voir.

Le soir même j'avais reçu mon nouveau sac et ma nouvelle robe noire achetés à -65% sur le site de La Redoute (faites-y un tour les filles, y'a des trucs beaux à pleurer pour moins de 20€) , ma mère était allé chercher le colis avant de m'accompagner métro Pont de Neuilly et j'avais regardé et tripoté la robe et le sac à la lueur de la petite lumière près du rétroviseur, ne distinguant que peu de choses sinon que les deux étaient conformes à leurs moi virtuel, matières, couleurs, dimensions. Ce midi j'ai essayé la robe en descendant mon bas de pyjama en accordéon pour laisser de la place à la robe, ma mère m'a demandé si je comptais la mettre avec mes bottes ou mes ballerines, je pense qu'avec les bottes ça ira mieux, ça galbera la jambe. Je pense la porter le jour de la sortie au Louvre, aller au musée en robe, je trouve que c'est une bonne idée.

Amadou et Mariam - Sabali

jeudi 13 novembre 2008


"Les loisirs de mes promenades journalières ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont j'ai regret d'avoir perdu le souvenir. Je fixerai par l'écriture celles qui pourront me venir encore; chaque fois que je relirai m'en rendra la jouissance. J'oublierai mes malheurs, mes persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix qu'avait mérité mon coeur.

Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi parce qu'un solitaire qui réfléchit s'occupe nécessairement beaucoup de lui-même."

Jean-Jacques Rousseau - Rêveries du promeneur solitaire

Julie m'a dit en cours qu'elle avait été choquée par ma dernière note, disons plutôt par l'attitude de ma mère, je lui ai répondu "ouaiis moi aussii", mais je pense qu'on avait compris. On peut très bien rester sur cette cruelle image de ma mère mais je peux aussi vous raconter la suite et comment j'ai senti qu'elle s'en voulait et comment je sens qu'elle s'en veut encore. Le lendemain, par exemple, elle est venue dans ma chambre avec un café et des biscuits alors que selon sa loi il est interdit de boire et de manger dans la chambre, bien sûr comme je suis un peu punk je l'écoute jamais et chaque matin je finis ma tasse dans ma chambre en m'habillant et même je la laisse dans la salle de bains au milieu des brosses à dents et des fonds de teint. Je lui ai toujours reproché de prendre la maison pour un musée, ne pas s'allonger sur le canapé, ne manger que dans la cuisine, ne pas acheter de livres s'il y a pas de place dans la bibli, ne pas laisser les revues dans les toilettes, cette expression "c'est pas le musée ici", je l'ai trouvé il y a environ 3 ans depuis elle me sert toujours autant et ma mère n'a jamais réussi à me répondre, au pire elle me course pour me taper un peu.
Ce café c'était parce que je lui avais dit que j'avais pas faim et que je voulais pas de son riz et donc elle pensait vraiment que j'étais tellement contrariée que ça affectait mon appétit alors elle a trouvé un moyen de me nourrir avec des aliments qui ne demandent pas à ce qu'on ait faim : chocolat, biscuit, café. Aujourd'hui elle m'a donné 10€, c'était bien, mais à sa façon de ne pas me dire pardon je n'ose lui dire "je te pardonne", personne ne veut perdre et le conflit s'évaporera doucement, comme souvent, comme toujours.

_
Ce matin et comme tout les matins le passé s'est effondré et seul subsistait l'esprit de famille dans l'appartement chaud. Les choses disparaissent le matin mais seulement le matin et le soir on peut tout à fait se permettre de revenir sur les conflits de la veille, c'est assez bizarre, j'ai observé ça. Ce matin donc je ne sais pas ce qui s'est réellement passé pour que ma mère arrive à me demander comment étaient les cheveux de mes copines et je crois que le plus spécial c'était que je lui ai répondu comme si cette question était normale et saine alors qu'il est évident qu'elle ne peut germer que dans un esprit détraqué. Ça donnait quelque chose du genre
- et tes copines elles ont les cheveux comment?
- mmh, bah, y'en a une qui les a raides, enfin non lisses tu vois, très lisses puis une autre qui les touche pas, qui les laisse comme ça, bouclé, enfin des boucles un peu molles puis y'en a une autre qui les a longs avec de belles boucles, pas frisées, vraiment des boucles comme ça...
ensuite elle m'a demandé
- et elles sont belles tes copines?
- ouais, franchement ouais
puis par manque de preuve j'ai fini par prendre Emile pour témoin

- pas vrai Emile qu'elles sont belles mes copines? souviens toi
- ouais ça va
- pourquoi, Emile il les connaît?
- ouais il les a déjà vu
après j'en suis venue à raconter à Emile que mon prof de philo était obsédé par les girafes, il m'a répondu

- c'est parce qu'elles savent tout, elles voient les volcans avant tout le monde, (imitation d'une girafe) attention, là-bas, un volcan!
j'ai ri comme c'est pas permis et ça m'a même transporté jusque dans la cuisine où j'ai refais l'imitation à ma soeur qui était devant son café au lait, les idées pas encore bien nettes, comme si elle était bourrée.
Aujourd'hui je portais une chemise vert foncé en velours côtelé, je l'ai acheté chez Muji pendant les soldes d'été et c'est sûrement pour cette raison qu'elle a fini par se faire oublier dans ma penderie, je veux dire, on achète rarement des pulls en soldes en été, on pense justement à l'été qui arrive. J'étais contente de la retrouver, c'était comme une ressource inespérée, j'ai laissé mes cheveux bouclés et presque soyeux tomber dessus, je suis même allée en cours comme ça, tout ça faisait très automne. bleu marine, vert, rouge, j'étais bien.
Et Hubert-le-nouveau était bien aussi, comme toujours je m'occupe de lui, je fais des acrobaties toute la soirée pour lui scanner des cours et ça reste quelque chose de purement professionnel même si j'ai le sentiment d'agir comme si j'étais un peu sous le charme, pourtant j'étais allée vers lui de manière purement innocente, la déléguitude dans l'âme, et là je viens de me rendre compte qu'en plus d'être assez beau gosse il a une voix à tomber et que nos premiers échanges se sont faits sans que je me rende vraiment compte de tout ça, de manière tout à fait désintéressée. Il me fait penser à Gaëtan, le garçon que j'aimais du CE2 jusqu'en 3ème et que je me sens capable d'aimer encore, même blond terne, même sourcils bruns, même petits vêtements du parfait petit chrétien biberonné aux fringues Cyrillus et tout juste émancipé, se lâchant avec des sweats à capuche et des Converse. Bien sûr il n'est pas question d'entreprendre quoi que ce soit, disons que je ne sais pas comment tout ça se passe au lycée et je trouve même plus facile de tenter une approche avec un prof qu'avec un élève de sa propre classe, je suis beaucoup plus intimidée par les garçons de mon âge que par les adultes, avec un garçon de mon âge j'ai soit l'impression d'être sa mère soit sa victime, c'est absurde et compliqué et entre la victime et la mère il y a des nuances mais globalement c'est ça. De toute façon tout à l'heure je l'ai vu tripoté son portable et l'écran était assez grand pour que je distingue la silhouette d'une fille en fond d'écran, je n'ai rien senti de particulier sinon qu'il aurait pu au moins me le dire.

J'aime la petite coterie qu'on forme avec mes copines, et celle plus large encore que je forme avec ma classe, j'aime cette vingtaine de personnes qui s'engouffre dans une classe et se réchauffe au son de la voix d'un prof, j'aime notre docilité, notre calme, ce qui fait dire à Monsieur Delmas qu'on est une classe très agréable, des choses comme ça. Comme je suis toujours tout devant et toujours à côté de Julie parfois je me retourne pour avoir un point de vue plus ou moins semblable à celui du prof et comprendre ce qui fait de nous cette classe si agréable dont on parle depuis l'année dernière, je vois mes copines à l'autre bout de la salle, leurs visages doux et à moitié enfoncés dans leurs écharpes, leurs talons, parfois leur ennui, parfois leurs visages simplement fermés et où il est impossible de distinguer si cette fille s'ennuie ou se passionne, puis ensuite Augustin qui la plupart du temps est en train de me fixer, je lui souris un peu, on s'est toujours aimé, ensuite il y a Léo, bon Léo je le déteste un peu et globalement c'est un déchet mais son côté empressé à parfois des avantages, par exemple hier il m'a filé un mini Snickers et Métro, ensuite Iba qui est très fort en histoire géo et en anglais et qui aimerait cartonner autant que son frère en philo qui a gagné un prix de philosophie, un truc dans le genre, Iba est très imbu de lui-même, d'une prétention assez surnaturelle, snob, il est dur de s'imaginer qu'au CE1 je trainais avec lui et qu'il aura fallu 8 ans pour nous retrouver, puis Alexia, Lucia, Amélie, Rafael, Rita, Hélène, Samir, Boubakar, Emmanuel, j'ai rien contre eux et je les aime, et je pourrais continuer comme l'année précédente et celle-ci pendant au moins 10 ans, sans qu'il se passe réellement quelque chose, juste des cours, des contrôles, des pauses et des vies qui se déploient le week-end, Monsieur Delmas quatre jours par semaine, Monsieur Franck 8 heures par semaine avec son Iphone et son nouveau Ibook tout fin, sa classe intersidéral, des sandwichs au Franprix, des remarques sur le temps et sur combien d'heures on a dormi cette nuit, des cinémas le mercredi après-midi, des romans qu'on étudie, des philosophes qu'on respecte, des langues qui nous sont familières, des discours de président américain lus par une fille de la classe, sa voix fluette qui articule des mots importants, des mots qui ont été décisifs, l'Union Européenne, les trentes glorieuses, bien sûr que ça suffit, ça suffira toujours et ça ne pourra jamais être mieux.

Sur le trajet du retour c'est là que j'ai le plus de temps pour penser et même si je lis ça reste assez léger pour que mon attention se fixe sur le cercle béant d'une lettre, d'un a ou d'un o, et que je me mette à réfléchir, j'imagine que si j'habitais à côté du lycée comme Julie j'aurai pas tout ce temps pour cogiter pendant une demi heure, et rien ne ressortirait de la journée, et j'écrirai déjà moins, ça c'est aussi sûr qu'une vérité mathématique. A deux reprises et en moins d'une semaine m'est venue en tête la réalité de mon prénom, MURIELLE, et ce qu'il désignait : moi. Murielle, c'est moi, c'est ce corps, c'est ce monde, ces affaires dans ce sac à dos, c'est toujours très bizarre de se rendre compte de sa vie, de se sentir dédoubler, le moi intérieur qui observe le moi social, ça donne le vertige.

Le mercredi après-midi y'a plein de petits mecs chrétiens en uniforme, chaussures bateau chemises, cravates et parka sombres qui courent vers jesaispasoù comme s'ils habitaient tous au même endroit, ils ont des trottinettes et on tolère leur fougue parce qu'ils sont mignons, bien coiffés et petit comme des hobbits, à chaque fois ils me provoquent, me frôlent avec leurs machines d'enfer et sont à deux doigts de me rentrer dans le caban, on se croirait dans un film de Truffaut, on s'amuse bien à Courbevoie.

Bonnie 'Prince' Billy - A Minor Place

lundi 10 novembre 2008

"J'ai laissé mes sentiments sur la télévision et tout le reste devenir des sentiments personnels."

"Franny, désespérée sans doute de la naïveté de cette question, se frappa le front d'une main. C'était un geste qu'elle n'avait probablement pas fait depuis cinq ou six ans, depuis le jour où, ayant fait la moitié du trajet sur le bus qui revenait de Lexington Avenue, elle s'était aperçue qu'elle avait oublié son écharpe dans une salle de cinéma."
J.D Salinger - Franny et Zooey

Je devais aller me faire recenser et j'étais en train de dormir en plein après-midi avec I-télé et les gagnants du Goncourt et du Renaudot en bande son, je dormais parce que cette nuit je n'avais dormi que trois heures. J'avais programmé le réveil pour 16h40, presque au moment où je me lève le téléphone sonne, c'est ma mère, elle me demande si j'ai pris le livret de famille, tout ça, j'ai encore la tête dans un paquet de coton chaud, je ne contrôle pas encore tout à fait mes gestes, mes paroles, j'ai besoin de reprendre en mains les fils du pantin. Je lui dis que "je viens de me réveiller, je vais le chercher maintenant" je cherche le livret de famille en lui parlant, je lui fais, et je lui ai déjà dit ça des dizaines de fois souvent sur un ton gentil mais tout de même un peu irrité "attends je peux pas chercher avec une main, je te rappelle quand je le trouve", avec cette voix qu'acceptable très tôt le matin mais surtout pas en fin d'après-midi. Elle me "bye" (Julie trouve ça bizarre qu'on se dise "bye" avec ma mère, j'ai le sentiment d'un truc très libanais, tout le monde se dit "bye" au Liban) et je pensais qu'elle avait raccroché quand je l'entends encore au bout du fil rapporter la discussion à une lointaine collègue, le rapport semblait être attendu vue l'absence de transition entre notre discussion et la leur. Ca donnait un truc horrible où ma mère m'imitait et en rajoutait un paquet, comme toujours. J'ai toujours détesté les personnes incapables de raconter une histoire sans en rajouter des tonnes, ma soeur et ma mère sont comme ça, aussi j'ai pris l'habitude de ne jamais tout à fait leurs faire confiance et de procéder automatiquement à une "déséxagération" de leurs propos.
Elle m'imitait avec une voix horrible de babouin là où il n'y avait que douceur et faiblesse des premières minutes du réveil, j'aurai pu écouter la discussion indéfiniment, ses plaintes et cette très médiocre imitation de moi mais j'ai préféré raccrocher parce que c'était trop dégueulasse et trop effrayant, ce n'était tout bonnement pas ma mère.
J'ai toujours pensé que ma mère m'aimait bien malgré notre incompréhension et qu'elle ne pouvait se plaindre que gentiment de nous, je comprends bien qu'elle a un rôle à tenir auprès de ses collègues, un rôle qu'elle s'est forgé, peut-être celui de la mère à plaindre mais un tel décalage, une telle hypocrisie de celle qui à longueur d'années me fait culpabiliser à cause de son trop grand sens du sacrifice, c'était écoeurant. J'étais encore sous le coup de la fatigue et de la lucidité que procure toujours sur moi cette fatigue, lucidité qui s'accompagne d'un découragement général du corps et de la pensée, je savais simplement qu'il fallait que je lui en parle, soit elle s'énerverait au point de faire demi-tour et de ne pas aller à la mairie, soit elle se tairait sous le coup de la difficile situation du manque d'arguments.
J'en ai parlé à Emile qui semblait tout émoustillé par la perspective d'une bagarre et il voulait absolument que je lui en parle devant lui et non pas dans la voiture. A17h05 je l'ai rejointe dans sa petite Clio de fonction, aux couleurs de Courbevoie, déprimante comme ça se fait plus. A peine 10 mètres parcourus que je lui racontais ma mésaventure sur un ton très digne, elle n'a pas su quoi répondre, elle m'a dit "mais non mais c'était comme ça", je lui ai dit très simplement "même quand on parle de toi avec Myriam on se permet jamais ça, on fait attention", après on roulait encore et mon silence habituel devait certainement la glacer plus qu'autre chose et elle a mis du temps à me sortir son "t'es fâchée?" qu'il faut prendre là comme un "pardonne moi" que jamais de sa vie elle n'articulera. Au fond je m'en fous mais ça me fait plaisir de la voir un peu souffrir et je sais que sa méchanceté crasse en a pris un coup, aussi la prochaine fois elle réfléchira avant de m'imiter.
A chaque fois que je monte dans sa voiture c'est toujours l'occasion de redécouvrir Courbevoie que je ne vois finalement jamais et que je parcoure le plus souvent dans le seul but de m'enfoncer dans un transport et fuir vers le lycée ou un cinéma. Cette ville est finalement très triste et j'ai le sentiment qu'on y vit un peu moins fort qu'à Paris par exemple, c'est comme ça : dans une ville de Playmobil on ne peut vivre que des vies de Playmobil. Il y a bien sûr un certain lyrisme qui se dégage de tout cet ennui, on pourrait par exemple faire un recueil de poèmes rien qu'en observant longuement les guirlandes de Noël accrochées sur les façades des boucheries, les fleuristes esseulés les lundi soirs à 18 heures et l'odeur immuable des boulangeries bouleverserait n'importe quel individu doté d'un nez en bon état.
Une fois à la maison ma mère a pris ma fatigue pour de la contrariété, je lui tournais le dos dans ma couverture rose bariolée toute moche avec marianne faithfull plus ou moins à fond. Elle m'a demandé si je voulais qu'elle me fasse un thé, du fond de mon confort je lui ai répondu que "nan ça va merci", c'est ma phrase préférée avec elle, avec toujours ce côté automatique et froid dans le ton. Elle m'a demandé si j'allais dormir avec la musique comme ça, je lui ai dit "ouais".

Deerhunter - Never Stops

jeudi 6 novembre 2008



On attendait notre séance du Hong SangSoo devant la filmothèque et je me souviens très bien de ce que Cécilia m'a dit, elle m'a dit "c'est à cause de toi si je casse avec Jérémie". Toute gonflée de la nouvelle importance qu'elle me conférait je lui ai demandé "pourquoi?" presque flattée. Elle m'a répondu "bah hier je lisais "La bête qui meurt" et je suis tombée sur une phrase qui décrivait parfaitement Jérémie et ça m'a décidé à casser". Le mot était lancé, la littérature pouvait quelque chose.
Aujourd'hui elle était très simplement aller acheter au Franprix son désormais culte et triste sandwich au poulet, j'avais du manger dans mon sac mais je l'ai quand même accompagnée. Charlette déjeunait avec une amie, Marie avait deux heures, Anaïs et Julie habitent dans le coin. Nous marchions seules et peut-être pourrions nous émettre l'hypothèse d'un fil de l'amitié qui nous relierait elle et moi, quelque chose qui fait que nous ne sommes pas simplement en train de marcher côte à côte et de parler ensemble, quelque chose de simple et de naturel, un espace vital pour deux, une connivence visible depuis la table à côté de la baie vitrée du restaurant libanais.
Il faisait quand même froid et je portais mon nouveau caban bleu marine et ma nouvelle écharpe rouge pétant. Bleu marine, rouge, des couleurs qui réchauffent rien qu'à les regarder.
Je me souviens de ce que je disais à ma mère et aussi à Cécilia, je leurs disais que chaque année je me lassais de mon manteau et que j'en voulais toujours un neuf. Ce que je ne leurs ai pas dit c'est que je considère que la saison froide ne commence qu'à partir du moment où on a acheté son nouveau manteau et que chaque matin pendant des mois on prend toujours le même plaisir à l'enfiler, à nous redécouvrir dedans, à finir son mug de café appuyé au bord de l'évier, les gestes un peu entravés par l'épaisseur du manteau, jettant le reste d'elixir marron à même le siphon. Un dernier au revoir à Emile en train de lentement se remplir de chocapic Auchan (donc ce n'est pas des chocapic mais je me vois mal vous dire pétales de riz soufflé je sais pas quoi, on est pressé).
Hier il a eu 12 ans et c'est comme si ça faisait 3 ans qu'il n'arrête pas d'avoir 12 ans, j'attends le jour où je serai choquée par l'âge qu'on lui fêtera. Je lui ai offert le dvd des Simpsons le Film, en fait il n'a eu que des dvds et hier ma mère a pris sa journée pour nous sortir comme ça arrive si rarement. Le soir on a mangé du japonais et de la tarte à la framboise, l'intérieur était en fromage blanc, rose fuschia sur le dessus, des framboises comme des joyaux, des pierres précieuses en toc, comme on pouvait en avoir sur de grosses bagouses dont l'anneau finissait toujours par noircir nos doigts. On en a laissé la moitié pour le matin, enfin quand je dis "on en a laissé", on a pas forcément fait exprès et si on avait eu encore faim on n'aurait pas hésité une seule seconde à la finir avec les mains.

En sortant du Franprix je m'inquiétais à propos de ce vieux mythe qui voulait qu'un manteau se déforme à force de mettre ses mains dans les poches ou alors des objets lourds dans les poches. J'ai demandé à Cécilia si c'était vrai, j'imagine qu'elle devait avoir plus d'expérience que moi dans ces choses-là, je lui ai demandé si à son avis il fallait mettre ses mains dans les poches de son manteau ou non, et elle de me répondre "c'est comme si tu me demandais "est-ce que j'ai le droit de vivre?", je n'ai rien répondu de spécial, je pense m'être contenté de rire un peu bêtement mais j'imagine bien que ce fameux fil de l'amitié a dû s'épaissir ou quelque chose dans le genre. Voilà une amie, quelqu'un qui ne baigne pas dans la même peur que vous et qui avec une simple remarque pleine de lucidité vous calme sur l'avenir de votre nouveau manteau, si beau mais si bon marché. A choisir entre Cécilia et mon caban, je vote Cécilia.

Elle voulait manger dehors et moi j'étais un peu réticente parce que j'avais froid aux mains mais j'ai accepté tout en la regardant droit le nez, son nez qui était tout rouge, son nez qui ne mentait pas, son nez qui avait froid.
Pour ce déjeuner j'ai repris cette vieille habitude du sandwich préparé la veille au soir qui fleure bon l'aluminium, en l'enlevant de son armure argentée j'avais le sentiment d'une attention particulière faite à moi-même, comme si c'était ma mère qui me l'avait préparé et qu'à chaque bouchée des flash du moment où elle l'avait préparé me revenait, je m'aimais bien, j'aimais mon autonomie, j'aimais ce que je faisais de moi, ce manteau, ce sandwich, Cécilia pas loin, Franny et Zooey dans mon sac, c'était tout moi. C'est rare mais toujours très plaisant de se sentir fidèle à l'image qu'on se fait de soi-même.
Pour le dessert j'avais un yaourt à la mangue, ce qui supposait la présence saugrenue d'une cuillère dans mon sac. J'avais l'impression d'être la première sur terre à manger un yaourt à la mangue en pleine rue, comme un peu plus tard j'avais eu le sentiment d'être la première à manger du miel en pleine réunion pour les inscriptions au bac, voici ce qu'est la vie, une succession de choses folles et uniques, la grande aventure. J'ai d'ailleurs fait à Julie, petite Julie dont la pousse des cheveux ne connaît plus de limite, "à ton avis on est combien à manger du miel ici?". J'avais le sentiment d'une bonne blague, c'est pourquoi je la retranscris ici.
C'est en marchant vers le lycée que Cécilia m'a annoncé qu'elle avait cassé avec Jérémie, que ça s'était bien passé, qu'ils doivent se revoir samedi pour se rendre leurs affaires. Je voulais lui envoyer l'article sur tasanté.com qui aidait à rompre proprement mais mille choses me sont passées par la tête, demain je vais essayer de lui rendre les deux copies doubles qu'elle m'a prêtées, j'ai toujours rêvé de tenir cette promesse de rendre des feuilles à la personne qui m'en a prêtées. J'ai envie d'être ce genre de personnes, un peu fiable.
En rentrant j'avais vraiment l'impression d'avoir vécu, avec le travail, chaque seconde de cette journée plus ou moins intensément. Le jeudi est incontestablement la pire journée de la semaine au niveau de l'enchaînement des cours, des heures de travail, de tout ça, mais en se rendant en cours on mise tous énormément sur cette importante part d'imprévus et de beauté qui ne va pas sans une journée, ça se glisse n'importe où, c'est souvent rien mais sans ça je pense qu'on resterait chez nous, aujourd'hui ça s'était concrétiser sous forme de brouillard qui avait duré toute la journée ou encore sous forme du nouveau venu dans la classe qui a l'air plutôt sympa malgré son sweat gris et rose, j'ai essayé de lui sourire quand il est entré dans la classe mais il me regardait pas. Il s'appelle Hubert, comme l'espèce de boulangerie café pas loin du métro Pont de Neuilly et qui vous oblige à consommer même si vous êtes en présence de 10 personnes qui commandent parce qu' "on paye l'électricité, on paye le chauffage, etc".
Dans le bus je commençais à rédiger les grandes idées de cette note avec la crainte que quelqu'un lise par dessus mon épaule. Je savais pas vraiment de quoi j'allais dîner, je ne me souvenais pas avoir vu quelque chose de prêt dans la cuisine ce matin, aussi au moment où je suis rentrée le téléphone sonnait et ma mère m'annonçait qu'elle était revenue à la maison pendant sa pause pour faire une tarte au thon, je lui ai simplement dit "ah ouais ça sent le thon", le dîner était assuré.

Brian Eno - Dead finks don't talk
cette chanson est d'une classe et d'une beauté étourdissante